En RD Congo, le transfert civilisé du pouvoir intervenu le 24 janvier 2019 entre Joseph Kabila, le président de la République sortant, et Félix-Antoine Tshilombo Tshisekedi, traverse ses premières zones de turbulences dont on n’ose pas encore présumer des conséquences. Elles pourraient, si on n’y prend garde, s’avérer extrêmement graves pour cet immense pays dont l’indépendance politique et économique est demeurée nominale, près de 60 ans après une accession toute de principe à la souveraineté nationale et internationale. L’ex. Congo-Belge gigote encore, comme au bout d’une corde de pendu, pour se libérer effectivement et prendre possession de lui-même. Pays post-conflit, la RD Congo n’en a pas encore fini de sortir de conflagrations violentes nées de la tristement « première guerre mondiale africaine » qui s’est déroulée sur son sol il y a moins de 20 ans. Un clash au sommet de l’Etat, qui n’est pas sans rappeler les accrochages entre Joseph Kasavubu et Patrice Lumumba en 1960, fait donc craindre le pire. Et il y en a un en perspective depuis lundi 18 mars 2019.
Au terme d’une réunion interinstitutionnelle convoquée à l’initiative du président de la République pour plancher sur les incidents qui ont entouré la proclamation des résultats des sénatoriales, le 15 mars 2019, Félix-Antoine Tshilombo Tshisekedi a pris une série de mesures : « la suspension de l’installation des sénateurs ; le report sine die des élections des gouverneurs de provinces ; l’ouverture d’une enquête en procédure de flagrance à l’encontre des présumés corrupteurs et corrompus pour les traduire devant les juridictions compétentes afin qu’ils subissent la rigueur de la loi et les sanctions exemplaires qui s’en suivent ». Aussitôt annoncées, ces mesures ont plutôt énervé dans la classe politique et mis à mal la relative accalmie observée jusque-là. Tous ceux qui comprennent quelque chose à la conduite des affaires de l’Etat ont réagi … contre elles, au sein de la nouvelle opposition comme dans la toute nouvelle majorité parlementaire pourtant alliée au nouveau président de la République.
Réaction ultrarapide au FCC
Dès lundi soir, le Front Commun pour le Congo (FCC), la méga plateforme qui rassemble regroupements, partis et personnalités politiques de l’obédience du président de la République sortant, a donné de la voix dans un communiqué policé puis du haut de la tribune de l’Assemblée nationale par le député Jean-Lucien Bussa, pour fustiger ces mesures manifestement inconstitutionnelles. Selon le regroupement kabiliste, la réunion interinstitutionnelle demeure une réunion informelle sans pouvoir de décision, qui n’est fondée qu’à formuler des recommandations à l’intention des institutions de la République habilitées par la constitution à prendre des décisions dans les matières qui ont fait l’objet des délibérations de la réunion. C’est à la Commission Electorale Nationale Indépendante (CENI) et à elle seule que la constitution attribue la compétence d’organiser les élections, et donc de fixer les échéances calendaires ou de les modifier. Et non pas au président de la République, estime le FCC dont le communiqué signé de son coordonnateur, Néhémie Mwilanya, relève que la suspension de l’installation des sénateurs élus se traduit dans les faits en tentative de freinage du processus de renouvellement du sénat.
Le MLC au créneau
De l’opposition Lamuka, c’est le Mouvement de Libération du Congo (MLC) de Jean-Pierre Bemba qui est monté au créneau pour fustiger ce qu’il présence comme de l’amateurisme au sommet de l’Etat. Non sans en profiter pour relier le couac présidentiel du 18 mars à la contestation des résultats de la présidentielle du 30 décembre dernier, le cheval de bataille d’une partie de l’opposition au nouveau pouvoir. Les termes du communiqué publié le 19 mars 2019 par Fidèle Babala Wandu sont plutôt durs : « le MLC note avec sidération l’amalgame et l’amateurisme qui ont tendance à élire domicile au sommet de l’Etat. Les questions internes à un parti politique ne peuvent impacter la vie d’une nation (…) Mr Félix Tshisekedi ne fait preuve d’aucune capacité à établir un départ entre la gestion de l’Etat et ses intérêts tant familiaux que partisans », assène ce juriste formé à l’Université de Kinshasa. Auparavant, le communiqué de Babala relevait « … l’incompétence absolue en cette matière (électorale, i.e.) de cet organe (la réunion interinstitutionnelle, i.e.) informel dépourvu de tout pouvoir décisionnel au regard de la constitution de notre pays », comme celui du FCC 24 heures plus tôt.
A l’évidence donc, le président de la République issue des rangs d’une opposition qui réclame à cor et à cri l’établissement d’un Etat de droit en RD Congo est tombé dans le piège du non droit ou du déni de droit dès ses premières difficultés dans l’exercice du pouvoir d’Etat. Dans le dossier des sénatoriales qui a vu l’UDPS/T, son parti politique, perdre des plumes où nul ne s’y attendait, c’est en chef coutumier que Fatshi a réagi et non pas en chef d’Etat (de droit), dénoncent ses détracteurs.
Interventionnisme illégal
Les partisans du président de la République, sourds aux arguments de droit avancés pour critiquer les mesures du 18 mars 2019, mettent en avant la qualité de garant de la Nation et du bon fonctionnement des institutions dévolue par la même constitution au chef de l’Etat. Mais à l’analyse, l’argument ne tient pas la route, seulement quelques sentiers paysans et villageois qui ne peuvent se prévaloir de quelque universalité que ce soit. Et ne s’imposent nullement à tous indistinctement.
Du point de vue du droit et de la légalité, l’interventionnisme présidentiel soulève davantage de problèmes qu’il n’apporte des solutions. Il faut encore, en effet, établir si le chef de l’Etat « est fondé en fait comme en droit de suspendre l’installation d’une institution dont le calendrier est explicitement prévu par la Constitution » et donc aussi de reporter sine die une élection déjà annoncée par voie de décision par la CENI, ou encore de décider de l’ouverture d’une enquête judiciaire malgré le principe de la séparation des pouvoirs, explique une tribune signée de l’avocat Chris Shematsi chez nos confrères d’Actualités.cd. (Texte intégral ci-contre). La réponse est non. Selon la constitution, la réunion interinstitutionnelle n’est valablement convoquée que lorsqu’il s’agit de décider de la proclamation de l’état d’urgence, de l’état de siège ou de la suspension de l’Assemblée nationale. Et non pas pour plancher sur des questions électorales, même si elles ont le don de malmener le parti présidentiel : « dans le contexte en l’espèce, la Constitution ne prévoit nullement la convocation d’une réunion interinstitutionnelle », soutient cet avocat qui, jusqu’au moment où Le Maximum mettait sous presse, n’était encore contredit par aucun de ses collègues juristes. « Il s’agit donc d’un cadre informel duquel ne saurait découler les décisions du Président de la République », conclut-il.
Fonctionnement … suspensif des institutions
L’article 69 de la constitution derrière lequel ses partisans tentent d’abriter l’initiative du chef de l’Etat n’est d’aucun secours, en réalité. Même s’il stipule, entre autres, que le président de la République « … assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et des Institutions ainsi que la continuité de l’Etat … ». Parce que cet article est autolimité par la constitution elle-même, notamment à travers l’article 114 qui organise le calendrier de l’installation des chambres parlementaires, et dont les mécanismes ont été déclenchés par la décision de la CENI du 15 mars 2019 portant annonce des résultats provisoires de l’élection des sénateurs. Il stipule, notamment, que « chaque chambre du Parlement se réunit de plein droit en session extraordinaire le quinzième jour suivant la proclamation des résultats des élections législatives par la Commission Electorale Nationale Indépendante … ».
Pour parler comme tout le monde, dès lors que la CENI a officiellement et légalement proclamé les résultats provisoires des sénatoriales court un délai constitutionnel d’entrée en fonction du sénat, prévu par la constitution, que le président de la République ne peut suspendre sans violer la loi fondamentale. « Force est de constater qu’en fait comme en droit, l’article 69 de la constitution est inopérant dans ce cas », écrit l’avocat Chris Shematsi dans ‘leur langage’. Félix Tshisekedi a donc bel et bien violé la constitution, selon ce point de vue : « sans fondement juridique, le président de la République s’est donc permis de suspendre des mécanismes constitutionnels et institutionnels mis en mouvement par le fait du texte de la constitution. En outre, la décision de la CENI sus évoquée sort un autre effet de droit, à savoir qu’elle ouvre la voie au contentieux relatif à cette élection », avance encore ce juriste, qui se demande ce qu’il reste de ce contentieux après la décision présidentielle.
Violation du principe de séparation des pouvoirs
Réunion institutionnelle ou pas, le nouveau président de la République a accaparé et s’est substitué à d’autres institutions que lui-même, violant ainsi délibérément le principe de la séparation des pouvoirs. La posture est dictatoriale et des voix s’élèvent qui craignent que ces prémisses ne présagent pire. A l’instar de tous les systèmes dictatoriaux qui essaiment dans le voisinage territorial de la RD Congo, qui demeurent adoubés par les puissances occidentales. Les mêmes qui incitent un chef de l’Etat sans réelle majorité parlementaire à s’affranchir d’alliés qui lui apportent les moyens de sa gouvernance au sein du parlement.
Très mauvais message, cette suspension de l’installation des sénateurs qui n’empêche pourtant pas les enquêtes judiciaires sur les allégations de corruption.
J.N.
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