Kinshasa a abrité, du 14 au 16 août 2023, une table ronde d’évaluation de l’état de siège au Nord-Kivu et en Ituri, conformément à la promesse du président Félix Tshisekedi aux parlementaires des deux provinces il y a plus d’un an. Réunis au Palais du Peuple, siège des chambres parlementaires en vacances, les délégués des deux provinces ont débattu autour de la nécessité de lever, maintenir ou requalifier cette mesure exceptionnelle arrêtée en mai 2021 pour tenter de rétablir la paix et l’intégrité territoire menacées depuis près de trois décennies dans cette partie du territoire national.
Sans surprise, puisqu’à plus d’une reprise, les élus originaires du Nord-Kivu et de l’Ituri en avaient carrément exigé l’arrêt, les premiers échos en provenance de l’édifice chinois de Kinshasa se sont avérés nettement hostiles au maintien de l’état de siège. Certaines voix tonitruantes ont carrément chahuté la mesure présidentielle prorogée plus d’une vingtaine de fois par le parlement rd congolais majoritairement acquis au président Tshisekedi, à partir des travées du Palais du peuple autant qu’ailleurs. Des acteurs politiques et de la société civile proches de l’opposition également.
L’estocade Paluku
Deux jours avant le démarrage des travaux du Palais du Peuple, le ministre de l’Industrie et ancien gouverneur du Nord-Kivu, Julien Paluku Kyahonga, donnait la première estocade contre la mesure arrêtée et mise en œuvre par le gouvernement dont il fait partie. «Quand l’état de siège avait été institué, c’était avec un objectif clair de pouvoir restaurer la paix et sauvegarder l’intégrité du territoire. Maintenant que cette solution n’a pas produit tous les résultats escomptés, je crois que le chef de l’Etat a convoqué (la table ronde) pour partager les résultats de toutes les (précédentes)l évaluations (qui ont abouti) à la demande simple de la levée de l’état de siège», a-t-il martelé. Pour cet acteur politique du Nord-Kivu, dont le gouverneur civil mis en congé au profit d’un officier général des FARDC à la faveur de l’instauration de l’état de siège était membre du parti BUREC, «il n’y a pas autre chose qu’on attend de ces assises si ce n’est la levée de l’état de siège. Nous avons fait trois évaluations et la demande pressante, c’était la levée de l’état de siège (qui) permettra aux militaires de se concentrer sur la question militaire parce qu’à chaque fois qu’une autorité militaire doit aller voir les ponts, doit aller voir les déplacés, voir les catastrophes, un volcan qui est en ébullition, ça peut le déconcentrer de la mission principale pour laquelle il a prêté serment».
Le diable c’est l’état de siège
Contre le maintien et pour la levée de l’état de siège au Nord-Kivu et en Ituri, le ton était ainsi donné bien avant l’ouverture des assises du Palais du Peuple. Le même Julien Paluku, intervenant du haut de la tribune de la table ronde, le 14 août 2023, enfonçait carrément le clou en soutenant que «c’est avec l’état de siège que le M23 a refait surface en juin 2022 avec la prise de la cité stratégique de Bunagana le 13 juin 2022, soit 13 mois et 10 jours après l’instauration de cette mesure exceptionnelle ; c’est pendant l’état de siège que les territoires de Rutshuru et de Masisi sont occupés dans leurs majeures parties par le M23, avec les massacres de Kishishe entre le 29 novembre et le 1er décembre 2022, précédés et suivis par d’autres massacres à Ntamugenga, Tongo, Kitchanga en territoire de Rutshuru dont le bilan dépasse 1.000 morts ; c’est pendant l’état de siège qu’il s’observe la prolifération des groupes armés en Ituri et au Nord-Kivu au point d’en dénombrer maintenant plus de 200 ; c’est pendant l’état de siège qu’on assiste à la flambée des conflits fonciers, suscitant ainsi des réflexes d’auto-défense de part et d’autre. Des cimetières sont profanés, des concessions bâtiments publics sont spoliés à grande échelle ; néanmoins, c’est aussi pendant l’état de siège que l’on voit des recettes augmenter de près de 30 %, une satisfaction pour la maîtrise de la mobilisation financière en Ituri et au Nord-Kivu».
Plusieurs députés nationaux, sénateurs, députés provinciaux et autres représentants des forces vives des provinces sous état de siège, notamment les chefs coutumiers et des confessions religieuses du cru, ont également rendu publique une déclaration demandant au gouvernement de «rétablir les institutions provinciales des deux provinces dans le respect des dispositions constitutionnelles et légales ; de renforcer les opérations militaires de grande envergure en respectant l’unité de commandement ; de redynamiser et accélérer le P-DDRC afin de prendre en charge les ex-miliciens volontaires au processus de paix».
Les kabilistes au créneau
Des rangs de l’opposition ont également fusé des critiques acerbes aussi bien contre l’état de siège que contre la table ronde convoquée à Kinshasa pour en évaluer les résultats. Les plus remarquées furent celles de la plateforme kabiliste Action alternative pour le bien-être et le développement (AAB) et de l’ancien président de la Commission électorale nationale indépendante (CENI) devenu candidat à la présidence de la République, Corneille Nangaa.
Volée de bois vert contre le gouvernement
Le communiqué de presse de AAB daté du 16 août 2023 porte au passif du pouvoir en place à Kinshasa depuis 2019 et à l’état de siège qu’il a décrété la fragilisation de l’Etat congolais et leur attribue la balkanisation rampante observée dans les deux provinces de l’Est depuis … 1996 !
Dans un style pathétique, Nangaa estime que l’accentuation de l’insécurité, l’aggravation du nombre des morts, l’augmentation exponentielle du nombre des déplacés et les actes criminels des FDLR, ces résidus des génocidaires Hutu rwandais présents en RDC depuis 1994 etc. seraient le fait de Félix Tshisekedi et son régime. Nangaa qui s’est réfugié à l’étranger voit dans l’état de siège «une idée préalablement étrangère émise par les ‘frères et partenaires’ du régime (Paul Kagame) et un attrape-nigaud destiné à mettre en pièces l’administration des entités concernées». A son avis, l’état de siège n’aurait fait que «fragiliser les piliers de la souveraineté de l’Etat et accentuer la criminalité dans les provinces militarisées à dessein sans servir le pays».
Aucune proposition alternative
Problème, les pourfendeurs de l’état de siège au Nord-Kivu et en Ituri se montrent avares de propositions alternatives à cette mesure susceptible de résoudre les problèmes sécuritaires endémiques dans l’Est rd congolais depuis ces trente dernières années.
Brandissant des statistiques «crédibles» établies par Kivu Security Tracker (KST), un groupe d’Ong actives à l’Est de la RD Congo, les détracteurs de l’état de siège assurent que «6.597 civils ont été tués et 3685 ont été enlevés au Nord-Kivu et en Ituri durant cette période d’état de siège». Ils s’y appuient pour demander en plus de la levée de la mesure décriée, «des opérations militaires d’envergure contre les M23/RDF, ADF, CODECO et autres groupes armés». Tout en exigeant en même temps qu’il soit «mis fin aux opérations militaires et à la présence de la force de l’East africain community qui cohabite avec le M23/RDF au lieu de le combattre et d’accélérer le retrait de la MONUSCO dont le mandat, peu adapté, lui a conféré le rôle d’observateur face à la commission des crimes les plus odieux». Une chose et son contraire.
Le gain pour les populations
D’autres voix s’opposent à la levée de l’état de siège en attendant de trouver mieux. A l’instar de cet internaute rd congolais qui s’interroge sur l’avantage pour les civils des régions concernées d’une levée brusque de l’état de siège.
Au cours d’une séance de restitution des travaux de la table ronde de Kinshasa à la base, le 22 août 2023, la société civile de Nyiragongo (Nord-Kivu) s’est montrée plutôt prudente sur la question. Selon Mambo Kawaya, son président, «ce qui nous préoccupe avant tout, c’est la présence ici chez nous de la milice mercenaire pro-rwandaise du M23. Nos frères meurent chaque jour entre les mains de ces égorgeurs. Ce que nous demandons, c’est la traque de ces criminels du M23 et la paix. Et nous ne voyons pas qui va nous garantir cette paix, si ce ne sont pas nos vaillants militaires congolais. Notre position est donc de soutenir l’armée».
Levée, maintien ou requalification de l’état de siège, l’essentiel réside donc dans la finalité de la mesure à prendre de ce point de vue.
Lundi 14 août 2023 à l’ouverture des assises du Palais du Peuple, la commission Défense et sécurité de l’Assemblée nationale, également conviée à ce forum avait émis des réserves analogues face aux alternatives proposées par différents participants venus du Kivu. «Je voudrais ici préciser qu’il n’est pas question de prendre une position ou une autre. Il n’est pas question ici de prendre une position pour la levée et le maintien de l’état de siège mais il est plutôt question de prendre une position qui va permettre à nos populations de l’Est de vivre dans la paix et la sécurité», avait déclaré Bertin Mubonzi, le président de cette commission. «J’en appelle à tous les participants de la table ronde de fonder tout le raisonnement autour de ces deux piliers (que sont) la paix et la sécurité que nous devons absolument restaurer dans notre pays et plus particulièrement dans les deux provinces», avait-il bûcheronné.
Partisans de la chienlit
Même si de chauds partisans de la mesure sécuritaire exceptionnelle décriée à l’Est de la RDC n’ont pas manqué d’avancer leurs arguments, à l’instar de Robert Kahire, un notable du Nord-Kivu pour qui l’état de siège se justifie aussi longtemps que les conditions qui avaient prévalu à sa mise en oeuvre demeurent, la table ronde de Kinshasa a été plus le cadre d’un lobbying robuste pour les adversaires de l’état de siège qui y voient une mesure contraire à leurs privilèges somme toute indus. Du point de vue de Kahire, l’agression du pays par la coalition RDF -M23, ainsi que la prolifération des groupes armés sont plutôt des motifs valables pour le maintien de l’état de siège. «Dès lors que ces circonstances persistent, il n’y a aucune raison de penser qu’il y a un quelconque intérêt légitime à lever l’état de siège. A la limite, je plaiderais même pour son renforcement», a-t-il soutenu en rejetant l’argument d’inconstitutionnalité de la mesure arrêté en mai 2021. «L’état de siège est constitutionnel parce qu’il est prévu dans la constitution et je ne vois aucun problème de régularité en ce qui le concerne dès lors que, conformément à la loi fondamentale, il est rééxaminé et prorogé tous les quinze jours», avance-t-il à ce propos.
Les adeptes du maintien de l’état de siège soutiennent également que le retour des civils aux affaires à quelques mois des élections risque de ne pas être sans péril au Nord-Kivu et en Ituri. Parce que les deux provinces ainsi transformées en espaces de conquête pour les candidats députés nationaux et provinciaux pourraient replonger ainsi dans les désordres des conflits et des atavismes communautaires qui s’ajouteraient aux atrocités déplorées depuis des lustres. «Les autorités civiles revenues aux affaires se comptant parmi les candidats députés nationaux, provinciaux, conseillers communaux, maires ou bourgmestres tiennent manifestement à instrumentaliser leurs positions pour la campagne électorale et n’auront que peu de temps à consacrer à l’administration et à la sécurisation de leurs entités contrairement aux militaires apolitiques», soutient-on ici.
Etat de guerre
Dans une tribune publiée le 16 août 2023, Serge Sanvura Mporanzi va un peu plus loin encore en proposant la requalification de l’état de siège à «quelque chose qui s’apparenterait à l’état de guerre pendant une période de 60 jours non renouvelables, le doter d’un budget spécial afin de reconquérir les territoires sous occupation étrangère».
L’état de guerre pour suppléer à l’état de siège, c’est également ce que propose dans un tweet, le professeur Mughanda, recteur de l’université de Goma pour qui, «si on amène un malade à l’hôpital et que le médecin lui administre des aspirines (état civil) qui ne produisent aucun effet, le soignant peut lui administrer des antibiotiques (état de siège). Au cas où ceux-ci ne fonctionnent pas non plus, en revenant à l’aspirine, on exposerait tout simplement le patient à la mort. Il importe donc d’envisager la perfusion en augmentant la dose d’antibiotiques pour accroître ses chances de survie. Ainsi donc, si on se focalisait sur le problème à résoudre (l’insécurité), l’état de guerre me paraît la solution idoine».
Mercredi 16 août 2023, le 1er ministre, Jean-Michel Sama Lukonde, a clôturé la table ronde au Palais du Peuple avant d’en remettre les conclusions au président de la République pour décision finale. Au cours du conseil des ministres, le 18 août 2023, Félix Tshisekedi a promis de les examiner «en toute responsabilité» et de communiquer incessamment à la nation la suite qu’il entend y réserver.
Entre-temps, lundi 21 août 2023 à la Cité de l’Union africaine, le chef de l’Etat a réuni autour de lui les différents responsables des institutions nationales afin de recueillir leurs avis sur la question.
J.N. AVEC LE MAXIMUM