Par Léon de Saint Moulin*
Les identités sont à la base de tous les conflits et une culture de la paix ne peut se construire sans une articulation correcte des différentes identités qui se partagent l’espace social. Une conscience nationale s’est développée en RD Congo comme dans la plupart des pays. Elles y déterminent les systèmes juridiques, éducatifs et socio-politiques. Le découpage de nouvelles identités sur base des frontières politiques est ainsi devenu une réalité dont une manifestation particulièrement forte a été la réaction de l’ensemble de la population lors de la pénétration de troupes étrangères dans ce pays 1997 et 1998.
En Afrique, le langage des ethnies reste mobilisateur, car la plupart des personnes se définissent par l’identité ethnique qui peut menacer l’unité́ nationale, parce que plusieurs ethnies chevauchent les frontières et que le sentiment ethnique devient tribaliste lorsqu’il fait considérer ceux qui ne sont pas membres de l’ethnie comme étrangers ou même ennemis.
1. Qu’est-ce qu’une ethnie ?
On dit parfois que l’ethnie est l’unité supérieure dans laquelle peuvent exister plusieurs tribus. On parle des ethnies Kongo et Mongo, dans lesquelles on peut distinguer, d’une part, les Yombe, Ndibu, Manianga et, d’autre part, les Nkundo, Ekonda, Ngando etc. Mais ethnie et tribu sont des termes souvent employés l’un pour l’autre, dans le sens approximatif d’un ensemble de personnes qui se reconnaissent un même ancêtre ou qui ont en commun un patrimoine comportant un mode de vie, une langue et un territoire (parfois symbolique). Les identités ethniques sont donc essentiellement d’ordre culturel, c’est-à-dire constituées par l’adhésion à un ensemble de perceptions et de valeurs. Mais cette définition s’avère insuffisante dès qu’on veut l’appliquer à la réalité́. En effet, un homme peut avoir des enfants de plusieurs femmes ou d’autres sous tutelle, fils éventuellement de son épouse, mais pas de lui, ou même sans aucune parenté biologique. Les liens familiaux peuvent, par ailleurs, être estompés et ne sont invoqués qu’à l’égard de personnes avec lesquelles on désire entretenir des relations. Ils sont donc plus une construction délibérée qu’une réalité́ objective.
Quant aux langues, avant qu’une intervention officielle ne généralise l’usage d’un dialecte particulier, une langue n’est qu’un conglomérat de dialectes. Dans ce domaine aussi, le découpage est donc généralement un problème d’autorité́. Au Kasaï̈, l’unité́ de la congrégation évangélisatrice à l’époque coloniale a favorisé l’émergence d’un tshiluba standard, tandis que dans la zone kongo, le Mayumbe évangélisé́ par les Scheutistes, le diocèse de Matadi confié aux Rédemptoristes et celui de Kisantu initié par les Jésuites ont développé́ chacun leur traduction de la Bible et des textes liturgiques propres, pour ne pas mentionner les protestants, qui ont aussi développé leurs particularités linguistiques.
Aucune définition ne permet de classer de façon univoque toutes les populations du pays. Les noms ethniques ont des provenances extrêmement variables. Le plus souvent, il s’agit d’une dénomination donnée à un groupe par ses voisins plutôt que d’un terme exprimant une conscience particulière. Il y a ainsi beaucoup de Bena, c’est-à-dire de “gens de”, ou de Bakwa, c’est-à-dire de “gens de chez”, auxquelles correspondent diverses expressions dans d’autres langues pour designer des populations par référence à un chef ou un lieu. Ces dénominations sont parfois anciennes, mais il s’en est créé à toutes les époques et il s’en crée encore. Une invasion, un changement de domination, un événement anecdotique et des conflits de pouvoir ou jeux d’intérêts sont autant d’occasions où se créent de nouvelles tribus. Tous les groupes qui veulent se constituer en unités indépendantes ou qu’on voudrait séparer d’une unité ethnique antérieure reçoivent ainsi un nom propre, de même que les membres d’une communauté́ tenue à l’écart des autres habitants d’une région. Pour constituer le groupe, on lui donner un contenu culturel permettant de l’intérioriser et de le rendre indépendant des volontés individuelles. Le langage le plus fréquent est celui de la parenté historique. Tous les membres d’une tribu sont ainsi en général supposés descendre d’un ancêtre commun, au moins symboliquement. Un exemple précis de ce mécanisme symbolique est l’assemblée dite dans la Bible “amphictyonie de Sichem”, dans laquelle tous les participants se reconnurent “fils d’Abraham” et conclurent avec Dieu une alliance qui fit d’eux le “peuple de Yahweh” (Jos 24). Très souvent, ethnie, langue et pays ne coïncident pas. Plusieurs tribus peuvent parler la même langue et une tribu peut être répartie sur plusieurs domaines linguistiques. Il y a des ethnies qui ne possèdent pas de terres là où elles vivent et il y en a qui dominent dans des régions où elles ne sont pas majoritaires.
La définition des tribus par un ancêtre commun oblige à rechercher les voies de leurs migrations jusqu’au territoire qu’elles occupent actuellement. Cette démarche perd son sens s’il n’y a pas d’ancêtre commun. La plupart des traditions de migrations ne concernent en fait que la ou les familles régnantes, la plupart des tribus étant constituées de multiples éléments d’ancienneté́ et de provenances diverses. La remise en question est même plus profonde, dans la mesure où la migration n’est plus considérée comme le seul, ni le principal mécanisme de diffusion et de diversification des langues. L’ethnie est, de ce fait, une construction, sur des bases diverses mais non systématiques. Les identités ethniques sont au moins autant des faits idéologiques que des réalités objectives ; elles sont des stratégies sociales, qui définissent des zones de solidarité et de conflit. Mais elles ne sont pas une simple traduction du présent. Elles sont des constructions historiques, que chaque génération définit sans pouvoir les réinventer totalement.
Le simple fait de parler d’ethnies n’est pas innocent. Étymologiquement, le mot vient du grec et signifie peuple. Mais il a pris une résonance particulière à l’époque coloniale. L’ethnologie a alors été la science des peuples dits primitifs, par opposition à ceux qui s’étaient élevés au rang de nations. C’était une classification par laquelle la violence de la colonisation tentait de se légitimer. Au nom des études ethnologiques, l’Afrique a ainsi été considérée comme un continent cloisonné, de groupes humains refermés sur eux-mêmes ; le voisin, est l’ennemi. Les ethnies étaient étudiées en omettant de les situer au sein des unités sociales plus vastes dans lesquelles elles vivaient cependant. En outre, leur définition par les autorités coloniales était un instrument de domination. Jan Vansina semble avoir trouvé́ une formule heureuse pour exprimer les transformations imposées par la colonisation à une réalité́ plus ancienne : Le tribalisme est l’invention d’une nouvelle ethnicité́ à l’époque coloniale.
II. Les grandes unités ethniques
En opposition à cette vision de “diviser pour régner”, un premier effort se déploya à la fin de la période coloniale et au lendemain de l’indépendance pour montrer que le Congo n’était pas un émiettement de 450 tribus. Les études de Malcolm Gauthier sur les familles linguistiques ont conduit à un regroupement de toutes les langues bantoues du Congo en huit familles désignées par des lettres.
Une équipe de linguistes congolais a élaboré une carte linguistique du Zaïre publiée en 1983 dans l’Atlas linguistique de l’Afrique Centrale (ALAC). Ce travail distingue 212 langues en RDC, dont 34 non bantoues, oubanguiennes ou nilo-sahariennes. Il a le mérite de corriger le caractère abusivement fragmenté de la plupart des discours ethniques.
Vansina a, dans un autre effort pour intégrer dans le discours ethnographique les dimensions plus larges de la réalité sociale, publié en 1966 une Introduction à l’ethnographie du Congo qui a eu un énorme succès dans lequel 15 aires culturelles sont présentés bien que le tracé des limites entre familles comporte de nombreuses approximations. Il tentait de décrire les sociétés du Congo avant l’occupation européenne mais reconnaît dans ses mémoires publiés en 1994 que la période précoloniale ne connaissait pas l’isolement des sociétés imposé par les frontières politiques et administratives introduites par la colonisation. C’est la colonisation qui a imposé à chacun de se définir par sa « chefferie » et de se munir d’un passeport de mutation pour la quitter. C’est elle aussi qui a fractionné les «circonscriptions indigènes» pour mieux les dominer. En 1917, il y avait 6.095 chefferies reconnues au Congo Belge. Leur nombre fut ramené́ à 559 chefferies et 504 secteurs en 1947, 263 chefferies et 448 secteurs en 1959. Mais les « groupements » reconnus au sein de ces circonscriptions restent une référence identitaire utilisée jusqu’aujourd’hui. En 1987, il y en avait 5.368.
L’introduction de l’étude Vansina signalait d’ailleurs que l’époque coloniale apporta des changements fondamentaux comme l’incorporation des peuples dans un État commun. Les sociétés perdirent la plupart de leurs fonctions de défense, de justice, et une bonne partie de leurs fonctions éducatives. Elle ajoute à ces facteurs la réorganisation des voies de communication et du système économique. Ce travail n’en a pas moins conduit à une meilleure connaissance de la réalité́ sociale du Congo, dont il a mis en lumière les grandes dimensions trop longtemps ignorées.
III. L’affaiblissement des liens ethniques
Les ethnies sont certes une réalité qu’on ne peut ignorer pour comprendre la société́ en Afrique, mais on ne peut oublier qu’une part croissante de la population vit dans les villes, qui sont toutes interethniques. Les villes regroupent un grand nombre d’habitants du pays. Beaucoup, spécialement les jeunes, souhaitent échapper à l’emprise des coutumes de leurs tribus. En 1967, 10,9 % des ménages congolais de Kinshasa étaient constitués de conjoints de tribus différentes. En 1975, ce pourcentage était passé à 16,0 %. Une enquête de 1998 a révélé que 65,7 % des personnes interrogées ont estimé́ que c’était un avantage de se marier avec quelqu’un d’une autre région que soi. Les rapports utilisés pour la description des ethnies et tribus ne sont pas de simples témoins. Ils ont contribué́ à construire la réalité́. La détermination de la limite de certaines ethnies résulte la définition de la limite Nord du Katanga depuis 1891. C’est également la pratique administrative qui a opposé́ des populations parentes de l’Ubangi et de l’Uele ainsi que les Kusu et les Tetela. Le fait que la Lomami constitue depuis quatre-vingts ans une limite administrative, pas seulement de circonscription, de territoire ou de district, mais de province, a eu pour conséquence que les missionnaires et fonctionnaires, à qui nous sommes redevables d’un certain nombre d’études concernant les populations vivant de part et d’autre de cette rivière, se sont tout naturellement limités aux populations de leur ressort.
Un Mukongo interrogé sur sa tribu se désignera cependant toujours par un terme plus spécifique. L’enjeu est la reconnaissance d’une autonomie.
La cohabitation est aussi la situation générale dans le sud de la région Teke, où certains distinguent spécifiquement les Mfinu et où les Teke cohabitent avec les Humbu et d’autres groupes Kongo.
Quelques tribus comme les Yaka, les Suku, les Yansi, les Dzing, les Mbuund et les Pende, les Kuba et les Lulua occupent un vaste espace. On peut y ajouter au Kwango les Soonde et les Ciokwe dont une grande partie se trouve au Katanga, et au Kasaï, les Leele, les Luntu et les Kete. Au Kwilu, les Mbala sont une autre ethnie importante par sa population, mais elle cohabite en de nombreux endroits avec d’autres tribus. Même dans les zones ethniquement homogènes, par ailleurs, les enclaves ne sont pas rares. Comme dans le Bas- Congo, toute la zone de la savane au sud de la forêt équatoriale est depuis longtemps une zone de brassage de populations. La frontière établie en 1891 a interrompu des contacts commerciaux antérieurement établis avec l’Angola. Mais des cauris en assez grande profondeur sur les rives du Kwango par des creuseurs de diamant démontrent aussi l’existence ancienne de liaisons avec l’océan Indien. Les Yaka et les Pende ont en outre un système politique qui appartient au système lunda. L’enchevêtrement des populations au Kwilu et à l’Est du Kwango est par ailleurs particulier et il existe dans des zones de faible comme de forte densité́.
Dans les districts du Mai-Ndombe et de la Tshuapa, ainsi qu’une bonne partie de celui de l’Équateur et de la région Tetela, de la Cuvette centrale, peu de zones de cohabitation sont observées. Sans analyser la composition ethnique des subdivisions administratives, on constate que la forêt isole. Si l’ethnie Mongo a une unité́ linguistique et culturelle incontestée, les subdivisions y sont nombreuses et peuvent correspondre à de réelles oppositions. Les Tetela et les Nkutshu qui appartiennent à la même famille linguistique, n’y sont pas inclus et sont considérés comme deux groupes distincts. Au nord, les Mongo ont une histoire de relations conflictuelles avec les Ngombe et les Doko, qui parlent cependant une langue de la même famille. Les Mongo se distinguent aussi des Mbesa, des Lokole et des Topoke du même groupe linguistique.
Les recherches récentes sur l’arbre généalogique des langues bantoues en rangent certaines de la cuvette centrale parmi les plus anciennes de la RDC. Les premiers Bantous vivaient en bordure de forêts humides et s’étaient adaptés au milieu de la savane en s’étendant vers le Sud au Cameroun et au Gabon. Vers 950 avant Jésus-Christ, ils se diversifièrent et donnèrent naissance au groupe des langues bantoues du Nord du Congo, ayant approximativement pour limite sud le Kasaï et le Sankuru. Leur pénétration aurait commencé́ par les rives de la Ruki. Il faut d’ailleurs noter que jusqu’aujourd’hui, des bras de rivière permettent de relier en pirogue le Gabon et Mbandaka. A l’Est, les Tetela sont subdivisés en Tetela proprement dits, Hamba et Watambulu. Les Ionga appartiennent à la même famille linguistique et culturelle, de même que les Langa, les Ngengele, les Mbuli.
Les tribus indiquées sont, en citant d’abord les plus étendues, à l’Ouest, les Nkundo et les Ekonda, plus à l’Est, les Ntomba de l’entre Lopori-Maringa, les Mbole de la Salonga, les Bosaka, les Ngando, les Boyela et les Mbole du Lomami, et au sud, les Ndengese et les Bokala. Dans le Mai-Ndombe les Sengele, les Bolia, les lyembe, les Nkole, les Mbelo, les Mbiliankamba, les Bokongo, les Ipanga, les Titu et les Ooli, dans le district de l’Équateur, les Ntomba du lac Tumba, les Mpama, les Lusakanyi et les Baenga plus au nord, et dans le district de la Tshuapa les Boonde, les Bofonge, les Nsongo, les Ekota, les Lionje, les Bakutu, les Ikongo et les Imoma-Mpongo, ainsi qu’un autre groupe Ooli.
Au Nord de la RDC, on se trouve de nouveau en régions de savane, où des vastes unités socio-politiques s’étaient constituées bien avant la colonisation avec des locuteurs de langues non bantoues, issues de communications avec toute la zone soudanaise, du Lac Tchad à la vallée du Nil. Ces groupes qui s’étendent de l’Oubangui à l’Ouest jusqu’au parc de la Garamba, se prolongent plus à l’Est où on trouve par des nilo-sahariennes, ou de façon plus spécifique, du Soudan Central. Cheikh Anta Diop a souligné à bon escient l’unité́ de toutes les langues de l’Afrique Noire si on les compare à celles du groupe indo-européen.
A l’Est de l’Itimbiri, on trouve les groupes assez étendus des Binja et des Boa au Nord, des Mbesa et des Topoke au Sud du fleuve Congo. On trouve en outre au Sud, les Lokole et les Lokele et au Nord, les Bango, les Hanga, les Benja, les Binza, les Boro, les Angba, les So (Basoko), les Hanga, les Tungu, les Olombo (Turumbu) et les Mba.
Au niveau des peuples de langues oubanguiennes, les grands groupes sont les Ngbaka, les Ngbandi et les Zande, parmi lesquels on distingue les Abandiya des Avungara. Le regroupement des Ngbaka sur le plateau de Gemena aurait été organisé par l’administration en 1920. Il faut y ajouter les Mbanja, les Banda, les Furu et les Nzakara.
Les Ngombe présents dans le Nord-Ubangi sont les témoins d’une occupation antérieure de la région par des bantous. D’autres groupes enclavés le long de l’Ubangi ont des origines diverses, d’amont en aval, les Buraka, les Gbanziri, les Ngbaga et les Monjombo.
En Province Orientale, on note une organisation commandée par des soucis de sécurité frontalière depuis 1888. Au Nord de l’Uele, les Ngbandi, les Zande, les Bangba et les Mayogo appartiennent à la famille oubanguienne. D’une part, on y trouve deux nouvelles familles linguistiques, celle des langues nilotiques, qui n’est représentée en RDC que par les Alur et les Kakwa, auxquelles Jan Vansina joint cependant les Pajulu, et celle dite nilo-saharienne, qui s’étend autour d’Isiro et jusqu’aux frontières du Soudan et de l’Uganda, quoique avec des discontinuités. Elle comprend le sous-groupe Mangbetu, qui englobe, outre les Mangbetu, les Makere, les Malele, les Popoi et les Medje, le sous-groupe Mangutu-Mamvu-Lese, le sous- groupe Logo-Lugbara-Madi-Bari et le sous-groupe Lendu.
Il est difficile d’établir si une population parlant une langue non bantoue en a jadis parlé une de la famille bantoue. Les Lese, parlant une langue nilo-saharienne, sont associés par Vansina en une même aire culturelle avec les Kumu. Sur leur bordure orientale, dans la vallée de l’Ituri, vivent les Nyari, que l’on considère comme le premier peuple bantou de la région, appartient à la famille des langues bantoues, celle dont l’unité́ est la moins bien établie. Ils seraient venus du Bunyoro en Uganda et se seraient heurtés, en remontant vers le Nord après avoir traversé́ la Semliki, aux Lendu, qui arrivaient eux du Nord, c’est-à-dire de la vallée du Nil. L’intérêt de ces considérations est de montrer le caractère de carrefour de l’Ituri et du Haut- Uele.
La lecture de la situation faite depuis l’époque coloniale y a introduit des éléments racistes. Pour expliquer la qualité du système complexe de l’élevage et des États trouvés dans les hautes terres de l’Est africain sans mettre en question la supériorité́ de la race blanche, les Européens l’attribuèrent à l’intervention de Hamites, supposés non-nègres, d’origine sémitique. L’histoire de l’Afrique publiée par D. Westermann en 1952, de même que les travaux publiés sur l’histoire du Rwanda, y compris ceux de l’Abbé Kagame, pourtant fondés sur la tradition orale sont encore construits sur cette théorie. Ces travaux soutiennent que le territoire du Rwanda actuel était auparavant peuplé par un ensemble disparate de familles et de «clans» bantous, politiquement peu organisés avant que des pasteurs «tutsi» hamitiques originaires du n’arrivent dans la région pour y introduire l’élevage, le travail du fer, le concept de royauté́, une hiérarchie sociale par castes et différentes nouvelles cultures.
Si la parenté entre les peuples dits hamites et les pasteurs éthiopiens est réelle, les langues qu’ils parlent en Afrique centrale sont 100 % bantoues, qu’il s’agisse des Hema, qu’on trouve au Sud des Lendu en Province orientale et qui y sont venus du Bunyoro, ou des Banyarwanda, tant Hutu que Tutsi. Des États dirigés par un mwami existaient par ailleurs dans l’Est de l’Afrique, les populations y connaissaient la métallurgie et l’élevage y était pratiqué avant la création des monarchies tutsi. En outre, comme le dit Joseph Ki-Zerbo, « toute race conformément à l’intuition géniale de Darwin, serait un processus en marche, relevant en quelque sorte de la dynamique des fluides ; et les peuples seraient tous des métis accomplis ou en voie de l’être. Chaque rencontre de peuples s’analyse en fait comme une migration génétique et ce flux génétique remet en cause le capital biologique des deux parties en présence. Ainsi, les peuples dits Hamites ont, comme tous les autres, intégré́ des éléments des populations locales qui les avaient précédés. Là où ils sont en opposition à d’autres populations, c’est une construction sociale historique et non une différence de races qui est en jeu ». L’histoire récente en est une illustration. La tension entre Hema et les Lendu est ancienne, mais elle avait été contenue jusqu’à il y a peu dans des limites permettant la sauvegarde de la paix. C’est l’intervention d’intérêts extérieurs qui l’a attisée en guerre civile et qui y a mêlé des groupes qui n’y avaient pas été associés antérieurement.
S’agissant des deux Kivu et du Maniema, on repère au premier coup d’œil au Maniema les Kumu et les Lega, encadrés, au Nord-Ouest par d’autres peuples comme les Wagenia, les Lengola, les Metoko et les Songola. Les Langa, les Ngengele et les Tetela, comme signalé ci-dessus. Au Sud et au Sud-Est, se trouvent les Binja, les Bangubangu, les Boyo, les Bembe et les Nyintu. Les Bembe ont intégré́ une série de populations, dont les Bwari, bien connus par le nom de la presqu’île Ubwari. Kumu et Lega sont parmi les plus anciens peuples du Maniema et du Kivu et ont l’originalité d’être des peuples de la forêt qui ont cependant réussi à constituer deux aires culturelles très vastes, basées sur des associations et confréries. Plus habituellement, les assez grandes dimensions du découpage de la carte ethnique du Kivu sont en partie le résultat du regroupement de plusieurs unités antérieures par l’administration pour les placer sous l’autorité́ de chefs qui lui semblaient pouvoir heureusement collaborer avec elle. Le cas est particulièrement net pour les Bangubangu de Kabambare, dont la limite avec les Hemba qui coïncide avec celle du domaine du Comité Spécial du Katanga est évidemment d’origine coloniale.
Au Kivu montre la politique coloniale a fragmenté les Shi dont l’espace est administrativement divisé entre les territoires de Kabare et de Walungu. Les autres peuples du Kivu parlent des langues qui, comme le kinyarwanda et le kirundi, appartiennent aux langues bantoues. Elles sont parlées dans le Bwisha et le Bwito, respectivement à l’Est et à l’Ouest du Parc des Virunga dans le territoire de Rutshuru qui comportent des populations importantes de langue kinyarwanda. Dans le Bwisha, ces populations ont été constituées en chefferie autonome, sous l’autorité́ du Mwami Ndeze de 1920 à sa mort en 1980. Ailleurs, ces populations cohabitent avec les Hunde, les Havu, les Shi, les Fulero, etc. depuis des dates diverses. En 1927, le Gouvernement du Congo se proposa de créer un mouvement massif de peuplement du Kivu par des Rwandais, mais le projet n’aboutit qu’en 1936 à une action qui transplanta dans le Gishari, entre Sake et les lacs Mokotos, dans le territoire de Masisi, environ 25.000 personnes. L’opération fut suspendue en juin 1945, le Gishari étant considéré́ comme saturé et la chefferie Gishari, qui avait été constituée en1937 fut supprimée en 1956.
Une Mission d’Immigration des Banyarwanda (M.I.B.), fut organisée en direction des Mokotos de 1949 à 1953. Au Kivu, 2.653 familles Banyarwanda ont immigré en 1954, portant le nombre total de Banyarwanda installés au Kivu à plus de 170.000 personnes. D’autres mouvements eurent lieu au moment de l’indépendance du Rwanda et dans les années 1970. Depuis 1994, le flux des réfugiés et les mouvements qui les ont suivis ont particulièrement bousculé les populations du Sud et du Nord-Kivu, sans qu’il soit possible d’en établir avec précision les contours. Cela a avivé les problèmes autour de l’accès à la terre qui est devenu plus compétitif.
La façon dont ce problème a été traité est un élément clé́ de la situation actuelle. Le régime colonial avait permis de spolier une part importante des meilleures terres indigènes au profit des colons, principalement par l’entremise du Comité National du Kivu, créé́ en novembre 1927. La loi Bakajika de 1966 et la loi foncière de 1972, adoptée pour corriger les abus précédents, ont attribué́ à l’État la propriété́ des terres rurales et exclu les communautés villageoises de la gestion de leur patrimoine foncier. De nouvelles appropriations privées de terres ont ainsi été rendues possibles, sans que soit garantie la protection des communautés, assurée jadis par les autorités traditionnelles. Lors de la zaïrianisation en 1973, les terres que les colons s’étaient jadis réservées sont devenues la propriété́ d’une minorité́ sans protection particulière. Il en a résulté́ une animosité́ qui a entrainé́ de part et d’autre des intimidations et même des massacres que le pouvoir n’a pas pu ou su contrôler. Au contraire, il a utilisé les oppositions, qu’on l’accuse même d’avoir parfois suscitées, pour le renforcement ou la sauvegarde de son autorité.
Au Nord-Katanga, en redescendant au Sud du 4ème parallèle, en s’appuyant sur la documentation d’Olga Boone, on peut noter que la population s’est formée par vagues successives qui se sont superposées.
Une série d’indices démontrent en outre que les Kete au Kasaï et les Kunda au Katanga sont unanimement considérés comme des couches très anciennes de peuplement. Un de ces indices est le modèle de distribution géographique de ces deux peuples. Les Kete, dont on retrouve des groupes de la région Kuba à celle des Lwalwa et des Kanyok, auraient été suivis au Kasaï par les Lulua et les Kanyok, puis par les Bakwa Luntu de Dimbelenge dont on retrouve aussi un groupe plus à l’Ouest, et enfin par les Luba du Kasaï.
Tous provenaient d’un foyer de population extrêmement ancien implanté à la rencontre du plateau Samba (de Kamina) et de la dépression de l’Upemba (Kikondja), actuellement occupé par les Luba Katanga.
Au Kasaï Oriental, outre les groupes déjà cités, le vaste groupe des Songye, les Binji, les Mputu et, en cohabitation à Mwene-Ditu, les Kanincim, qui font partie du monde lunda.
Au Katanga, des groupes importants de Kunda existent tant au Nord, dans le territoire de Kongolo, qu’au Sud, dans celui de Kasenga, mais il y en a toute une série d’autres entre ces deux extrêmes, soit isolés, soit associés à des Hemba, des Bangubangu, des Boyo, des Luba, des Lumbu et des Tumbwe. L’hypothèse la plus probable est qu’ils ont été parmi les plus anciens occupants de la région et qu’ils ont été submergés par les vagues de migrations ultérieures, dont les populations les ont, en de nombreux endroits absorbés. La distribution géographique n’est cependant pas le seul argument à invoquer et elle conduirait à des erreurs d’interprétation si on l’invoquait sans discernement. Au Katanga, les Luba Katanga sont le groupe le plus imposant, suivis, en bordure du lac Tanganyika, par les Tumbwe et les Tabwa adossés aux Bwile. A l’Ouest, les Lunda et les Kalundwe sont deux autres groupes importants. On trouve en outre dans la partie orientale les Hemba, célèbres pour la qualité́ de leurs sculptures, quelques groupes Yeke, témoins de la voie suivie jadis par ceux qui fondèrent l’empire de M’Siri plus au Sud, et dans des zones de cohabitation, les Kalanga. L’espace du Sud-Katanga qui est une zone cuprifère, dont l’exploitation ancienne est attestée par les croisettes du kisalien (vers l’an 1000) trouvées dans les fouilles de Katoto dans la dépression de l’Upemba est aussi celui de l’extension des Lunda, qui ont introduit le système de titres de parenté positionnelle jusqu’au royaume de Kazembe, sur la rive droite du Luapula en Zambie, et jusqu’au Kwango vers l’ouest. Les compétitions pour le contrôle de cette zone furent vives, entre Luba et Lunda. Les Ciokwe étaient à l’arrivée des Européens, de grands caravaniers qui reliaient l’Angola au Kasaï et au Katanga.
D’autres groupes ethniques sont signalés à l’Ouest de cette région : les Lwena, les Ndembo et les Minungu. La partie orientale est plus complexe. On y trouve, du Nord au Sud, les Zela, les Lomotwa, les Sanga, les Kaonde, les Lemba et les Lamba, comme groupes les plus étendus, avec en outre les Bemba, les Shila, les Nwenshi, les Lembwe, les Ngoma, les Seba, les Aushi et les Lala, qui occupent aussi des territoires plus vastes que de nombreuses tribus dans d’autres provinces.
Dans les villes minières de Lubumbashi, Likasi et Kolwezi et autour d’elles, la situation ethnique est plus complexe. Au Nord de la première, déjà̀ en 1960, l’administration renonçait à présenter l’inventaire des peuples de la circonscription (anciennes chefferies Shindaïka et Kibuye).
L’existence de nombreuses enclaves luba dans le Kasaï-Occidental enregistrée à la fin de la période coloniale ne traduisent pas nécessairement les modifications qui ont résulté́ des conflits entre Luba et Lulua à l’indépendance ni des mouvements qu’ont déclenché́ les conflits ethniques dans le Haut Katanga industriel, notamment durant la Conférence nationale souveraine.
IV. Identités ethniques et conscience nationale
Tout ce qui touche à l’identité́ est mobilisateur. Fondamentalement, l’humanité́ est une et chacun peut reprendre l’affirmation d’un sage de l’Antiquité́ «rien de ce qui est humain ne m’est étranger». Mais chacun doit aussi construire son monde de façon plus immédiate et plus pratique. La multiplicité́ entraine une diversité́ et nous impose de classifier les hommes comme les choses. Le milieu social organise notre perception de ce qui nous entoure pour construire des réactions appropriées en fonction des situations auxquelles nous sommes confrontés. Le récit de la Genèse où Dieu présente à l’homme toutes les créatures et l’invite à leur donner un nom illustre magnifiquement cette réalité́. Nommer est un pouvoir, parce que cela organise la réalité́. Un nom n’est jamais purement instrumental, il est rarement innocent quand il s’agit de réalités humaines. En structurant la perception que les agents sociaux ont du monde social, la nomination contribue à faire la structure de ce monde d’autant plus profondément qu’elle est plus largement reconnue, c’est-à-dire autorisée. Il n’est pas d’agent social qui ne prétende, dans la mesure de ses moyens, à ce pouvoir de nommer et de faire le monde en le nommant: ragots, calomnies, médisances, insultes, éloges, accusations, critiques, polémiques, louange, ne sont que la petite monnaie quotidienne des actes solennels et collectifs de nomination, célébrations ou condamnations, qui incombent aux autorités universellement reconnues.
Le découpage des identités n’est pas unique. Chaque personne est un faisceau d’identités sociales, dont l’unité́ est établie par une hiérarchisation qui varie suivant les domaines et les époques. Les guerres de religion ont fait rage au moment où̀ l’appartenance religieuse primait sur les nationalités. Des sympathies sportives ou des engagements religieux peuvent aussi unir plus ou moins profondément des personnes par ailleurs opposées les unes aux autres. De plus, l’homme étant un être dynamique, les identités qu’il se donne le sont aussi. Les divers immigrés des Etats-Unis ont aujourd’hui une conscience nationale forte. La victoire de la France à la coupe du monde de football avec une équipe faite de joueurs de provenances diverses a fait rêver d’une communauté́ nationale ouverte et intégrative. Les fondateurs de la Communauté Économique Européenne ont voulu que des pays qui pendant plus de mille ans s’étaient considérés comme ennemis se perçoivent désormais comme des partenaires obligés d’un même destin. En Afrique, des nations se forgent et rien n’impose que les rivalités traditionnelles entre certaines ethnies les empêche aujourd’hui de s’allier pour la poursuite d’objectifs communs. Cheikh Anta Diop disait à propos de sa propre ethnie : On devient Wolof tous les jours.
Paradoxalement, selon les réflexions de Gramsci dans son journal de prison, Marx lui-même a contribué́ à la prise de conscience du rôle que jouent les idées et les représentations dans la dynamique sociale. Sa dénonciation des idéologies comme voiles pour des rapports de domination était une reconnaissance de leur force pour gouverner et contrôler les peuples. En se définissant comme un groupe ethnique, les membres de ce groupe adoptent une stratégie mobilisatrice, en vue du contrôle d’un territoire ou du pouvoir sur ce territoire. C’est leur droit. Mais la communauté plus large dans laquelle ils s’inscrivent a aussi son mot à dire dans ce débat, car c’est elle qui définit le rang social auquel ce groupe aspire.
La sociologie des conflits a définitivement battu en brèche la vision de la société́ comme un ensemble monolithique, dont l’autorité́ pourrait définir les normes du fonctionnel et les limites du marginal. Il faut se faire à la complexité́ de la vie sociale, liée à la pluralité́ des champs et au pluralisme des solidarités sociales et des systèmes de valeurs que chacun porte en soi. Mais les identités sont toujours sociales et concernent toute la société́. Il faut donc les articuler avec la conscience nationale. L’État qui est devenu l’organe de gestion obligé de multiples problèmes, a besoin pour fonctionner de façon participative, d’un tissu serré d’associations diverses, qui constituent la société́ civile. Les ethnies sont une force sociale d’intégration, quand elles invitent leurs membres à s’inscrire dans des actions collectives d’autopromotion, de réflexion critique et de négociation. Elles deviennent particularistes et destructrices des efforts nationaux, quand elles privilégient les solidarités particulières au détriment des projets qui ne peuvent être promus qu’à un échelon supérieur, de gestion politique ou d’activité́ économique, par exemple. Un des problèmes les plus fondamentaux pour l’articulation des identités ethniques et de la conscience nationale est celui du découpage des unités politiques et administratives. Celui-ci exige la définition de subdivisions disposant toutes, à un même niveau, des mêmes droits et obligations. Il doit en outre permettre une insertion suffisamment satisfaisante de tous les habitants d’un pays.
Un découpage satisfaisant des unités administratives de la RDC est impossible sur base ethnique car plus de la moitié de la population appartient à des groupes qui n’ont pas de territoires propres tant soit peu étendus et toutes les ethnies ont des enclaves et des zones de cohabitation. L’administration coloniale qui avait dans les années 1920 tenté de constituer des circonscriptions et des territoires portant le nom d’une tribu y avait renoncé́ devant les problèmes qui en résultaient.
L’identité́ ethnique ne peut dès lors être prônée comme une nationalité et ses défenseurs qui peuvent influencer la gestion de l’État en fonction de leur système de valeurs et de leurs intérêts car l’État car l’État est aujourd’hui toujours multi- ethnique. L’identité́ ethnique ne peut pas davantage être une réalité́ exclusive et c’est sans doute le domaine où elle doit le plus évoluer pour devenir une force du futur. Sous de multiples aspects, la vie sociale s’est élargie. Les autorités ethniques et les ainés en général ont à apprendre à cohabiter dans un monde pluraliste, à établir leur autorité́ en acceptant de devoir convaincre et d’être soumis à la critique en fonction d’autres modèles culturels et d’autres sources d’information que leur parole. C’est aussi le cas des autorités religieuses et morales en général. Les unes et les autres devraient s’inscrire dans un monde pluraliste et dans des projets plus vastes que ceux qu’elles peuvent promouvoir seules et reconnaitre aux autres les privilèges qu’elles revendiquent. C’est à ce prix que les ethnies et les tribus seront des forces positives dans le tissu de la vie sociale. Au plan intérieur, les responsables d’un pays, pas plus que ceux d’une ethnie, ne peuvent faire le bonheur de leur peuple sans s’efforcer d’intégrer dans la définition et la réalisation des objectifs communs toutes les composantes de ce peuple. Au plan extérieur, bien des problèmes se posent effectivement aujourd’hui à un échelon supérieur à celui des États. Les États européens l’ont senti et s’emploient à construire l’Europe. Ceux du Tiers Monde et de l’Afrique en particulier ont plus de raisons encore d’unir leurs efforts pour une transformation du système financier, économique et politique dans lequel ils vivent.
* Prêtre jésuite, historien et sociologue décédé en 2019 à l’âge de 87 ans. Ancien professeur de l’Université catholique de Kinshasa et vice-recteur de l’UNIKIN.