Quelques bonnes pages de l’ouvrage «Rwanda: Assassins sans frontières» de la journaliste britannique Michela Wrong donnent une idée sur la méthode utilisée par le président rwandais Paul Kagame pour circonvenir les décideurs en Europe et particulièrement en Belgique. Analyste pointue des interactions dans la région des Grands lacs africains au cours de la période post-génocide, l’auteure relate notamment ce qui suit : «Après des semaines de voyage – d’abord Paris, puis Kinshasa et Bruxelles –, j’attendais avec impatience cette soirée à L’Horloge du Sud. Ce restaurant, réputé pour son liboké (du poisson cuit dans une feuille de bananier) et d’autres spécialités, est très apprécié de la diaspora africaine locale en Belgique. J’avais été invitée par un think tank panafricain, afin de présenter mon dernier ouvrage sur le Rwanda. Les choses ne se sont pas exactement passées comme prévu. La veille, le journaliste béninois qui devait animer la rencontre m’a contactée par téléphone. Il semblait ébranlé. Le propriétaire du restaurant, m’a-t-il expliqué, avait reçu des plaintes de la part de groupes rwandais pro-gouvernement basés à Bruxelles, des courriels de menace et des appels anonymes en provenance du Rwanda. La structure qu’il représentait encourageait le propriétaire à tenir bon, mais jamais, malgré tous les événements polémiques organisés, ils n’avaient connu un tel degré d’intimidation».
Estomaquée par cette volonté d’intimider en pleine capitale de l’Europe, Wrong dit avoir suggéré à son interlocuteur d’expliquer à sa source que c’était de cette manière que toutes les dictatures du monde agissaient pour empêcher le débat. «Vous ne comprenez pas! s’est emporté mon hôte.Ils vous accusent d’être une négationniste notoire. Ils menacent de poursuivre le propriétaire en justice et se disent même prêts à tout casser».
Théoriquement, le négationnisme est un crime au regard de la loi belge. Ayant eu à couvrir le Rwanda en 1994 pour son journal, Michela Wrong ne s’en est pas laissée conter. «J’ai parcouru des églises et des salles de classe, dans lesquelles des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants avaient été massacrés à coups de machette. L’idée de nier l’existence du génocide ne m’a donc jamais traversé l’esprit. J’ai vu des corps. Les mauvais jours, je sens encore, quel que soit l’endroit où je me trouve, l’odeur de la putréfaction. Pourquoi diable irais-je remettre en question un événement sur lequel j’avais autrefois tellement écrit ?». En fait, le problème c’est que le négationnisme est devenu un terme de prédilection pour les stratèges extrémistes du Front patriotique rwandais (FPR), le parti au pouvoir à Kigali, afin de faire taire toute personne qui oserait critiquer le président Kagame. «Je n’étais pas la seule à être calomniée de façon aussi surréaliste. C’est également le sort de respectables universitaires ou journalistes et, plus grotesque encore, de membres éminents de la minorité tutsi, dont plusieurs proches ont été sauvagement éliminés par les miliciens génocidaires hutus et les soldats des Forces armées rwandaises de l’époque. J’ose à peine imaginer ce que doit ressentir un Tutsi ayant perdu des proches en 1994, en s’entendant être ainsi diffamé pour avoir exprimé ses inquiétudes face à l’autoritarisme grandissant de Kagame».
Cette situation ne manque pas d’ironie. Le livre de 542 pages intitulé «Rwanda : Assassins sans Frontières», publié en 2023 chez MaxMilo Editions et traduit de l’anglais par Lucie Delplanque, se concentre longuement sur le palmarès peu élogieux de Paul Kagame en matière de «répression transnationale» après le génocide, notamment à travers le ciblage systématique des dissidents, journalistes et militants des droits de l’homme rwandais qui ont fui le pays. Une croisade qui va du simple harcèlement sur les réseaux sociaux à l’assassinat pur et simple. Michela Wrong dont les nombreux articles dans la presse britannique ont permis de prendre conscience du niveau humainement inacceptable des crimes commis par les milices génocidaires au Rwanda se trouve de la sorte parmi les cibles des appels anonymes et des tweets la dénonçant comme «une nazie tropicale». «Le régime de Kigali ne fait de la sorte que confirmer la thèse centrale de mon livre. Plus étrange encore, il tente de réduire au silence une reporter britannique, au moment même où, au Royaume-Uni, l’accord du ministère de l’Intérieur visant à expédier vers le Rwanda les demandeurs d’asile indésirables de toutes nationalités est contesté devant la cour d’appel : le timing est pour le moins maladroit».
À vrai dire, la subtilité n’a jamais été le fort de Paul Kagame et de ses sbires du FPR. Lorsqu’il s’agit d’empêcher la tenue d’événements, ils ne reculent devant rien. «En avril, le lancement de mon livre prévu par mon éditeur français à Paris a d’abord été annulé, après que la direction de l’hôtel censé accueillir la réception a soudain décrété qu’elle n’était pas en mesure d’en garantir la sécurité. En mai 2022, l’Institute for Security Studies (ISS) avait décommandé un séminaire en Afrique du Sud, huit heures seulement avant le début, à la suite de plaintes déposées par des officiels rwandais».
L’Institute for Security Studies (ISS) est l’un des rares groupes de réflexion indépendants en Afrique et le docteur Fonteh Akum, son directeur général, réputé résolument attaché à la liberté d’expression, avait par la suite promis à Michela Wrong que l’événement allait être reprogrammé «dès que les Rwandais auraient trouvé quelqu’un disposé à vous rejoindre à la tribune». Mais depuis lors, motus et bouche cousue.
Les dictatures ont beau afficher l’assurance intellectuelle, la confiance en elle-même et l’arrogance dont Kagame et ses principaux ministres sont devenus les maîtres depuis 1994, elles restent toujours allergiques à toute forme de défiance. Filip Reyntjens, un universitaire belge (Université d’Anvers) expert du Rwanda, lui aussi passe également aux yeux de la phalange de Kagame pour un négationniste. «C’est bizarre qu’aucun partisan inkotanyi du FPR, rwandais ou autre, n’ose s’engager dans un débat contradictoire. Ils se dégonflent tous, les uns après les autres, sans exception», observe à ce sujet Michela Wrong.
Comme on pouvait s’y attendre, le propriétaire de l’Horloge du Sud a décidé que c’en était trop. «Une photo a circulé sur les réseaux sociaux avec mon visage barré des mots ‘‘annulé pour cause de négationnisme’’. Mais, le groupe de réflexion du Conseil panafricain de Belgique a réagi avec brio et a rapidement annoncé que l’événement aurait finalement lieu dans une autre salle, à l’autre bout de Bruxelles. Il s’agissait d’un leurre. Un organisateur togolais est resté sur place pour rediriger les arrivants vers le nouveau point de ralliement, où trois hommes – un Togolais, un Congolais et un Guinéen – filtraient avec courtoisie les invités sur le trottoir, avant de leur indiquer l’adresse exacte, située à proximité».
Michela Wrong a finalement fait salle comble dans la capitale belge et les exemplaires de son livre se sont vendus comme des petits pains. «À la fin, j’ai demandé à Olivier Dossou, le président de la séance de présentation, si les vigiles volontaires avaient refoulé d’éventuels saboteurs. Nous pensons qu’il y en a eu trois. Ils avaient l’air rwandais et cherchaient frénétiquement ‘‘la célèbre négationniste”. Mais Dieu merci, ils n’ont rien empêché», témoigne l’auteure.

Avis à tous ceux qui s’apprêtent à organiser à Bruxelles un événement sur la région des grands lacs en général et le Rwanda en particulier: ils ne peuvent compter que sur leur propre sens d’anticipation et d’organisation, tellement les bonnes âmes en Europe sont tétanisées par la terreur kagaméenne.
En effet, le plus choquant dans tout cela, c’est que de telles pratiques d’intimidation dénoncées à cor et et à cri par de vertueuses ONG internationales des droits de l’homme lorsqu’elles se déroulent dans certains pays africains, soient pratiquées de manière aussi banale dans des pays européens par un régime africain dont la survie dépend entièrement de l’aide et de la philanthropie occidentale.
En exploitant une législation européenne élaborée, à l’origine, dans le but bien intentionné de proscrire le racisme et la xénophobie, le Rwanda de Kagame parvient ainsi à imposer malicieusement ses ambitions anti-démocratiques dans tous les États où il dispose des nervis encadrés par l’ambassade. Curieusement, cela fonctionne. Si Suella Braverman, l’actuelle secrétaire d’État britannique à l’Intérieur, obtient gain de cause et que la cour d’appel de Londres confirme la légalité du projet rwandais en matière d’immigration, alors des centaines de personnes fuyant des persécutions politiques en Irak, en Afghanistan, en Érythrée notamment pourront bientôt être déportés vers ce prétendu hâvre de paix qu’est la principauté militaire de Kagame. On croit rêver.
Le Maximum