Après la prise de Goma, chef-lieu de la province du Nord-Kivu, le 28 janvier 2025, l’armée rwandaise et ses supplétifs du M23-AFC tentent une progression vers Lubero-Centre, dernier verrou qui leur ouvrirait grand les portes du «Grand Nord-Kivu» vers les grandes cités de Butembo et Beni. Aux dernières nouvelles, les assaillants ont conquis, dimanche 2 mars, la localité de Kasugho (21.000 habitants), à 45 km à l’ouest de Lubero-Centre.
Avant Kasugho, l’armée rwandaise et ses affidés congolais avaient pris le contrôle de la bourgade de Kipese, à moins de 20 kilomètres de Lubero-centre, et de Kitsombiro, une localité située à 30 kilomètres du chef-lieu du territoire de Lubero. Mais leur progression est tributaire de la posture du gouvernement ougandais dont les forces, l’Uganda Peoples Defense Forces (UPDF) ont été récemment déployées avec un armement impressionnant dans la région dans le cadre d’une mutualisation des efforts avec les FARDC contre l’Alliance democratic Force (ADF), une rébellion armée au président ougandais Yoweri Museveni, active au Nord-Est du Congo depuis plusieurs années. Difficile pourtant de savoir, en l’état actuel de la situation, de quel côté ses troupes fraîches ougandaises, présentes sur l’axe Kasugho-Lubero, pencheront. Maints observateurs dans la région n’ont pas oublié que c’est grâce à la complaisance des militaires de l’UPDF que les agresseurs rwandais et leurs supplétifs avaient pu prendre possession de l’important poste frontalier de Bunagana, le 13 juin 2022. Bien qu’à Kampala, on préfère botter en touche en évoquant un acte isolé de «trahison» d’un officier qui aurait été sanctionné par sa hiérachie…
L’évolution de la situation au Nord-Kivu dépend donc, désormais, de l’attitude de Yoweri Museveni dans le conflit armé qui oppose ses voisins rd congolais et rwandais. On rappelle que depuis novembre 2021, le Raïs ougandais et son homologue congolais Félix Tshisekedi ont lancé l’opération militaire conjointe Shuuja, destinée à éradiquer le groupe armé ougandais ADF des provinces rd congolaises du Nord-Kivu et de l’Ituri. A défaut de venir à bout de cette force négative qui s’est radicalisée en faisant allégeance à l’État islamique, l’armée ougandaise est parvenue avec le concours des FARDC à l’éloigner de ses frontières. L’éparpillement subséquent des bandes de ce groupe armé réputées pour leur cruauté a eu, entre autres conséquences, d’étendre leur zone d’intervention au-delà de l’Ituri et de la région de Beni, vers les riches et populeuses agglomérations de Butembo et Lubero, au cœur du Grand-Nord Kivu.
Kinshasa courtise Kampala
Après que la ville de Goma soit tombée aux mains des phalanges rwandaises, Kinshasa a redoublé d’attentions à l’égard de son voisin ougandais avec lequel il était déjà lié par plusieurs accords commerciaux, de bon voisinage et sécuritaires portant notamment sur des travaux routiers reliant le pays de Yoweri Museveni à la République Démocratique du Congo. Plusieurs contacts directs ont eu lieu entre les deux pays à cette fin.
Ainsi, dimanche 23 février 2025, le président Ougandais s’est entretenu de la situation dans la province du Nord-Kivu avec Antipas Mbusa Nyamwisi, un député national élu de la ville de Butembo sur une liste de l’Union sacrée de la nation de Félix Tshisekedi. Au menu des échanges avec cet ancien ministre des Affaires étrangères sous Joseph Kabila avant d’occuper le ministère de la Coopération régionale du gouvernement Tshisekedi, «les moyens de parvenir à la paix au bénéfice de notre peuple», avait expliqué le chef de l’État ougandais dans un tweet sur son compte X.
Quelques jours auparavant, Lambert Mende Omalanga, un autre député national rd congolais, ancien vice-premier ministre du gouvernement Kengo Wa Dondo, avait conduit auprès du chef de l’Etat de l’Ouganda deux délégations successives, l’une composée de dix élus nationaux des provinces frontalières de l’Ouganda et du Rwanda et l’autre comprenant le haut représentant du président Tshisekedi, Sumbu Mambu ainsi que les ministres des Travaux publics, Alexis Gisaro et du Commerce extérieur, Julien Paluku Kahongya. Même si rien n’a filtré de ces rencontres, les observateurs estiment qu’elles portaient sur le même sujet de préoccupation pour la RDC. D’autant plus que la dernière mission a, après avoir conféré avec Yoweri Museveni, effectué le déplacement de Naïrobi où elle a été immédiatement reçue par le président William Ruto, à en croire une déclaration sur X de ce dernier.
Depuis la mi-février 2025, on a observé un redéploiement de l’UPDF en territoire congolais, assaisonné de déclarations – pour le moins facétieuses – du général Muhoozi Kainerugaba, le fils du président Museveni qui dirige l’armée ougandaise. Connu pour son incorrigible cyberaddiction, le chief of defense forces s’est en effet répandu en tweets équivoques, souvent rassurants pour Kigali, qui annonçaient une intervention visant le groupe rebelle congolais de la CODECO, une milice iturienne constituée d’extrémistes Lendu hostile aux populations d’ascendance Hema, apparentées aux Tutsi de l’Ouganda et du Rwanda. «Mon sang est en train de couler à Bunia, dans l’Est de la RDC. Mon peuple, les Bahima, est attaqué. C’est une situation très dangereuse pour ceux qui attaquent mon peuple. Personne sur cette terre ne peut tuer mon peuple et penser qu’il n’en souffrira pas», pouvait-on lire dans un de ces postings, le 15 février 2025. Alors qu’un autre donnait «exactement 24 heures à toutes les forces de Bunia pour rendre les armes. S’ils ne le font pas, nous les considérerons comme des ennemis et les attaquerons».
Comme si la province congolaise de l’Ituri était soudainement devenue un démembrement administratif de la République de l’Ouganda…
Réunion d’harmonisation à Boga
Kinshasa ayant exprimé à plusieurs reprises ses inquiétudes à ces communications assez ubuesques, une importante réunion des commandements militaires rd congolais et ougandais s’est tenue à Boga, en territoire d’Irumu le lundi 17 février. Les généraux Nyembo Abdallah Nyembo (commandant du secteur opérationnel FARDC en Ituri) et Urbain Ntambuka (commandant de la 32ème région militaire) ont officiellement convenu avec leur homologue ougandais, le général Kayanja Muhanga (commandant des forces terrestres UPDF) d’un redéploiement ordonné des troupes ougandaises dans la région. Le même jour, une équipe d’avance de l’armée ougandaise, conduite par le lieutenant-colonel Paul Muhonge avait été dépêchée à Bunia, le chef-lieu de l’Ituri. «Pour une réunion d’harmonisation avec les autorités militaires congolaises dans le cadre de la mutualisation des forces», selon le lieutenant Jules Ngongo, porte-parole des FARDC en Ituri. Sur le terrain, au moins 40 véhicules militaires ougandais avaient convoyé des troupes et du ravitaillement vers Burasi, au Sud du territoire d’Irumu. Le 18 février 2025, des éléments de reconnaissance de l’UPDF ont effectué une entrée remarquée dans la ville de Bunia, tempérée par l’armée ougandaise. «Nous nous déployons à Bunia pour travailler avec les FARDC et non pour autre chose, contrairement à ce qui se dit sur les réseaux sociaux», a déclaré le général ougandais Kayanja Muhanga, sur le perron du quartier général du commandement FARDC en Ituri, mardi 20 février 2025.
Le redéploiement de l’armée ougandaise s’est poursuivie au Nord-Kivu, dans la région de Lubero. Jeudi 22 février, l’UDPF a installé une position défensive avancée à Igingu, à une dizaine de km de Lubero-Centre et de Kipese occupé par l’armée rwandaise et le M23. Les troupes ougandaises et les FARDC se sont également déployées à Lubero-Centre où elles ont érigé leurs états-majors respectifs. Ce qui laisse penser que l’armée de Yoweri Museveni a plutôt tendance à s’engager aux côtés des FARDC pour enrayer toute attaque de l’armée rwandaise et ses supplétifs du M23 contre ces espaces. Dimanche 2 février, Butembo a assisté à un impressionnant déploiement d’unités UPDF vers plusieurs localités du territoire de Lubero. 24 heures plus tôt, les troupes ougandaises s’étaient massivement déployées à Mahagi en Ituri. Un déploiement présenté comme une occupation par certains qui en veulent pour preuves les tweets ambivalents du général Muhoozi Kainerugaba et le fait que selon certaines sources, il faudrait désormais une autorisation de l’armée ougandaise pour qu’un aéronef atterrisse à Mahagi.
Narratif en sens divers
Le narratif des plus hautes autorités ougandaises demeure interprétable en sens divers. Le 21 février 2025, le président Yoweri Museveni avait assuré, en réponse à la question d’un journaliste que «notre présence au Congo n’a donc rien à voir avec la lutte contre les rebelles du M23. Dès le début, nous avons conseillé aux parties impliquées dans le conflit entre le gouvernement congolais et le M23 de mener des négociations. L’histoire de ce conflit est bien connue et les solutions existent. Les conférences régionales de l’EAC et de la SADC ont donné les orientations à ce sujet». Tandis que le général Muhoozi Kainerugaba renchérissait sur son compte X en déclarant que «l’UPDF au Congo, c’est uniquement pour combattre l’ADF, pas le M23».
Plusieurs observateurs congolais appellent le gouvernement de Félix Tshisekedi à bien surveiller son allié ougandais Yoweri Museveni, surnommé «le prince de l’ambigüité» par nombre de chroniqueurs. En effet, depuis quelques jours, le narratif ougandais semble avoir évolué. Kampala ne dissimule plus ses intentions réelles sur cette région qui lui avait échu au terme des premières agressions contre la RDC en 1996 ayant entraîné la chute de Mobutu. Le 28 février, un des innombrables tweets de son fils annonçait ainsi que «maintenant, l’UPDF va capturer toute la frontière entre la RDC et l’Ouganda (à partir) du Nord de Lubero. C’est notre sphère d’influence. Rien ne se passera là-bas sans notre permission». Un message qui semble s’adresser à la fois au Rwanda et à la RD Congo comme pour indiquer que Kampala, tout en s’opposant à toute progression des troupes rwandaises plus en avant vers la région de Beni-Butembo, devrait avoir son mot à dire sur cet espace territorial congolais. «La sphère d’influence du Rwanda s’étend de 20 km au Sud de Lubero et vers le Sud», précise le fils Museveni dans un autre tweet posté le même jour.
Le 4 mars 2025, Kampala a émis une directive interdisant temporairement le transit des marchandises vers Goma et Bukavu par les postes-frontières de Katuna et Cyanika, pour «éviter les pertes de revenus», selon les autorités. La décision qui affecte particulièrement le trafic dans les zones occupées par le M23 aura aussi pour effet immédiat de limiter le flux des marchandises vers Goma et Bukavu, et donc, restreindre les ressources pouvant tomber dans l’escarcelle des Rwandais et de leurs supplétifs du M23-AFC. Yoweri Museveni qui souffle le chaud et le froid éviterait ainsi d’être accusé de faciliter l’approvisionnement des forces d’occupation rwandaises en RDC et leurs affidés du M23-AFC en limitant le passage des marchandises par des corridors sensibles. Sans pour autant rompre ses relations privilégiées avec le Rwanda.
Le 2 mars 2025, le général Muhoozi Kainerugaba s’est rendu au Rwanda où il a rencontré Paul Kagame en vue du «renforcement des liens militaires entre Kigali et Kampala», selon le discours officiel. Un pacte de solidarité entre les armées des deux pays devait être signé à cette occasion. Mais cette visite du fils Museveni dans la capitale du Rwanda, gardée secrète, n’a rien révélé de son contenu.
Au Nord-Kivu, tout ou presque, dépendra de la posture de Kampala dans le énième conflit qui vient d’éclater entre la RDC et le Rwanda.
J.N. AVEC LE MAXIMUM