Sur 26 pages du numéro 76 de la revue scientifique interdisciplinaire trimestrielle « Cahiers Africains des Droits de l’Homme et de la Démocratie », le chercheur Blaise Ekongola Djanga, apprenant du troisième cycle en droit de l’Université de Kinshasa a publié dans la livraison de Juillet-Septembre 2022, un article original sur « les enjeux politico-ataviques des rivalités « Ekonda-Eswe » au Sankuru 59 ans après ».
Tant de choses ont été dites sur ce tristement célèbre conflit qui ensanglanta la province d’origine de Patrice-Emery Lumumba dans les années ‘60 alors que beaucoup parmi ceux qui tentent de surfer sur cette querelle ou auxquels on fait porter le chapeau à ce sujet soit n’étaient pas nés, soit n’étaient que des enfants en bas âge. Une inclinaison qui occulte parfois le rôle des acteurs d’un conflit dont les conséquences continuent de hanter le vivre ensemble des communautés ayant en partage l’espace Sankurois. L’article cartésien et bien documenté de Blaise Ekongola a le mérite de mettre en lumière les zones d’ombre de ce passé ténébreux et de dissiper quelques préjugés et idées reçues répandues ci et là à ce propos. L’auteur estime en liminaire que « d’aucuns pourraient nous reprocher de remonter au déluge et de raviver les rancœurs déjà éteintes avec le temps, en évoquant ce passé contrariant dont personne au Sankuru ne peut être fier. Certes, il est difficile de rouvrir une page aussi noire de notre histoire sans égratigner les uns les autres. Mais c’est le prix à payer pour une réconciliation sincère et durable entre les communautés du Sankuru. Car le passé est toujours présent en nous et aide à baliser l’avenir. Pour des rapports harmonieux entre les membres des communautés Ekonda (gens de la forêt) et Eswe (gens de la savane), il est utile que les uns et les autres sachent de quoi leur passé a été fait. Car ainsi que nous l’apprend Raymond Aron, «un peuple ne s’affirme qu’en progressant de crise en crise et en surmontant ses échecs aussi bien que ses succès ».
Située au cœur de la RD Congo, la province du Sankuru a été fortement marquée après l’indépendance par ce conflit intercommunautaire qui culmina avec des échauffourées au mois de mai 1963 qui coutèrent la vie à une centaine de personnes périrent de part et d’autre. Au-delà des dégâts matériels et humains causés par ces rixes fratricides, cette situation a entraîné une césure dans le tissu sociologique constitué par les descendants de l’ancêtre Onkutshu-Membele disséminés à travers les six territoires de l’actuelle province du Sankuru. Aujourd’hui, 59 ans après cet accrochage, les mêmes maux (culte de la préséance, auto-valorisation agressive, indifférence-mépris, etc.) persistent parmi les élites sankuroises dont quelques membres continuent à prêcher la division et la haine entre les deux communautés dans leur vie quotidienne.
En 2006, lors de la campagne électorale pour les élections législatives, les adversités politiques normales en pareille période firent ressurgir ce vieux conflit « Ekonda-Eswe » lorsque quelques acteurs politiques originaires de territoires autres que ceux dans lesquels ils avaient posé leurs candidatures essayèrent de recruter leur électorat sur base d’affinités « claniques » au lieu au lieu de convaincre par un projet politique portant sur l’intérêt général «Votez pour les vôtres», entendait-on dire souvent, ce qui a déclenché moult réactions identitaires et communautaristes rétrogrades au détriment d’une campagne adossée sur des questions socioéconomiques et politiques cruciales pour l’émergence de ces entités. Certains responsables de l’église catholique du diocèse de Tshumbe contribuèrent à l’exacerbation de ces tendances séparatistes.
Dans sa relation détaillée des péripéties qui opposèrent en mai 1963 les communautés « Ekonda » et « Eswe » en mai 1963, l’auteur met en exergue les origines de ce conflit en revisitant plusieurs rapports officiels et publications concernant notamment le congrès des Ankutshu-Anamongo initié par Patrice-Emery Lumumba à Lodja du 9 au 12 mars 1960, le régime d’exception instauré début 1961 par le sécurocrate Jacques Omonombe -dont la brutalité n’est pas sans rappeler la gouvernance de certains responsables actuels de la province du Sankuru souvent enclins à gouverner par la force, hors du droit, des règles démocratiques préétablies et de tout contrôle juridictionnel de leurs actes – de même que la répression des « jeunesses » de Katako-Kombe, toutes choses qui ont, selon lui, « favorisé et/ou intensifié la division et les frustrations communautaires au Sankuru…
Blaise Ekongola observe une résurgence généralisée de ces anachronismes ataviques à chaque cycle électoral au Sankuru. Il en veut pour exemple la manipulation délibérée dans certains médias et réseaux sociaux, de l’historicité de ce conflit fratricide et illustre son propos en se référant à la publication le 20 Avril 2014 dans le site Desk Africain d’analyses stratégiques d’un article intitulé le Sankuru, terroir de Lumumba au cœur du Congo, au bord d’un conflit intra-communautaire dévastateur dans lequel M. Timothée Tshaombo Shutsha, un jeune intellectuel ‘’Eswe’’ s’en était pris avec une rare virulence, à l’alors ministre de la Communication Lambert Mende Omalanga «dans un narratif manifestement orienté et truffé d’affirmations infondées selon lesquelles, la station de radio communautaire Télé Losanganya, dont M. Mende, un ‘’Ekonda’’ était le promoteur était une version locale de la tristement célèbre Radio des mille collines distillant à longueur des jours des messages de haine tribale ainsi des slogans de division et de xénophobie ; qu’il avait créé ‘’des milices’’ et inauguré une décennie d’instabilité, de peur et d’incertitude pour des milliers des ressortissants de Katako-Kombe, Lubefu et Lusambo vivant à Lodja etc. Vérification faite, cette attaque ad hominem sensationnaliste relevait de la désinformation et ne s’appuyait sur aucun fait précis attribuable directement ou indirectement à cet acteur politique dont le seul tort aux yeux de M. Tshaombo était d’avoir, étant un ‘’Ekonda’’, été massivement élu aux élections législatives de 2006 et 2011 avant d’être nommé au gouvernement central pour le compte du Sankuru ». L’auteur fonde cette observation sur le fait que « ni le CSAC, institution de régulation créées en RDC pour traquer les pratiques d’incitation à la haine par les médias, ni les instances judiciaires n’ont aligné la radio communautaire initiée par Lambert Mende à Lodja depuis 2004 parmi les ‘’moutons noirs’’ de la presse congolaise ». Mieux, selon Blaise Ekongola, « depuis 2006 jusqu’à son départ volontaire en Europe quelques années plus tard, M. Tshaombo Shutsha avait vécu paisiblement à Lodja, un territoire ‘’Ekonda’’ et y avait même animé des émissions politiques dans la Radio Sankuru Liberté, propriété d’un acteur politique non originaire de Lodja sans que le moindre grief lui soit adressé par qui que ce soit. Ses allégations contre M. Mende reposent apparemment sur un dicton tetela « Tosondjake toko l’olondo weso » (N’échangez pas un palmier contre un litre d’huile de palme) que ce dernier qui maîtrise aussi bien sa langue maternelle que le français aimait bien utiliser pendant ses campagnes électorales pour appeler ses compatriotes à voter utile en ne cédant pas aux offres de corruption des autres candidats et les engager à voter en faveur des porteurs de solutions aux vrais problèmes qui étaient les leurs. La sagesse contenue dans ce dicton constitue un éveil de conscience collective contre la corruption et un appel aux électeurs à opérer un choix judicieux sur base des valeurs positives et non des dons en argent distribués ci et là. Il est donc faux de prétendre que c’était là un appel à ‘’se détourner des non originaires’’ ».
L’auteur note qu’aucune donnée factuelle n’a établi que la communauté ‘’Ekonda’’, du territoire de Lodja dont est issu Lambert Mende, ne cohabitait pas harmonieusement et pacifiquement avec les autres communautés dans ce territoire. « C’est même une grossière aberration chromatique quand on sait que Lodja est la seule circonscription électorale parmi les six territoires du Sankuru dans lequel des ‘’non originaires’’ se sont souvent fait élire tant au niveau national que provincial (cas de MM. Albert Welo dans les années ’60, Adolphe Onusumba, ou Shungu Martin tous de Katako-Kombe en 2006 et 2011) sans provoquer aucune réaction de rejet », écrit-il en substance.
Pour Blaise Ekongola, « réduire le rayonnement politique de Lambert Mende à la seule communauté des ‘’Ekonda’’ comme l’a fait M. Tshaombo relève de la pure mauvaise foi. Mes recherches ont établi que le premier responsable du parti de Mende dans l’actuelle province du Sankuru en 2006 fut M. Louis Kinyamba, un ‘’Eswe’’ du territoire de Katako-Kombe comme Shutsha Tshaombo. De plus, lors des élections législatives de 2006, 2011 et 2018, la Convention des Congolais Unis de Lambert Mende a fait élire des députés nationaux et provinciaux aussi bien à Lodja (Ekonda) qu’à Katako-Kombe (Eswe) et Lusambo (Bakwamputu). Il est pour le moins curieux que la lecture sociologique de Tshaombo ait escamoté ces évidences qui font de Mende un leader nationaliste et rassembleur dont le parti a du reste un ancrage sociologique qui va au-delà du seul espace sankurois (avec des députés nationaux ou provinciaux en Ituri, au Sud-Kivu, dans le Haut-Uélé, le Bas-Uélé et la Tshopo) ».
Constatant que « plus que jamais, la population du Sankuru a besoin de paix et de cohésion sociale, préalables indispensables à tout développement », Ekongola estime qu’au Sankuru, l’espoir reste permis et cite les exemples de l’inoubliable leader indépendantiste Patrice-Emery Lumumba, un ‘’Eswe’’ « qui eut pour secrétaire particulier le juriste ‘’Ekonda’’ Médard Olungu’’ » et de Lambert Mende, « l’acteur politique ‘’Ekonda’’ dont le vice-président en charge de la Commission de discipline de son parti fut jusqu’à son décès Louis-Richard Onema Lumumba, le frère cadet de Patrice-Emery Lumumba ».
Il conclut que « c’est à force de vouloir tricher pour éliminer qui leur font ombrage que certains acteurs contemporains peu consciencieux favorisent, parfois sans s’en rendre compte, l’exhumation des atavismes identitaires et communautaristes qui n’ont rien à voir avec la volonté du vivre ensemble collectif auxquels aspirent le plus grand nombre des hommes et des femmes qui vivent au Sankuru ».-
D’après une recension d’Alfred Mote