Ciblé par un mouvement social d’une ampleur inédite, le tandem exécutif kényan cherche à consolider le soutien de ses alliés, à l’écart d’une scène politique en pleine recomposition.
Quelques jours après le 25 juin, qui a vu une manifestation aboutir à l’occupation et à l’incendie du Parlement à Nairobi, le président kényan, William Ruto, s’est discrètement rendu dans le comté rural de West Pokot, dans la vallée du Rift (Ouest). Il y a rencontré des chefs traditionnels de la communauté pokot, issue du peuple kalenjin, dont il fait lui-même partie.
Ceux-ci ont eu recours à plusieurs rituels pour protéger le président. Depuis plus d’un mois, des protestataires dénoncent le train de vie luxueux de la classe politique et réclament le départ du chef de l’État. Les chefs pokots ont donc conseillé à ce dernier d’ouvrir le dialogue et de proposer des concessions aux manifestants, afin d’apaiser le climat politique.
En réponse, William Ruto a retiré la loi de finances dont le vote à l’Assemblée nationale avait mis le feu aux poudres. Puis, deux semaines plus tard, le 11 juillet, il a congédié la quasi-totalité de ses ministres. Depuis lors, le chef de l’État tente de préserver le soutien des chefs communautaires, auprès de qui il prend conseil.
Signe d’apaisement
Dans la foulée de la rencontre au West Pokot, William Ruto s’est entretenu, dans le comté de Nandi, avec le conseil des anciens du clan des Talais, appartenant également à la communauté kalenjin et réputé être doté de pouvoirs mystiques. C’est lors de cette réunion d’urgence que les chefs traditionnels auraient conseillé au chef de l’État de limoger les membres de son gouvernement en signe d’apaisement. Ils lui auraient aussi recommandé de se rapprocher de son vice-président, Rigathi Gachagua, avec lequel les relations sont tendues, ainsi qu’avec l’opposition.
Le président des anciens Talais, le révérend James Bassy, a renouvelé son soutien à William Ruto, dont il est proche (AI du 22/09/23). Depuis l’indépendance du Kenya, en 1963, les chefs talais ont gardé une influence notoire sur les dirigeants du pays, qui sont tous venus obtenir leur bénédiction avant d’accéder au pouvoir.
Bien qu’en froid avec le chef de l’État, le vice-président Rigathi Gachagua a, lui aussi, pris de plein fouet la vague de protestations dans le pays. Isolé du pouvoir exécutif avant la crise, puis appelé depuis un mois par l’opposition à fronder contre William Ruto, le numéro deux kényan cherche aussi à reprendre pied auprès de ses alliés, leaders religieux et traditionnels, dans sa région natale du Mont Kenya. Avec plus ou moins de succès.
Gagner en popularité
Depuis le début du mois, le vice-président et son épouse Dorcas Rigathi, pasteure de l’Église évangélique House of Grace (AI du 18/04/24), ont multiplié les apparitions dans diverses églises du centre du Kenya et de la Vallée du Rift. Ils y prônent un message d’apaisement auprès de la jeune génération en première ligne des manifestations. Mais les Églises dans leur ensemble ont aussi été critiquées par les manifestants pour leur proximité avec le pouvoir.
La croisade du vice-président contre la production et la consommation d’alcool artisanal – dont le but est également de gagner en popularité auprès des Églises avait, en début d’année, soulevé un tollé auprès de la communauté d’affaires locale, en grande difficulté économique (AI du 20/03/24). Depuis quelques semaines, les points de vente qui avaient été fermés ont finalement rouvert, au grand dam du vice-président, qui a affirmé, le 17 juillet, qu’aucune décision du gouvernement n’avait été prise en ce sens.
Derrière ce fait accompli, les proches de Rigathi Gachagua voient l’œuvre du ministre de l’intérieur sortant, Kithure Kindiki, et du chef de la police, Japhet Koome, qui a démissionné le 12 juillet après des accusations de violences policières. Élu dans l’ancienne circonscription de Mathira du vice-président, le député Eric Wamumbi a défié l’autorité du numéro deux de l’État en annonçant début juillet aux propriétaires des bars fermés qu’ils avaient le droit de rouvrir leur établissement.
Des manifestants “sans ethnie”
Échaudé par ces revers, le vice-président a pour le moment mis en suspens ses ambitions de ravir à l’ancien chef de l’État Uhuru Kenyatta (2013-2022) son statut de principal leader des Kikuyus, la communauté dont ils sont tous deux issus. Les revendications des manifestants, qui se disent “sans ethnie”, ont poussé Rigathi Gachagua et certains de ses rivaux – notamment les opposants Martha Karua et Jeremiah Kioni – à se faire plus discrets sur leurs ambitions communautaires (Al du 24/05/24).
Le vice-président a voulu profiter de cette trêve pour tenter d’obtenir une nouvelle fois, en vain, le pardon de la famille Kenyatta, qu’il avait critiquée à de multiples reprises depuis son arrivée au pouvoir aux côtés de William Ruto, en septembre 2022. De leur côté, les opposants espèrent obtenir de Rigathi Gachagua qu’il s’éloigne un peu plus du président et révèle la stratégie de ce dernier pour diviser les Kikuyus, la communauté la plus nombreuse du pays.
Les Talais, soutien privilégié en temps de crise Ce n’est pas la première fois que le chef de l’État s’entretient avec le conseil des anciens talais. Dans les années 2010, suspecté d’avoir joué un rôle majeur dans la crise postélectorale de 2007-2008, William Ruto, alors vice-président, avait déjà obtenu leur soutien aux côtés du président Uhuru Kenyatta (2013-2022) avant de s’envoler pour La Haye afin de répondre aux accusations de la Cour pénale internationale (CPI). En 2017, après l’annulation par la Cour suprême de la réélection du duo à la tête de l’État, William Ruto et Uhuru Kenyatta avaient une nouvelle fois obtenu l’onction des Talais.
Avec Africa Intelligence