Le 7 avril 2025 à Kigali, à l’occasion de la 31ème commémoration du génocide de 1994, Paul Kagame est monté au créneau, comme à l’accoutumée. Mais cette fois, le président rwandais ne s’est pas attardé sur le souvenir de ses près de 800.000 compatriotes massacrés il y a 31 ans. Son discours a été accaparé par les préoccupations politiques de l’heure. «Allez au diable !», a lancé le chef de la principauté militaire en place au Rwanda à ceux qui osent critiquer sa politique hégémonique et prédatrice dans la région.
En ce jour mémorable, le n° 1 rwandais et son épouse avaient pourtant allumé la flamme du souvenir au Mémorial du génocide de Gisozi. Un geste qui marque le lancement de 100 jours d’activités en mémoire des victimes de 1994, qui, cette fois, a été posé en l’absence criarde d’habituels représentants des pays amis du Rwanda. La 31ème commémoration des trois mois des exterminations de 1994 s’est déroulée dans un jardin diplomatique désespérément désert. Signe des temps. Et le discours de Kagame n’en a été que plus incisif. Contre ses anciens amis occidentaux.
«Ces gens à l’ONU, dans ces capitales occidentales […] qui s’allient contre le Rwanda… j’imagine juste que le monde est devenu fou», a-t-il lancé, avant de s’en prendre particulièrement au Royaume de Belgique et ceux des pays membres de l’Union Européenne, auteurs de récentes sanctions contre le Rwanda. «Si quelqu’un vient […] et dit : Hey, nous allons vous sanctionner. Quoi ? Allez au diable ! Vous avez vos propres problèmes à régler, allez régler vos propres problèmes, laissez-moi m’occuper des miens», a encore asséné un Kagame manifestement hors de lui. A l’intention de ses compatriotes, l’homme fort de Kigali … depuis le génocide s’est fendu d’une exhortation. «Rwandais, […] vous ne devez votre vie à personne d’autre. Ayez le courage d’affronter la situation […], ne laissez personne vous dicter comment vivre votre vie, car au moment où vous l’acceptez, c’est le jour où vous avez perdu votre vie». Ou encore, adoptant une posture carrément belliqueuse : «Je ne peux pas supplier pour vivre. […] Nous nous battrons. Si je perds, je perds. Mais il y a une chance […] que si vous vous levez et vous battez, vous vivrez. Et vous aurez vécu une vie digne. Alors, vous Rwandais, pourquoi ne pas mourir en combattant ? Au lieu de mourir de toute façon. Juste mourir comme des mouches. Pourquoi ?», a encore bûcheronné le président rwandais au millier de personnes venues commémorer le génocide de 1994 dans un style qui n’est pas sans rappeler un certain Adolf Hitler peu avant de suicider après l’entrée triomphale de l’armée rouge à Berlin en avril 1945…
Dimanche 7 avril 2025, Paul Kagame n’est pas sorti grandi de sa prestation au Mémorial de Gisozi où il n’a réussi qu’à transformer «un moment de deuil en théâtre de la folie», selon Théogène Rudasingwa, son ancien directeur de cabinet exilé aux Etats-Unis. Dans une lettre ouverte publiée le 10 avril 2025, cet universitaire tutsi, devenu ambassadeur du Rwanda aux Etats-Unis avant de gagner l’opposition, a eu des mots très durs envers son ancien compagnon de lutte. «Jamais, même aux heures les plus sombres du redressement de notre nation, je ne vous ai vu apparaître aussi effrontément petit, aussi dérangé, aussi publiquement inquiet que lors de votre récent éclat», écrit-il.
«Kagame, petit et dérangé» (Rudasingwa)
En fait, « petit et dérangé », Kagame a toutes les raisons de l’être depuis que le sol semble se dérober sous les pieds de l’empire qu’il a rêvé de bâtir dans le sang, le pillage et le déni des crimes abominables commis aussi bien dans son propre pays que dans la région des Grands lacs, particulièrement en RDC voisine. Trente années de ces ‘‘exploits’’ peu avouables, les amis de Kigali ne se cachent plus pour exprimer leur ras-le-bol devant tant de cruauté et de cynisme. Quelques jours avant la célébration du 31ème anniversaire du génocide rwandais, le 4 avril 2025, Kigali avait organisé en grandes pompes, un sommet africain consacré à l’Intelligence Artificielle. Des assises zappées par tous ses collègues chefs d’Etats, occidentaux et africains, à l’exception du Togolais Faure Gnassingbé Eyadema, chargé de reprendre le bâton de la médiation. Ça ne s’était pas vu depuis 1995, et Kigali ne se trompe pas sur ce qui ressemble bien à un lâchage, prélude à l’isolement diplomatique.
Le 8 avril 2025, le ministère rwandais des Affaires étrangères et de la coopération internationale a ainsi publié une déclaration déplorant «le sabotage de Kwibuka 31», et le comportement de certains membres de la communauté internationale à cette occasion. «Ce moment de recueillement n’est pas un événement politique. C’est un temps de mémoire, d’unité et de renouvellement de la promesse : plus jamais ça. Pourtant, certaines nations ont choisi de s’en éloigner, influencés par des récits infondés mettant en cause le Rwanda dans les conflits régionaux – sans preuves, et sans considération pour notre histoire», lit-on dans cette complainte, plutôt inhabituelle dans le chef des triomphalistes au pouvoir à Kigali.
En réalité, le narratif victimaire et de déni des crimes graves essaimés dans la région par le Rwanda ne prospère plus, même pour nombre de compatriotes de Paul Kagame. «Vous avez perdu la dernière goutte de tout mandat moral pour gouverner cette nation blessée. Le Rwanda ne vous appartient pas. Sa douleur n’est pas votre arme. Le génocide ne vous appartient pas. Vous n’en avez jamais été le seul survivant, ni le seul gardien», dit à cet effet, Rudasingwa au chef de l’Etat de son pays. A qui il reproche également de déclarer la guerre «non pas contre ceux qui ont planifié ou nié le génocide, mais contre vos critiques, vos alliés de toujours et cette même communauté internationale qui a toléré, défendu et permis votre règne pendant près de trente ans».
Tant va la cruche à l’eau …
Tant va la cruche à l’eau qu’elle finit par se casser. En envoyant «au diable» ses soutiens occidentaux et en exhortant ses compatriotes à poursuivre un combat qui semble avoir dévié de ses impératifs de départ, c’est l’expédition en enfer du Rwanda que Kagame signe. Ou fait semblant de signer, en guise d’ultime menace à la communauté internationale.
Il apparaît ainsi que Kigali exploite le génocide de 1994 pour justifier l’injustifiable, particulièrement un régime dictatorial imposé à l’intérieur des frontières rwandaises et la politique expansionniste et prédatrice mise en œuvre en RDC voisine. «Le génocide rwandais est un fait indéniable, mais rien ne justifie les morts d’aujourd’hui, pas davantage que ceux d’hier», déclare à ce sujet, Yves Stefan Mbele, un politologue franco-camerounais. Selon lui, «ce n’est pas parce que certains innocents ont été tués hier qu’il faut que d’autres innocents soient tués aujourd’hui. Les Rwandais ont souffert et aujourd’hui les Congolais souffrent dans un conflit qui a déjà fait des millions de morts».
De là à accuser Paul Kagame d’exploitation criminelle de ces événements malheureux, il n’y a qu’un pas que certains observateurs n’hésitent plus à franchir.
Il est ainsi signalé qu’au Rwanda, seule la première commémoration du génocide, le 7 avril 1995, n’a pas fait l’objet d’instrumentalisation politique en respectant la logique de la réconciliation nationale qui la justifie. «Dès l’année suivante, la logique de réconciliation a volé en éclats. Après la rupture du gouvernement d’union nationale en août 1995, le discours présidentiel lors des commémorations s’est détourné de son sens originel pour cibler l’opposition, qu’elle soit interne ou internationale. Depuis, rien n’a changé», rappelle Jean-François Le Drian, auteur de nombreuses études sur le sujet.
Instrumentalisation du génocide
Dimanche 7 avril 2025 à Kigali, c’est à cette instrumentalisation que le président s’est adonné, comme c’est le cas depuis trois décennies, en menaçant d’envoyer la communauté internationale ‘‘au diable’’ et le peuple rwandais dans l’enfer d’une nouvelle guerre avec la RDC sur fond de haine ethnique transnationale.
La politique mémorielle mise en œuvre par Paul Kagame n’est pas sans rappeler l’exhibition des restes humains pratiquée en son temps par son ancien mentor, Yoweri Museveni, dans le Triangle de Luwero en Ouganda. Elle vise à consolider ad vitam aeternam la légitimité de son pouvoir politique en même temps qu’il stigmatise la diabolisation ethnique et justifie tout ce qui semble bon pour préserver un tel pouvoir, selon les observateurs.
Entre décembre 1995 et janvier 1996, environ 20.000 corps furent exhumés par des associations de rescapés du génocide pour être exposés dans des mémoriaux sur ordre des autorités. Et, à la fin des années ’90, l’Etat rwandais obligea les familles à exhumer les corps inhumés dans des sépulcres individuelles pour les transférer dans des cimetières collectifs. «Depuis la loi de 2008 sur l’organisation des sites mémoriaux et cimetières pour les victimes du génocide perpétré contre les Tutsis, les corps des victimes sont devenus ‘propriété de l’Etat», révèle encore JF Le Drian. Preuve s’il en est, que la machine à se victimiser, à soutenir une diplomatie de la culpabilisation et à s’auto-absoudre de ses propres crimes est bien huilée et fonctionne à plein régime à Kigali.
J.N.