L’émergence d’un nouveau leadership en RDC intervient à un moment où les enjeux économiques cruciaux atteignent leurs points critiques dans ce pays. C’est le cas, par exemple, du problème de l’accès à l’énergie électrique pour l’industrialisation et les ménages, de la préservation de l’écosystème et de l’informatisation de la gestion des secteurs public et privé.
Cependant, les échanges en cours sur les options alternatives risquent d’aggraver un retard déjà accumulé, alors que la misère qui en résulte est fort généralisée. En ce qui concerne l’électricité notamment, la décision attendue dans le dossier du développement du méga¬projet d’Inga III conditionne le délai d’attente pour une solution durable au problème du déficit énergétique du Congo-Kinshasa et de l’Afrique australe qui risque d’être prolongé pour une durée de 6 à 10 ans.
Pour saisir l’incidence potentielle de chacune des deux options concurrentes sur les processus souhaités par les acteurs majeurs, il s’avère indispensable d’examiner comparativement leurs spécificités respectives, dans le but de faire ressortir les liens objectifs avec l’urgence d’enrailler l’énorme déficit énergétique décrié actuellement.
Développement suspendu à l’électricité
Au terme de sept décennies d’évolution asymétrique entre un rythme très lent de création des richesses et une démographie galopante, les autorités congolaises devraient se prononcer sur l’une ou l’autre alternative de valorisation du site d’Inga III, afin de libérer son potentiel en faveur du bien-être des populations et du déblocage de l’industrialisation.
Bien qu’écartelées entre les deux options, les décideurs devraient briser un verrou de taille qui a bloqué toute possibilité d’expansion économique du pays. En effet, alors que la population congolaise s’est accrue de 528.1% entre 1959 et 2019, la capacité de production d’électricité, par contre, a chuté de 16,7%, passant de 2.800 millions de Kwh en 1959 à 2.400 millions en 2016. La consommation moyenne d’électricité a, quant à elle, chuté de 83,9% dans une période sensiblement correspondante. Avec un taux d’accès à l’électricité d’environ 10 % de la population, la RDC est en deçà de la moyenne africaine qui est de 30 %, alors que ce continent constitue déjà la région qui affiche le taux d’électrification le plus faible au monde.
Par ailleurs, la réalisation des grands projets de développe¬ment économique à retombées significatives ne peut être envisagée actuellement à cause de cet important déficit énergétique. Entre autres dossiers qui piétinent, on compte le déploiement de l’agro-industrie pour insérer les paysans dans les circuits de distribution des revenus, la valorisation des produits forestiers, l’amorce d’un virage manufacturière et, enfin la généralisation du secteur tertiaire, incluant l’informatisation des services de santé, d’éducation, d’exploitation des entreprises et d’autres activités dites de ‘’gouvernement en ligne’’: la gestion des finances publiques et de la population. Plusieurs projets de développement minier et de prétraitement métallurgique sont retardés dans les provinces Sud-Est du Katanga à la suite de ce même obstacle : un grand déficit énergétique.
Gros besoins selon les mises à jour de l’offre locale
Au niveau régional, les besoins des grands pools énergétiques africains sont considérables, aussi bien à court qu’à moyen terme. Ils sont globalement chiffrés à environ 14.000 MW dont 6.000 MW pour le Nigeria, 3.500 MW pour le projet WEST¬CORIDOR et le reste pour divers projets miniers. Ceci, compte non tenu des besoins de l’Égypte qui table aussi sur le site d’Inga.
Le lien étant évident entre le faible taux d’électrification et la misère de la population, un accroissement substantiel de l’offre d’énergie s’avère incontournable pour renverser le processus de développement asymétrique observé jusqu’ici au Congo. La création des richesses réelles reste très en deçà des besoins concrets.
En outre, si l’exigence des évidences d’une clientèle solvable se justifie parce que l’électricité constitue une forme d’énergie et la consommation devraient être synchronisées, cette question est pourtant évacuée dans le cas du projet Inga III où les évidences de marchés ont été formalisées par des accords avec divers clients internationaux et des évaluations chiffrées de besoins internes.
Les acteurs ressentent l’urgence d’entreprendre un effort d’accroissement substantiel de la disponibilité énergétique pour les perspectives de développement social, de relance de l’industrialisation, de consolidation de l’extraction minière, de mise en oeuvre des projets de prétraitement métallurgique des minerais bruts, et pourquoi pas, de raffinage des concentrés métallurgiques sur place au Congo, le tout devant avoir des retombées à moyen et long terme.
Ainsi, la réalisation d’Inga III amorcerait-elle un processus de passage du statut d’économie primaire à celui d’économie à la fois secondaire et tertiaire, ce qui aura une incidence majeure sur les rentrées en devises du pays.
L’enjeu principal pour ce projet ne consisterait qu’au choix que les décideurs devraient effectuer entre, d’un côté, la nième manifestation d’intérêt du couple Banque africaine de développement (BAD) – Banque mondiale (BM) pour l’implication dans un montage financier d’Inga III et, de l’autre, l’offre unique, à la fois technique et financière des groupements des entreprises «Chine Inga III» et «ProInga».
Chine Inga III est emmené par China Three Gorges Corporation (gestionnaire du gigantesque barrage des Trois- Gorges en Chine). ProInga est conduit par Cobra Instalaciones y Servicios, filiale du groupe de BTP espagnol ACS.
Depuis 1993-1997, ce projet avait retenu l’attention de la BAD dans le cadre du programme FAD consacré au financement, préparation de projets, conseils et négociation, notamment avec le FAD 11, 12 et 13.
Ensuite, les dirigeants africains initiateurs du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NÉPAD) pointèrent ce projet dès le début des années 2000 comme devant servir de pièce maîtresse pour le décollage économique du continent.
Cet espoir continue encore aujourd’hui, mais déjà avec un certain désespoir à cause des retards accumulés : «Les atermoiements dans l’avancement du projet ont contraint la société sud-africaine Eskom – qui devait acquérir, selon le Traité, plus de la moitié de la puissance générée par Inga 3, première phase de Grand Inga – à prévoir d’autres alternatives pour combler le déficit énergétique de l’Afrique du Sud.»
Et le désespoir donne lieu quelquefois à des idées qui pourraient affecter les perspectives du projet : C’est, en effet, depuis la deuxième moitié des années 1990 que l’Afrique du Sud mise sur ce projet pour combler son énorme déficit en énergie électrique. Elle a d’abord, tenté de patronner un montage financier pour la construction d’Inga III, son exploitation et la distribution de l’électricité par un partenariat avec la RDC via ESKOM et SNEL, ensuite, en élargissant ce partenariat à la compagnie chinoise Trois Gorges. Ces initiatives ont échoué du fait des Congolais qui ont rejeté le modèle d’affaires proposé. Celle de 2013 s’estompera subitement en 2016 à la suite du nième retrait de la Banque mondiale, évoquant des problèmes d’ordre politique et de gouvernance, alors qu’elle avait déjà annoncé sa participation au financement du projet.
Ainsi, près de 6 décennies après les premières études sur les opportunités offertes par Inga, les décisions étrangères aux intérêts objectifs du Congo et de l’Afrique parviennent toujours à retarder la libération du potentiel emprisonné dans ce site.
Alors que les besoins de modernisation des modes de vie et de développement économique s’accentuent, des exigences se juxtaposent les unes aux autres, malgré de multiples études qui y ont déjà été menées pour en retarder l’exécution : le mode de mise en valeur, les dimensions de l’ouvrage, le schéma technique, la faisabilité économique, technique et environnementale, l’actualisation des coûts, la capacité de pilotage du projet. Et chaque nouvelle exigence retarde le démarrage du pro¬jet d’au moins cinq ans.
Projet en gestation depuis 62 ans
Si les échanges sur les modes d’aménagement se sont multipliés depuis 1929 pour la maximisation de l’utilité collective du site d’Inga, c’est surtout depuis 1957 que les initiatives se sont intensifiées.
Néanmoins, après les premières études qui portèrent sur la nature, la portée et la rentabilité des aménagements à réaliser, seules deux phases de capacité modeste ont été mises en oeuvre: Inga I en 1972 et Inga II en 1982.
Depuis lors, de nombreuses études se sont succédées, mais le projet peine à se concrétiser.
Le premier échec remonte à l’initiative de la puissance coloniale belge en 1957, lorsque le roi Baudouin annonça la décision du gouvernement colonial d’entreprendre la construction d’un grand barrage hydroélectrique sur le site d’Inga dans le cadre du premier plan décennal d’équipement du territoire. Enlisé à la suite de l’exigence des évidences d’une clientèle solvable, la décolonisation interviendra sans que le projet n’ait enregistré la moindre avancée.
De même, le président Joseph Kasavubu décidera en 1961 de construire l’ouvrage. Mais jusqu’à son départ du pouvoir en 1965, les bailleurs de fonds se perdaient encore en conjectures.
Si, par contre, le Maréchal Mobutu, un proche des milieux géostratégiques américains avait réussi à aménager deux étapes d’importance mineure, Inga I en 1972 et Inga II en 1982, depuis le début des années 1990, les firmes congolaises et sud-africaines de production, de distribution et de commercialisation de l’électricité, la SNEL et l’ESKOM avaient multiplié, en vain, des rounds de négociation pour la construction d’Inga III.
Commencée sous le régime Mobutu, la gestation de cette initiative sera réactivée vers 2010 par Joseph Kabila. Faute de financements, la position de la RDC dans l’autorité de gestion du projet allait être marginale alors que la propriété de la ressource principale lui revenait, d’abord, par rapport aux intérêts sud-africains, ensuite, sino-sudafricains. C’est pourquoi chaque version de ce projet fut dénoncée par la partie congolaise qui n’y trouvait pas son intérêt.
Atermoiements funestes de la BM
Entre 2013 et 2015, des plénipotentiaires congolais avaient âprement négocié le projet Inga III avec la BAD et la BM. L’exigence d’évidences de marché fut satisfaite, des consommateurs solvables, notamment l’Afrique du Sud ayant conclu un accord pour l’importation de l’électricité (2.500 MW). Il y a eu également des négociations avec d’autres pays, notamment le Nigeria. Mais, rebelotte, la BM évoqua à nouveau des considérations relatives à la gouvernance et à des échéances politiques. Dans son communiqué, l’institution de Bretton Woods indique que cette suspension faisait suite à la décision du gouvernement de la RDC de donner au projet une orientation stratégique différente de celle qui avait été convenue en 2014 et se retira du projet en 2016.
Pendant ce temps, la rhétorique développementaliste continuait: «Nous pensons que si réellement on doit développer l’Afrique, cela doit partir de la RDC. On ne peut pas se développer si on n’a pas l’énergie. Et cette énergie, c’est le Congo [RDC] à travers Inga. Donc, nous avons cette lourde charge de développement de l’Afrique. On ne peut rien faire sans électricité.»
Un autre fait contribuera à la décision de relancer le partenariat Afrique du Sud-RDC avec l’inclusion de la Chine. Là aussi, le vote le 14 janvier 2014, par le Congrès des États-Unis sous la pression des ONG antibarrages, notamment International Rivers, de la loi de finances constituera un véto contre Inga III. Le Consolidated Appropriations Act 2014, stipule en effet que « le secrétaire au Trésor (américain ndlr) va donner instruction au directeur exécutif de chaque institution financière internationale que la politique des États-Unis est de s’opposer à tout prêt, don, stratégie ou politique qui appuie la construction d’un grand barrage hydroélectrique.»
Cela remettait en question l’esprit et la lettre de la «Power Africa Initiative», lancée en juin 2013 au Cap par le président Barack Obama qui espérait ainsi contribuer à l’accroissement de l’accès des Africains à l’électricité (Afrique Asie, 2014). L’Agence américaine d’aide au développement (USAID), par son administrateur d’alors Rajiv Shah, qui s’était même rendu à Inga en 2013 pour évaluer le soutien à accorder au projet, s’éclipsa subitement.
Sous la pression des besoins, les décideurs congolais prirent conscience de ce que la réalisation d’Inga III était liée à la recherche de sources alternatives de financement. Bien avant cela, les Congolais avaient, en vain, tenté d’intéresser d’autres partenaires membres de l’OCDE au projet d’Inga III. Ce fut le cas du Conseil mondial de l’Énergie qui avait fortement appuyé le projet avant de se rétracter faute d’intérêt des Européens.
De même, les entreprises allemandes furent exhortées à participer au projet par le ministère congolais de la Coopération internationale lors d’une journée germano-congolaise, en septembre 2015, tandis que le Premier ministre de l’époque annonçait aux entrepreneurs français que « le jeu était encore ouvert ».
Mais, seule la Banque européenne d’investissement (BEI) manifesta son intérêt avant de se heurter aux hésitations de la Commission européenne relatives à la disponibilité des ressources nécessaires à collecter auprès du secteur privé.
Les Africains n’ont pas, non plus manqué l’occasion d’exprimer haut et fort la demande de financement pour le projet d’Inga III : «Les participants au Caucus africain du 2 août 2011 avaient recommandé aux institutions de Bretton Woods, la Banque mondiale et le FMI, d’accorder plus de financement pour accroître la production de l’énergie électrique en Afrique. Ce financement viserait notamment les pools énergétiques des barrages hydroélectriques ci-après : Inga III et Grand Inga en RDC pour l’Afrique australe, Lom Pangar au Cameroun pour la partie l’Afrique centrale, Des projets de Souapiti et Kaleta, en Guinée pour l’Afrique occidentale et le projet géothermique de la vallée du Rift, au Kenya pour l’Afrique de l’Est ».
Pour leur part, les gouverneurs des banques centrales africaines et les ministres des Finances des pays concernés, réunis à Kinshasa du 1er au 2 août 2012, avaient formulé une demande similaire dans la déclaration finale de leurs assises. De toutes ces recommandations, seul le projet camerounais de barrage de Lom Pangar a reçu un début d’exécution du pool énergétique.
Toutes ces contradictions avaient eu pour effet de retarder l’affranchissement des Congolais de la misère. Elles ont, par ailleurs, poussé les clients potentiels à développer des solutions alternatives à leur déficit énergétique.
L’Afrique du Sud, par exemple, se voit proposer une alternative nucléaire pour son énorme déficit en électricité sans gêner outre mesure les militants anti-atomes. Les «atermoiements funestes » de la BM pourraient coûter cher aux perspectives de valorisation du site d’Inga
L’alternative chinoise
Ce sont donc les tergiversations du groupe de Bretton Woods qui ont conduit à l’adoption d’une proposition alternative chinoise à travers « la possibilité d’un accord all-in, qui pourrait inclure, outre le barrage et le port, le rétablissement de la navigabilité du fleuve Congo depuis Matadi jusqu’à Kisangani, à l’instar de ce qui a été réalisé sur le cours du fleuve Yangtsé» (Africa Energy Intelligence, 2015b). Acculée à examiner les nouvelles sources de financement, la partie congolaise s’est inspirée de l’exemple de l’Éthiopie. Ce pays s’est, en effet affranchi de manière spectaculaire de la tutelle des bailleurs de fonds de l’OCDE pour deux grands projets hydroélectriques : le barrage de Gilgel Gibe III sur la rivière Omo (1870 MW) et le grand projet hydroélectrique africain en cours de construction.
Sur le plan contextuel, la Chine délocalisait déjà ses entreprises à haute intensité de main-d’oeuvre vers l’Afrique, parce que plusieurs pays de ce continent pratiquent encore des salaires inférieurs. Sa proposition aux autorités congolaises a bénéficié des considérations liées aux avantages comparatifs par rapport à celle de la BAD & de la BM.
En outre, les firmes chinoises jouissent aujourd’hui d’une grande notoriété dans le domaine de construction de grandes infrastructures. Trois Gorges, par exemple, construit présentement des barrages dans presque tous les pays d’Afrique, en plus d’avoir construit l’ouvrage le plus important en Afrique présentement, le barrage Renaissance en Éthiopie.
Retour à Canossa ?
Aujourd’hui, à peine le cinquième président congolais Félix Tshisekedi a-t-il évoqué l’enjeu de l’accès à l’énergie pour ses compatriotes, on voit le même couple BAD & BM accourrir pour réactiver sa fameuse proposition pour un montage financier sur deux projets, Inga III sur le fleuve Congo et un autre sur la rivière Lufira au Katanga. Deux ouvrages qui permettraient d’atteindre une puissance totale de 3.500 MW en RDC.
Chez Tshisekedi, Hafez Ghanem, le vice-président pour la région Afrique de la BM a réaffirmé l’intention de son institution de contribuer à «doubler le taux d’accès à l’électricité en RDC ». Un nième engagement de la BAD et de la BM qui intervient alors que la RDC qui avait déjà à son actif un accord de développement avec un consortium de deux développeurs autrement plus crédibles, attendait de passer à la dernière étape, celle de la signature d’un « accord de développement exclusif » avec les entreprises chinoise et espagnole pour le financement de Inga III d’une capacité de 11.000 mégawatts et ainsi lancer les travaux dont l’échéance de livraison était projetée dans les six ans.
Au terme de ces travaux, une stratégie visant l’accès des populations et des entreprises à une énergie plus fiable et moins chère en RDC était en vue dans le but de le faire passer de 10 % actuellement à plus de 40%. Un impact favorable sur le climat des affaires et de la productivité des économies des pays bénéficiaires est également attendu.
Aussitôt que les nouveaux contacts RDC-BAD ont été entamés, voici qu’un nouveau chapelet d’exigences s’ouvre avec son lot d’horizons temporels qui semble décidémment destiné à perpétuer la misère au Congo et à pousser les clients extérieurs à rechercher des solutions alternatives à leur déficit énergétique.
Le gouvernement congolais de¬vrait savoir que la défection de ces clients affecterait le niveau de rentabilité prévu et renverrait encore la construction du barrage à plusieurs décennies plus tard.
Un nouveau préalable a été en effet annoncé : la réalisation d’une nième étude d’impact environnemental. Le retour du Congo au schéma BAD-BM conduirait donc inévitablement à un dépassement de l’échéance, de 5 à 10 ans, convenu avec les groupements chinois et espagnols. Il faudrait, en effet, prendre en compte la durée des négociations du financement de l’étude, le processus de choix des développeurs, la négociation des accords de développement et de partenariat exclusif, etc., des étapes que le Congo-Kinshasa avait pourtant déjà franchi dans le cadre du partenariat avec les deux entreprises chinoise et espagnole.
Projets concurrents
Dans sa recherche d’une source de financement pouvant générer d’importantes économies d’échelle dans la production à large échelle de l’électricité, deux propositions sont actuellement à la portée de Kinshasa: celles du couple BAD-BM et celle des groupements des entreprises « Chine Inga III» et «ProInga». Il importe de choisir car les deux sont irréconciliables.
La première dont l’étude de faisabilité avait reçu un financement de la BAD en 2012, a été remise sur la sellette après son abandon par le couple BAD-BM. Les résultats de cette étude conduite en 2013- 2015 par deux firmes, la canadienne AECOM et la française ÉDF proposaient un schéma de réalisation très différent des propositions précédentes. Les quatre étapes d’autrefois se sont transformées à huit dans le schéma AÉCOM-EDF. Inga III- basse chute constitue le début du Grand Inga avec une capacité de production évaluée à 4.800 MW. Sa construction entraînerait l’immersion de 17.023 km2, mais la population déplacée n’excéderait pas 37.500, à cause de la faible densité de peuplement du site.
Selon une déclaration de l’expert Bruno Kapandji Kalala, chargé de mission du chef de l’État en charge de l’Agence pour le développement du projet d’Inga (ADEPI), la BAD et la BM pourraient mobiliser 9 milliards USD pour la construction d’Inga III, une fois l’étude de faisabilité environnementale terminée.
La deuxième proposition quant à elle est conjointe aux deux développeurs retenus par l’ADEPI, au terme de son appel d’offre consécutif au retrait de la BM en 2016. Elle consiste au financement et au développement du barrage d’Inga III, pour un capital de 14 milliards USD, par les deux concessionnaires retenus à la suite de l’ouverture des cahiers de charge, à savoir les groupements des entreprises « Chine Inga III» de la Chine et « ProInga de l’Espagne ». La proposition sino-espagnole qui présente le seul schéma retenu, propose d’aménager une capacité de production de 11.000 MW (contre 4.800 MW pour la BAD-BM) et un coût de 14 milliards USD (contre 9 milliards pour la première). La fusion des propositions de ces deux firmes a donné lieu à un schéma dont la matérialisation accroîtrait la capacité de production de 4.800 MW à 11.000 MW, mais dont la surface immergée resterait la même, soit 170 km2, pour un même nombre de déplacés.
Toutefois, les milieux environnementalistes, notamment le Comité de facilitation du projet Inga (CFI), proche de l’ONG américaine CORAP, avaient émis des réserves en invoquant des risques de drames comme la trop forte évaporation et la retenue de limons fertiles qui avait suivi la construction du barrage d’Assouan en Égypte, dès lors que les aménagements prévus à Inga incluent les limites de la retenue créée qui n’excéderont pas 18 km² de surface, comparativement à plus de 5000 km² au lac Nasser. Un expert en gestion des ressources forestières (faune et flore) a été recruté pour compléter les études d’impact financées par la Banque mondiale. La CORAD cite aussi le déplacement forcé au Guatemala de 3500 Indiens mayas et le massacre de 400 d’entre eux dans les années 1970 par les militaires lors de la construction du barrage de Chixoy, au Guatemala, sur un financement de la BM et la Banque interaméricaine de développement. L’étude d’impact environnemental financée en 2012 par la BM ayant été annulée à la suite du retrait de ce bailleur de fonds du projet, on ne pourrait attendre un long processus de négociation avec la même institution.
En effet, l’offre financière des groupements des entreprises «Chine Inga III» et « ProInga» ayant prévu une enveloppe de 60 millions USD pour analyser les impacts potentiels de la modification introduite du schéma technique traditionnel, à savoir l’équipement d’une usine de haute chute au lieu de celle de basse chute, le projet peut bien aller de l’avant, dès lors que de l’avis des experts, rien ne permettrait de préfigurer pour le site d’Inga, une évolution dangereuse, similaire à la tragédie de la région d’Assouan.
Ayant obtenu, après 62 ans de quête, un accord de financement pour la mise en oeuvre du site hydroélectrique d’Inga III qui pourrait abriter le barrage hydroélectrique le plus puissant du monde, il ne sied pas de lâcher prise pour reprendre les négociations généralement laborieuses, au risque d’aboutir à un autre blocage.
Analyse stratégique des projets concurrents
Pour remplir l’exigence la réalisation d’une étude de faisabilité environnementale, la RDC pourrait prolonger de 6 à 10 ans le cumul de son retard économique, ce qui ne serait pas en adéquation avec le niveau de misère d’une population dont le territoire héberge le plus grand potentiel d’hydroélectricité du monde, mais dont le taux d’accès à l’électricité d’environ 10%, est inférieure à la moyenne africaine. Le choix du schéma Chine-Inga III et Proinga constituerait-il la meilleure option pour enrailler l’élargissement de l’écart entre les besoins et une capacité de production en déclin depuis plusieurs décennies ?
Avec un coût additionnel de 5G $US, le schéma China-Inga III et Proinga produiraient plus d’électricité que 9G$ de BAD-BM (9G$ pour le schéma BAD & et 14 G$ USA pour Le consortium Chine-Espagne), celui de Chine-Inga III et Proinga produiront 7.000 MW de plus que le schéma BAD & BM. Le premier donnera lieu à des économies d’échelle bien plus importantes que le deuxième. Le schéma BAD-BM prône un montage financier par un endettement, ce qui alourdirait la dette extérieure du pays, alors que le schéma Chine- Inga III repose sur un financement innovant notamment les modes en Build, Operate and Transfert (BOT). Les données techniques existant (la nature du sol, le couvert végétal, la nature de la charge, la suspension ou le dépôt, il conviendrait de se servir de la provision du consortium Chine-Inga III et Proinga pour compléter l’analyse de faisabilité
Jalons pour un éventuel réalignement
Le projet d’aménagement hydroélectrique du site d’Inga est en gestation depuis presque six décennies. Beaucoup de capitaux et d’énergie intellectuelle y ont été dépensés à travers les diverses études préparatoires, mais seule l’initiative dite Chine-Inga III et Proinga est parvenue à effectuer une avancée significative.
À capacités de production égales, le schéma technique proposé par les groupements des entreprises « Chine Inga III » et « ProIn¬ga», dont le coût d’investissement ne grèverait pas le bilan financier du pays, serait le meilleur. Ainsi, un schéma en partenariat en BOT présenterait plus d’avantages que tout autre qui reposerait uniquement sur l’endettement extérieur.
Le moment est venu pour la RDC de devenir l’acteur principal de ses initiatives majeures et de passer à l’action sur les grands projets appelés à impulser des transformations significatives des tissus économiques et sociaux.
Au regard des enjeux décrits ci-haut, l’objectif poursuivi de construction d’un barrage hydroélectrique suffisamment puissant au site d’Inga III ne pourrait être atteint que par le biais de l’application du schéma du consortium Chine-Espagne.
La RDC effectue son retour sur le marché d’investissement dans un contexte d’émergence économique dans plusieurs pays de la région. Ayant connu une désindutrialisation intégrale de l’arrière-pays et l’attribution massive de carrés miniers, l’énorme déficit en énergie électrique constitue un goulot d’étranglement pour la relance économique.
Cependant, si les besoins sont énormes et le potentiel important, les «atermoiement funestes» des bailleurs des fonds traditionnels bloquent les chances de libérer l’important potentiel énergétique emprisonné dans le site d’Inga.
La trilatérisation des flux financiers globalisés ayant mis en oeuvre des sources alternatives de financements des méga projets, la RDC devrait en tirer parti, en toute intelligence avec ses anciens partenaires. L’écart entre la création des richesses et la croissance démographique a atteint des proportions considérables et commande, d’une part, de renverser la tradition de décision d’inspiration essentiellement externe sur les questions dont dépendent les intérêts majeurs du pays et, d’autre part, pouvoir diversifier ses partenaires tout en assurant la fidélisation des relations traditionnelles, parce que les ressources congolaises sont variées et énormes.
En dehors de toute allégeance idéologique ou économico-financière, il importe d’aller de l’avant avec l’accord de développement signé entre la RDC et le consortium Chine-Espagne. La partie chinoise, ayant réalisé la portée de l’offensive de la BM, s’est déclarée prête à travailler avec les institutions de Bretton Wood pour développer les sources d’énergie en Afrique.
Certes, les dernières évolutions pourraient permettre d’ouvrir la porte non seulement à d’autres financements pour les micro barrages ou encore à Inga 4, 5 etc. mais aussi à l’accès des firmes aux contrats de sous-traitance, néanmoins, les autorités congolaises devraient prendre des initiatives et rester fermes quant à toute décision susceptible de renvoyer à plus tard la concrétisation du projet d’Inga III.
LAMBERT OPULA, PHD.
COORDINATEUR DES PROJETS DE L’AGENCE CONGOLAISE DE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE (ADEC), PROFESSEUR D’ENTREPRENEURIAT
TITRE ORIGINAL : « Projet Grand Inga : La guerre des alternatives pour construire Inga III”.
Tiré de “Diplomatie-Investissement, septembre-Octobre 2019