Négligence ? Complaisance ? Complicité ou incompétence ? Les institutions publiques intervenant dans le processus d’octroi des passeports nationaux n’ont pas bonne presse dans l’opinion.
Ni la chancellerie du ministère des Affaires Étrangères, ni les ministères de la Justice et des Finances, ni l’Agence nationale des renseignements et la Direction générale de migrations, ne semblent s’en émouvoir outre mesure. Un politologue de l’Université de Kinshasa s’exprimant sous anonymat note à cet égard un fait révélateur d’une négligence qui relève de l’incurie. «Pendant huit ans, la page d’identité du passeport biométrique ordinaire congolais est dépourvue de la signature et du sceau de l’autorité émettrice, à savoir le ministère des Affaires Étrangères qui, conformément au décret n°04/091 du16 octobre 2004, modifié celui 09/10 du 30 mars 2009 portant réglementation de l’octroi et de la gestion des passeports nationaux en République Démocratique du Congo en a la gestion exclusive», déclare-t-il. Il ajoute que la banalisation d’une telle anomalie par tous les titulaires de ce département ministériel depuis 2004 qu’aucun n’a pris la peine de corriger explique bien comment la République Démocratique du Congo avec ses immenses ressources soit devenue au fil des années un véritable géant aux pieds d’argile.
«L’erreur que beaucoup d’entre eux commettent, c’est de confier invariablement le marché de fabrication des passeports à des partenaires étrangers», estime John Kingombe, un fonctionnaire retraité qui n’a eu de cesse de clamer sa déception face aux contreperformances de la firme Semlex, chargée depuis plusieurs années de la production et de la commercialisation des passeports en RDC. Conclu pour une durée de cinq ans, le contrat avec cette société devait expirer le 20 juin 2020 après une évaluation prévue par l’article 10 du contrat mais que l’alors cheffe de la diplomatie Marie Ntumba Nzeza n’a guère effectué. «Beaucoup de nos collègues au ministère des Affaires étrangères déplorent l’opacité qui a entouré ce dossier confié à l’époque par la ministre à un de ses conseillers, M. Elisha qui, selon plusieurs sources, passait plus de temps à faire du lobbying au ministère des Finances en quête des paiements dus à Semlex qu’à diligenter cette évaluation du contrat portant sur la hauteur de l’investissement, les recettes générées, leur répartition, le transfert des compétences et du matériel technologique etc.», précise notre interlocuteur qui engage le futur gouvernement de la République à confier la production de ces imprimés de valeur à l’Hôtel de monnaie de la Banque centrale. «Il est inadmissible, estime-t-il, que notre pays continue à faire imprimer de tels documents de souveraineté par des consortiums étrangers alors qu’elle dispose d’un outil adéquat nécessitant une simple adaptation des logiciels comme c’est le cas dans plusieurs États d’Afrique Australe», dit-il.
Le dossier ténébreux de Semlex
On rappelle que la Fédération Internationale pour les Droits Humains, la Ligue des droits humains (Belgique) et UNIS (Réseau Panafricain de Lutte contre la Corruption), des organisations non gouvernementales, des mouvements citoyens et 51 victimes congolaises se sont constituées parties civiles le 8 mai 2020 dans l’enquête pénale que la Belgique menait depuis 2017 dans le cadre de «l’affaire Semlex»et de la campagne«Le Congo n’est pas à vendre». Leur communiqué du 13 mai 2020 faisait état de deux griefs contre cette entité : le prix exorbitant des passeports (185 USD) et la corruption présumée liée à l’attribution du marché des passeports congolais à la firme belge. Cela avait eu le mérite de faire réagirla ministre Ntumba Nzeza qui annonça, sans convaincre, la résiliation prochaine du contrat des productions des passeports biométriques avec Semlex ainsi que la baisse, du prix du passeport 185 USD à 99 USD et l’attribution de ce marché à l’Hôtel de monnaie de la BCC.
Mais le 10 juin 2020, on apprenait par Radio Okapi que cette ancienne ministre avait signé un autre contrat «transitoire de 6 mois renouvelable» de production des passeports biométriques avec Locosem, une société de droit congolais qui, vérification faite, venait d’être créée par Albert Karasiwan, le PDG de Semlex !
Ntumba Nzeza sera remplacée en avril 2021, par le juriste Christophe Lutundula Apala qui n’a pas pris à bras le corps la problématique de cette anomalie qui perdure car, jusqu’à présent, seuls les passeports diplomatiques et de service sont signés respectivement par le ministre lui-même et par un diplomate tandis que le passeport ordinaire reste désespérément anonyme. A l’heure où l’agression de la République Démocratique du Congo par le Rwanda voisin ainsi que le projet funeste du président rwandais Paul Kagame d’imposer des colonies de peuplement dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu sont de notoriété publique, on ne peut que déplorer cette négligence des autorités gouvernementales dans la gestion de ce document d’identification qui est de nature à faciliter des intrusions hostiles dans le pays.
Une chancellerie déstructurée
Nombreux sont les Congolais qui se plaignent par ailleurs de la procédure pour l’obtention des passeports biométriques qui donne lieu chaque jour, à un véritable cafouillis au ministère des Affaires étrangères à cause de la vétusté des machines, des problèmes de connexion Internet et de l’inexistence des centres de capture décentralisés pour désengorger les opérations.
Profitant de l’aubaine, une multitude de «commissionnaires» et quelques agents véreux de la direction de la chancellerie des Affaires étrangères se font soudoyer par les requérants soucieux d’obtenir rapidement un passeport. Du guichet de la Banque, en passant par l’ANR pour l’identification et la salle de capture de la photo, les 100 USD ou les 185 USD officiels ne suffisent pas. Le pot-de-vin varierait entre 50 et 300 USD selon l’urgence. La tolérance générale face à ces pratiques délictueuses frisant l’escroquerie (aucune sanction ne frappe ceux qui y ont recours) expose le pays à des incursions incontrôlées à l’intérieur de ses frontières de personnes étrangères dont les intentions ne sont pas toujours bienveillantes.
Une ambassade occidentale à Kinshasa a fait état de l’existence d’un réseau de trafic des passeports ordinaires et spéciaux dans les services des ministères des Affaires étrangères impliquant les ministères de la Justice, de la Culture et arts, des Sports et loisirs, ainsi que la Chancellerie des ordres nationaux et même les services d’intelligence. Des petits malins délivrent ainsi des passeports spéciaux (diplomatiques ou de service) à des personnes n’ayant pas droit ou qui, n’étant pas fonctionnaires, brandissent des faux ordres de mission, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes. Pour débusquer certains fraudeurs, plusieurs chancelleries étrangères se résolvent désormais à exiger pour l’obtention de visas, un extrait de compte salaire datant de trois derniers mois du requérant. Des sources autorisées ont en outre signalé la disparition d’au moins 5.000 passeports biométriques au ministère des Affaires Étrangères. C’est une situation qui est devenue récurrente depuis le 29 juillet 2010 quelques semaines seulement après leur mise en circulation le 1er avril 2009. Cette information a été confirmée en son temps par l’ancien ministre des Affaires étrangères, Alexis Thambwe Mwamba qui déclara que 1.600 passeports avaient été dérobés par un circuit maffieux.
La part du ministère de la Justice
Le ministère de la Justice et garde des sceaux intervient dans le processus de l’octroi des passeports, en délivrant aux requérants un extrait du casier judiciaire datant de trois mois ainsi qu’une attestation de nationalité prouvant qu’ils sont réellement Congolais et n’ont pas d’antécédents judiciaires, conditions légales ‘sine qua non’ pour l’obtention du passeport en RDC. On se perd en conjectures sur le fait que ce département gouvernemental qui a aussi la garde des sceaux dans ces attributions ne se soit jamais rendu compte de l’absence (ou l’omission) sur le passeport ordinaire de la signature du représentant et du sceau du ministère des Affaires étrangères, autorité de délivrance ! «Cette omission sur le passeport ordinaire biométrique congolais n’est pas dû au hasard», précise Tshingombe pour qui, «c’est un coup délibéré des ennemis de la République Démocratique du Congo qui sont tapis dans certaines institutions».
Une note du 31 août 2009 de l’ancien 1er ministre Adolphe Muzito adressée aux ministres de Affaires étrangères et de la Justice avait stipulé que «le certificat de nationalité et l’extrait du casier judiciaire n’étaient plus obligatoires pour les requérants de passeports détenteurs de la carte d’électeur car celle-ci est une pièce d’identité nationale». Il est pourtant de notoriété publique que la carte d’électeur contenait des lacunes, notamment l’absence de la mention du village d’origine exigée par l’état civil.
D’autre part, le certificat de nationalité et l’extrait du casier judiciaire constituaient un cran de sécurité susceptible de rendre malaisée l’obtention du passeport biométrique congolais par des non-nationaux.
Déficit de rigueur et de redevabilité
Le ministère de la Justice est générateur des recettes au titre des frais de délivrance des multiples documents par ses services centraux ainsi que les différentes amendes transactionnelles infligées par les Cours et tribunaux de l’ordre judiciaire selon le tarif officiel. A cela s’ajoutent les sommes confisquées aux auteurs d’actes frauduleux et de contrebande dont le recouvrement est effectué par les services spécialisées sous sa tutelle. Un rapport consolidé devrait être régulièrement publié par ce ministère à l’instar des autres institutions génératrices de recettes pour ressortir les montants réels engrangés dans ce cadre.
A titre comparatif, rien qu’avec les amendes transactionnelles en matière de circulation routière, la Belgique a réalisé 543,47 millions d’Euros en 2022, tandis que la France a totalisé 12,6 milliards d’Euros en 2023. En Espagne, la seule ville de Barcelone a encaissé 110 millions d’Euros en 2023.
A l’évidence, la bonne gouvernance financière peut, à elle-même, constituer une solution à pas mal de problèmes de développement qui assaillent la RDC si l’État se donnait les moyens structurels de brider tant soit peu certains criminels qui ont en charge ses technostructures et qui n’ont rien de plus pressé que de se la couler douce au pays ou à l’étranger.
Il existe pourtant des mécanismes nationaux et internationaux de recherches et de contraintes en la matière mais ils ne sont très rarement déclenchés ici alors qu’ailleurs, plusieurs enquêtes sont initiées pour des infractions commises en RDC sans que les autorités judiciaires congolaises ne demandent communication des dossiers y relatifs pour compétence.
Tout se passe comme si le parquet et les juges congolais attendaient que les acteurs politiques, notamment le président de la République, leur disent ce qu’ils doivent faire.
En violation de la mission principale du ministère public de rechercher les infractions et déférer les auteurs devant les cours et tribunaux, une directive du ministère de la Justice aurait même interdit au parquet d’instruire des dossiers à caractère fiscal ou douanier sans en avoir été requis par les régies financières.
Une véritable aberration quand on sait que c’est précisément parmi le personnel desdites régies financières que se recrutent les principaux auteurs des infractions les plus lourdes qui sont régulièrement signalées !
Indolence des services d’intelligence
Il importe que les services d’intelligence qui ont, parmi leurs attributions, celles de rechercher, centraliser, interpréter, exploiter à l’intention de qui de droit des renseignements politiques, diplomatiques, stratégiques, économiques, sociaux, culturels, scientifiques et autres intéressant la sûreté intérieure et extérieure de l’État ; constater les infractions contre la sûreté de l’État ; surveiller les personnes ou groupes de personnes nationaux ou étrangers suspectés d’exercer une activité de nature à porter atteinte à la sûreté de l’État et rechercher les criminels signalés par l’Organisation Internationale de la Police criminelle (Interpol) jouent leur partition à cet égard.
L’Agence nationale des renseignements (ANR) qui est chargée de ces missions s’occupe en outre de l’identification des requérants de tout type de passeports. On voit quotidiennement s’agglutiner devant un de ses démembrements en charge de cette attribution des foules d’hommes et de femmes désireux d’obtenir ce parchemin pouvant leur permettre de voyager hors du territoire national car toute démarche à ce propos aux Affaires étrangères requiert cette formalité préalable. Il est pour le moins inquiétant que même ce service, composé d’officiers d’immigration formés ne soit jamais parvenu à débusquer l’irrégularité flagrante qui entache jusqu’à présent le passeport ordinaire délivré aux Congolais, lequel n’est ni signé, ni scellé par une quelconque autorité attitrée représentant le service qui l’a délivré alors qu’il s’agit d’un document de souveraineté nationale.
Il n’est pas rare de voir des agents de la Direction générale de migrations (DGM), créée par le Décret-Loi n°002/2003 du 11 Janvier 2003 avec pour missions d’exécuter la politique du gouvernement en matière d’immigration et d’émigration conformément aux lois et règlements en la matière, d’assurer la police des étrangers, de surveiller les frontières et de délivrer les visas aux étrangers sur l’ensemble du territoire national et dans toutes les missions diplomatiques de la RDC à l’étranger, se transformer en garçons de course de certains gouverneurs de province au lieu de vaquer à leurs tâches légales.
Les uns et les autres pointent un index accusateur sur le ministère des Finances dont la responsabilité est de procéder aux paiements dus tant aux imprimeurs des passeports qu’aux frais de fonctionnement de ces services régaliens. A l’expiration du contrat Semlex, une évaluation devait se faire conjointement avec ce ministère, selon l’ancienne ministre des Affaires étrangères Marie Ntumba Nzeza, qui en qualifiant le 10 juin 2022 d’«escroquerie du siècle» ce contrat avait laissé croire à la fin du recours systématique à des entreprises étrangères pour l’impression des passeports congolais qui serait confiée sous son mandat à l’hôtel de monnaie de la Banque centrale. Mais pour une raison qui reste encore à élucider, le ministère aurait signé un nouveau contrat de 48.000.000 USD avec la firme allemande Dermalog à cette fin. «C’est une réédition du contrat Semlex qui avait aussi été présenté comme un contrat BOT (Build, Operate and Transfer) dont le financement de toutes les opérations est à charge de l’imprimeur, qui doit récupérer le montant investi sur la vente des passeports mais la production n’a pas encore démarrée à ce jour», s’indigne un agent de la direction de la chancellerie des Affaires étrangères qui rappelle les contreperformances des contrats Semlex, (222.000.000 USD avant son expiration le 10 juin 2022) et Obertur (50% payés du montant sans qu’aucun passeport n’ait été livré).
Certes, Dermalog, spécialisée dans la fabrication de systèmes d’identification automatique par empreintes digitales (AFIS) est honorablement réputée en Allemagne en matière d’identification biométrique, mais rien ne justifie la mise à l’écart de l’Hôtel de monnaie de la BCC qui dispose de tout l’équipement adéquat pour la production et la sécurisation des imprimés de valeur à l’instar des timbres, cartes d’identité, passeports, visas, permis de conduire et cartes grises qui sont des documents de souveraineté nationale.
On rappelle qu’après la libéralisation de la production, détention et circulation des substances minérales précieuses comme l’or et le diamant en 1981, par le régime du président Mobutu, la République du Zaïre (RDC) avait été confrontée à un effritement sévère de sa monnaie (Zaïre) à la suite d’une série d’opérations de contrefaçons opérées par des bandes de malfrats. Avec un certain courage, l’alors premier ministre Léon Kengo Wa Dondo avait diligenté une enquête internationale à l’issue de laquelle 110 étrangers (la bande à Khanafer) furent expulsés pour cause de «crimes économiques». C’est dans le but de sauvegarder sa réputation que la firme allemande Giesecke & Devrient, alors partenaire de Kinshasa pour l’impression des billets de banque, se résolut d’implanter une imprimerie performante de Billets de Banque à Kinshasa. Les spécialistes des imprimés de valeur en Afrique centrale signalent que, s’agissant des passeports, il suffirait d’intégrer aux équipements disponibles à l’hôtel des monnaies de la République Démocratique du Congo des logiciels adaptés à la biométrie pour la numérisation des photos de visages et d’empreintes enregistrées sur une puce électronique pour produire à Kinshasa des passeports à un coût moindre que celui de Dermalog qui fait recours en l’espèce à la Bundesdruckrei en Allemagne ! L’avantage pour la République Démocratique du Congo est double : favoriser les emplois et assurer un transfert de technologie dans ce domaine.
Le dossier des passeports biométriques reste donc pratiquement en l’état. Malgré la réduction théorique du prix de ce document, pas mal de zones d’ombres subsistent et nécessitent que la nouvelle titulaire de ce ministère régalien s’y penche de toute urgence.
Le Maximum