Ce n’est pas Félix Tshisekedi, le chef de l’Etat congolais qui a récemment qualifié son homologue rwandais d’Hitler africain, qui le dit. C’est le professeur Filip Reyntjens, un expert belge incontesté sur les questions politiques de la région des Grands Lacs africains. Le scientifique est professeur émérite de droit et de politique à l’Institut de politique de développement de l’Université d’Anvers. Depuis plus de 45 ans, il s’est spécialisé dans le droit et la politique de l’Afrique subsaharienne, et en particulier de la région des Grands Lacs, sur laquelle il a publié plusieurs ouvrages et des centaines d’articles scientifiques. «Quelque chose d’étrange et de profondément inquiétant se passe au Rwanda. Bien qu’il existe des preuves anecdotiques de discours de haine ethnique de la part des Tutsis et des Hutus dans la sphère privée, cela a récemment été révélé au grand jour», alerte-t-il. Et cela ne devrait nullement laisser indifférent en RDC voisine, où l’on subit encore plus qu’au Rwanda, les affres du génocide perpétré dans ce pays en 1994.
Au-delà des mots
Dans un espace X (ex-Twitter) animé fin août par la présentatrice de la télévision publique rwandaise, Egidie Bibio Ingabire, l’une des intervenantes, Marie-Grâce Umurerwa, une femme tutsie vivant au Canada, a tenu un langage explicitement raciste insultant l’ethnie hutue. Elle n’a pas été contredite par l’animatrice Ingabire. Ce n’est pas d’usage au pays de Paul Kagame.
Certains extraits de son intervention sont pourtant révélateurs. «On ne peut pas transformer un chiot [référence au Hutu] en veau [référence au Tutsi]. Ils [Hutu] ont passé quatre cents ans à vivre comme des chiens. Quand les Belges ont donné le pouvoir à un serf [référence à la révolution de 1959 qui a renversé la monarchie dominée par les Tutsi et a annoncé une république dominée par les Hutu], voilà les résultats que l’on obtient. Laissez-les [Hutu] venir, nous [Tutsi] avons des enfants, nous avons de beaux jeunes, en bonne forme physique. Qu’ils tentent à nouveau [de renverser un régime tutsi]. Venez et nous vous montrerons ce que peuvent faire nos jeunes qui ont grandi en buvant du lait pendant 30 ans. Allez dire à vos gens : aboyez dehors comme des chiens. Vous ne connaissez que les insultes, vous les bergers, les canailles. Venez nous confronter». Ce type de langage agressif et avilissant n’est pas sans rappeler celui utilisé par les élites tutsi à la fin des années 1950. Par exemple, en 1958, 12 notables tutsis conservateurs de la cour, se faisant appeler Bagaragu b’ibwami bakuru (Grands chefs de la cour royale), publièrent un texte particulièrement provocateur déclarant que «les relations entre nous [Batutsi] et eux [Bahutu] ont toujours été et restent basés sur le servage; donc entre eux et nous, il n’y a pas un seul fondement de fraternité… [A]tant que nos rois ont conquis le pays des Bahutu en tuant leurs roitelets et en les transformant ainsi en serfs, comment peuvent-ils maintenant prétendre qu’ils sont nos frères ?», rappelle Filip Reyntjens.
La monarchie fut renversée deux ans plus tard
Au cours des années précédant le génocide des Tutsi en 1994, les extrémistes hutus ont développé un discours anti-Tutsi radical et violent. L’une des premières expressions de ce principe a été les «10 commandements hutu» publiés en décembre 1990 après l’attaque du Front patriotique rwandais (FPR) à majorité tutsie :
«Les Tutsi ont soif de sang et de pouvoir et veulent imposer leur hégémonie au peuple rwandais par le canon et les fusils. Tous les Hutus doivent savoir que chaque femme tutsie travaille pour son ethnie tutsie. En conséquence, tout Hutu qui épouse une femme tutsie, fait d’une femme tutsie sa concubine ou fait d’une femme tutsie sa secrétaire ou sa protégée est un traître».
Durant le génocide, les médias extrémistes hutus comme la Radio-télévision des mille collines (RTLM) présentaient les Tutsi comme des cafards et des complices du FPR et appelaient à leur mort.
Le discours de haine d’un individu comme Umurerwa montre publiquement que ce phénomène est également présent au niveau personnel. Les propos d’une seule personne ne seraient pas trop préoccupants si l’animateur du X Space n’était pas une personnalité publique bien connue avec plus de 137.000 abonnés sur X. Les discussions sur les réseaux sociaux ont nié que ce discours de haine ait eu lieu ou minimisé ce qui a été dit.
Un directeur général du ministère de l’Unité nationale et de l’Engagement civique chargé de veiller à la vérité et aux valeurs du FPR a refusé de le condamner. De même, ni les médias du régime ni les responsables publics n’ont mentionné l’incident et, par leur silence, n’ont cautionné ce qui a été dit.
Même si les propos utilisés étaient clairement punissables par la loi rwandaise, ni la police ni le Bureau d’enquête du Rwanda n’ont manifesté le moindre intérêt. Pourtant, si un Hutu avait déclaré une fraction de ce qui avait été dit dans un X Space ouvert, il aurait « disparu » ou aurait été emprisonné.
Les discours de haine des extrémistes tutsis dans les années 1950 ont été suivis par la révolution qui a renversé un régime dominé par les Tutsis, a conduit des centaines de milliers de Tutsis à fuir à l’étranger, a transformé les Tutsis restés dans le pays en citoyens de seconde zone et a finalement été à l’origine de la guerre civile qui a commencé en 1990.
Au début des années 1990, les discours de haine des Hutus extrémistes ont contribué à créer les conditions du génocide de 1994 au cours duquel les trois quarts des Tutsis ont été exterminés.
Le dernier Baromètre officiel de la réconciliation au Rwanda affirme que 94,7 % de la population considère le pays comme réconcilié. L’idéologie officielle est qu’il n’y a plus de Tutsis et de Hutus, et que «nous sommes tous des Rwandais maintenant», une illusion cruellement contrecarrée.
LE MAXIMUM AVEC F.R.