Les professeurs réclament une prime qui transforme l’étudiant en produit commerçable. Immoral.
S’ils avaient voulu embêter le gouvernement en déclenchant une grève sauvage (selon l’entendement du ministre de l’Enseignement Supérieur et Universitaire), les professeurs de l’Université de Kinshasa ont atteint leur objectif. Sur la colline dite inspirée, littéralement transformée en volcan en ébullition, les manifestations dites estudiantines ont dégénéré et entraîné la mort de Hyacinthe Kimbafu et Rodrigue Eliwo. « Deux étudiants ont perdu la vie des suites des blessures causées par balle », et 8 policiers ont été grièvement blessés, reconnait dans un communiqué laconique le commissariat provincial de la Police Nationale Congolaise (PNC) de la capitale. Mais ce n’est pas tout parce que des dégâts matériels importants ont également été enregistrés, notamment, « 12 véhicules ont été endommagés dont 3 appartenant à la police et 9 aux privés », selon le même communiqué daté du 16 novembre 2018.
A l’Université de Kinshasa, les étudiants sont montés aux barricades pour protester contre… une protestation de leurs professeurs, intervenue à un moment charnière entre la fin de l’année et le début de l’année académique suivante. C’est connu de tout le monde à Kinshasa, sur le campus universitaire, la rentrée académique est quasiment à géométrie variable depuis des lustres sans que cela ne gêne le moins du monde les théoriciens donneurs de leçons de science et de « morale sociétale ». Au même moment où certains « camarades 0 » découvraient les auditoires de leurs nouvelles promotions, d’autres s’escrimaient encore à présenter leurs secondes session d’examens. C’est également connu, ces périodes de préparation et de présentation d’épreuves sont très sensibles sur les campus. Mais les professeurs grévistes regroupés au sein de l’Association des Professeurs de l’Université de Kinshasa (Apukin) n’en ont cure et ont choisi de jeter de l’huile sur le feu. Pour des raisons extrêmement discutables, voire, contestables.
Apukin : deux grèves en six semaines
Deux mouvements de grève en l’espace que quelques 6 semaines. C’est la cure de contestation à laquelle les enseignants ont soumis des étudiants préoccupés d’en finir avec une année académique éprouvante. En reprenant le mouvement le 8 octobre 2018, les professeurs de l’université de Kinshasa revendiquaient le respect des engagements pris en octobre 2018 par le gouvernement. Qui consistaient, notamment, au versement de leurs salaires au taux de change de 1.600 FC le dollar US. Se sachant en position de force en cette période de l’année académique, ils ont poussé un peu plus sur le bouchon, comme le premier bourgeois compradores venu, en relançant le dossier des véhicules qui leur seraient dû, ainsi que celui du réajustement des frais académiques. A la fois pour ménager la susceptibilité des étudiants et faciliter la tâche des parents contributeurs de ces frais, le ministère de l’Enseignement Supérieur et Universitaire (ESU) avait résolu de les plafonner au taux invariable de 92 FC le dollar US. Ça n’arrangeait pas les finances professorales. L’APUKIN a assorti ses motifs de grève de l’exigence faite au gouvernement d’apurer le manque à gagner qui se dégage de ce plafonnement des frais académiques payés par les étudiants. Elles leur sont mensuellement versées sous forme de primes. En principe.
Revendications critiquables et condamnables
La grève qui a dégénéré en mort d’hommes à l’Unikin est condamnable sur la forme comme sur le fond, pourtant. Sur la forme, le syndicat des professeurs de l’Unikin n’a pas adressé de lettre de préavis à la tutelle, comme d’usage. Dans une déclaration à la presse, le 11 novembre, Stève Mbikayi, le ministre de l’ESU, l’a déploré, qualifiant le mouvement enclenché par les professeurs d’illégal.
Interrogé sur cet aspect du problème, Mathieu Bokolo, le président de l’Apukin est descendu du piédestal de son savoir pour se réfugier dans la posture du citoyen lambda en proclamant que le ministre était informé sans en avancer la moindre preuve. Chez nos confrères de la radio onusienne Okapi, Mathieu Bokolo reconnait même que l’association qu’il préside est allée au-delà des engagements gouvernementaux. « Tout le monde était d’accord qu’on devait élire les recteurs au début de l’année académique. Cette histoire de manque à gagner, ça ne faisait pas partie du protocole d’accord, mais ça faisait partie des engagements du gouvernement. Avec le ministre, nous avons indiqué que tous ces engagements devraient être évacués dès le début de l’année académique », déclare-t-il.
Privilèges et complexe de supériorité
Sur le fond, de la part d’enseignants, la grève des professeurs de l’Unikin est d’une rare immoralité. D’abord, parce que les professeurs ne représentent pas la seule catégorie des fonctionnaires de l’Etat frappés par le décalage entre le taux de change en vigueur sur le marché de change et le taux appliqué dans le barème salarial. Les membres des cabinets ministériels, par exemple, en ce compris ceux du ministère des finances qui se chargent de la paie de tous les fonctionnaires de l’Etat, sont logés à la même enseigne. Ensuite, et c’est plus grave, comme tout le monde, les professeurs d’université ont bénéficié du réajustement de leurs salaires depuis la fin du mois d’octobre. Stève Mbikayi l’a déclaré le 11 novembre : « On a réajusté leurs salaires complètement. Ils ont posé le problème des véhicules, le ministre d’Etat au budget a écrit déjà aux concessionnaires et on va payer cette facture », a-t-il expliqué. Selon les informations obtenues du ministère des Finances, les professeurs ont bénéficié à la fois de leurs salaires au taux de 92 FC, et d’arriérés de manque à gagner de ce taux depuis la date de l’entrée en vigueur de cette décision gouvernementale, soit les mois de juin, de juillet et d’août 2018. A la fin du mois de novembre en cours seront versés, outre les salaires, le reste d’arriérés de manque à gagner, soit les mois de septembre, octobre et novembre, avant que tout ne redevienne normal fin décembre 2018. Une grève sauvage pour revendication salariale était donc inopportune.
L’ensemble du mouvement de contestation professorale est, lui aussi, loin de redorer le blason terni des enseignants d’universités en RD Congo. Et le ministre de l’ESU a raison lorsqu’il soutient que « ce n’est pas décent que les professeurs aillent en grève parce qu’on doit payer des primes par des étudiants alors que le gouvernement paie les salaires chaque mois et qu’il n’y a pas de retard. C’est une action qui ne joue pas en faveur de l’honneur de nos professeurs ». Ce sont, à la limite, des propos dictés par la décence et l’obligation de réserve. Parce qu’en réalité, c’est la question du bien-fondé des frais dits académiques versés par les étudiants qui ainsi remonte à la surface : le moins qu’on puisse dire à ce sujet, c’est que ces frais n’arrangent que les professeurs, même s’ils n’y ont plus droit, moralement.
Frais académiques : ils n’ont plus de raison d’être
Décidés au plus fort de la crise économique en RD Congo sous la dictature mobutiste, les frais académiques avaient été conçus pour améliorer les revenus des professeurs d’université. Leurs salaires étaient, en effet, plafonnés à une quarantaine de dollars US, « des véritables salaires de misère pour scientifiques clochardisés », selon ce commentaire d’un enseignant à l’université récemment admis l’éméritat, que Le Maximum a interrogé. En moyenne, les frais académiques exigés tournent autour de 200 USD en moyenne. Mais il se fait que depuis quelques années, le gouvernement a sensiblement amélioré les salaires des professeurs d’université. Le moins bien payé touche quelque 2000 USD/mois. De 40 USD à 2000 USD/mois, le saut est considérable, et beaucoup, même parmi les professeurs, estiment que les frais académiques ne se justifient plus. Ou encore, que même si le paiement de frais d’études en général se justifiait, comme un peu partout à travers le monde où les études universitaires n’ont jamais été gratuites, il ne s’agit en aucun cas de frais destinés aux enseignants en tant que tels.
En deux mots comme en mille, les frais académiques sont immoraux et leur apport sur la qualité des enseignements dispensés et de l’ensemble de la formation universitaire, fort discutable. « L’étudiant qui s’est acquitté de ses frais académiques se croit investi de tous les droits, y compris celui de passer de promotion », explique, par exemple, ce professeur de l’Université Pédagogique Nationale. Il y a quelques années, il avait échappé à un lynchage en règle pour avoir osé renvoyer un groupe d’étudiants peu méritants à la seconde session des examens. « Les familles avaient déjà préparé les cérémonies de collation des grades académiques, pour les étudiants, il n’était pas question d’attendre la seconde session dès lors que tous les frais académiques avaient été versés ».
La poule aux œufs d’or nourrit plus d’un, sauf les étudiants
Mais la pratique a la peau dure, pour des raisons plus mercantile que pédagogiques ou de recherche. Une université comme l’UPN a compté, l’année académique 2017-2018, jusqu’à 20.000 étudiants. Ce chiffre multiplié par une moyenne de 300 USD/étudiant donne une idée des sommes brassées derrière le paiement et le réajustement revendiqué de ces frais par l’APUKIN (25.000 étudiants cette année académique, selon les chiffres obtenus des services administratifs le week-end dernier). 5 millions USD à peu près, c’est ce que rapportent l’argent payé par les parents, qui est réparti entre l’université perceptrice qui en gère 60 %, le cabinet du ministre, le secrétariat général de l’ESU, la Commission Permanente des Etudes, le Fonds de Promotion de l’Education Nationale, la Garde Universitaire. Autant de structures qui ne trouvent aucun intérêt dans la disparition des frais académiques. Et n’hésitent pas à tirer les ficelles dans l’ombre pour s’accaparer de leur gestion ou les augmenter. A l’UNIKIN, parmi les revendications de l’APUKIN déclinées par son président figure en bonne place l’élection des nouveaux recteurs. Une urgence qui n’est sûrement pas liée aux besoins de la science et de la pédagogie. Ça crève les yeux.
Manipulations politiciennes
Le mouvement de contestation déclenché la semaine dernière à l’UNIKIN ne fut donc pas exempt de manipulations politiciennes. Comme chaque fois que la colline dite inspirée entre ébullition : depuis des lustres, le campus universitaire de Kinshasa est devenu un site promiscuitaire où se côtoient, affaireux, étudiants, riverains des quartiers bordant cette université envahie par l’urbanisation spontanée et rampante de la capitale kinoise, délinquants de tous genres. Dès la plus petite manifestation, il devient impossible de distinguer qui et « camarade 0 » et qui ne l’est pas. Lorsqu’il était poursuivi pour des crimes perpétrés à Kinshasa il y a quelques mois, c’est sur le campus universitaire que s’était retranché un activiste Kamwina Nsapu, aujourd’hui en détention à la prison militaire de Ndolo. C’est tout dire, y compris qu’a priori, il sera même difficile d’établir s’il s’agit réellement d’un policier commis à l’opération de rétablissement de l’ordre public qui a tiré à balles réelles sur des étudiants le 16 novembre 2018. « Aujourd’hui, n’importe qui peut s’introduire sur le campus universitaire et y faire ce qu’il veut, y compris avec une arme à feu », explique au Maximum cet enquêteur de la PNC qui a requis l’anonymat.
Depuis le milieu de la semaine dernière, tous les quartiers riverains de l’Unikin sont plongés dans la psychose entretenue par des « inciviques » : « ils opèrent au nom des étudiants, érigent des barrières et extorquent conducteurs de taxis-motos et habitants des quartiers », témoigne une consœur qui réside au quartier Cogelos, non loin du campus de Kinshasa. Des politiques, ceux de l’opposition comme d’habitude, se mêlent de la danse macabre et entretiennent les feux. « L’éducation est un droit essentiel, manifester est un droit constitutionnel. S’en prendre aux étudiants, c’est s’en prendre à l’avenir de la Nation … » écrit le MLC Jean-Pierre Bemba dans un tweet largement diffusé sur les réseaux sociaux. Y circulent abondamment également, des appels à manifester interdisant jusqu’aux écoliers de se rendre à leurs cours.
Lundi 19 novembre 2018, les manifestations d’étudiants se sont poursuivies à l’UNIKIN. Dès 10 heures, des grappes de « camarades 0 » se formaient, qui réclamaient non plus la reprise des cours suspendus par les enseignants, mais la démission du Recteur, le professeur Daniel Ngoma, ainsi que celle du ministre de l’ESU, Stève Mbikayi. Des sources dans les médias kinois ont fait état d’une dizaine d’agents de police blessés dans ces échauffourées politiquement motivées.
Pour le manque à gagner épargné aux parents d’étudiants et pour les véhicules professoraux ? C’en en fait un peu beaucoup …
J.N.