Ceux qui espéraient que la visite à Kinshasa et Kigali du secrétaire d’État américain Antony Blinken allait changer la donne géopolitique dans la région des grands lacs perturbée par les saillies belliqueuses du président Paul Kagame ont fait preuve d’ingénuité. Le séjour du chef de la diplomatie de l’administration Biden s’est conclu par un discours englué dans une équidistance éhontée entre la République Démocratique du Congo, victime d’une agression caractérisée, et le Rwanda auteur de cette forfaiture. Du point de vue de Blinken, les FARDC et la RDF ont, tous deux dans les mêmes proportions, tort de soutenir des groupes armés non étatiques FDLR et M23. La stabilité de la région des grands lacs dépendrait donc de la renonciation simultanée par chacun des deux États à tout soutien à des forces ‘’négatives’’, conclurait-on.
Cette langue de bois renvoyant dos à dos la principauté militaire de Paul Kagame dont les phalanges occupent notoirement des agglomérations congolaises et la R.D. Congo de Félix-Antoine Tshisekedi dont la responsabilité ne repose que sur le besoin pour le plénipotentiaire américain de ménager le Rwanda, allié stratégique privilégié des USA, laisse un goût de cendre amère à plus d’un à Kinshasa. En effet, face à l’accumulation des preuves de la présence des troupes rwandaises en RDC, le ministre rwandais Vincent Biruta avait fini par reconnaître l’incursion des troupes de son pays en territoire congolais en la justifiant par une litote en lien avec le soutien présumé des FARDC aux FDLR. Un rabâchage auto-justificatif qui, depuis plus de deux décennies, met sous le boisseau, la traque laborieuse desdits présumés génocidaires des FDLR par des patrouilles mixtes des forces régulières congolaises et rwandaises de même que leur renvoi à maintes reprises au Rwanda avec l’assistance de la MONUSCO avant qu’ils ne soient paradoxalement recyclés et réexpédiés vers le Congo par ceux qui, à Kigali tiennent à entretenir le prétexte de continuer à écumer et piller l’Est de la RDC alors qu’à aucun moment, la présence de troupes loyalistes congolaises n’a été signalée en territoire rwandais. Une semaine avant l’arrivée à Kinshasa d’Antony Blinken, le quotidien français ‘’Le Monde’’ avait fait fuiter les preuves compilées par des experts onusiens sur l’invasion des Rwanda defence forces (RDF) en territoire congolais. Tout semblait donc réuni pour que la machine institutionnelle US se mette en branle pour dissuader l’aventurisme militariste de Paul Kagame au Congo.
Les Congolais qui s’attendaient à une ferme admonestation de la première puissance mondiale, sur pied de signaux envoyés en outre par des voix officielles comme le Sénateur Bob Menendez appelant à des sanctions contre Kigali pour cette agression et d’autres violations des droits de l’homme au Rwanda même et dans la région n’ont que leurs yeux pour pleurer car ce n’était que pure chimère.
On peut à cet égard rappeler que 10 ans auparavant, Barack Obama, le 44ème président américain avait fait miroiter de faux espoir aux Congolais en invoquant un appel téléphonique dans lequel il avait demandé à Paul Kagame de retirer ses troupes et leurs affidés de Goma, le chef-lieu du Nord-Kivu occupé sous le même prétexte. Les dirigeants américains n’ignorent pourtant pas que le M23 n’est qu’une fiction des autorités rwandaises. Il faut donc beaucoup plus que le ronron du soft power de l’administration de Joe Biden pour leur faire entendre raison.
Pendant que les Congolais attendaient le ‘’messie’’ Blinken, les stratèges rwandais étaient à la manœuvre pour aligner la position de l’administration américaine sur leurs objectifs. Aucune discordance n’a été perceptible dans la presse et la société civile rwandaises à ce sujet. Mieux, un ‘’groupe d’intellectuels africains et américains’’ composé de 29 professeurs d’universités, chercheurs, artistes, journalistes, avocats etc. triés sur le volet pour brouiller les pistes s’était fendu d’une lettre ouverte à Antony Blinken l’appelant à un « partenariat respectueux et dénué de toute attitude condescendante et moralisatrice » et l’invitant à « ne pas passer sous silence ces centaines de groupes armés violents – en particulier les FDLR – opérant actuellement en RDC et qui sont responsables au premier chef d’un bain de sang généralisé dans l’Est du Congo ». Avec un rare cynisme et une totale mauvaise foi tendant à rendre les Congolais coupables du génocide rwandais de 1994, les auteurs de la pétition ont ajouté que « les Congolais parlant kinyarwanda sont victimes d’exclusion et d’incitation publique à la haine et souvent massacrés. Se contenter de blâmer le Rwanda pour une grande partie de la violence sur le sol congolais n’apportera pas la paix et ne résoudra pas une crise socio-économique datant, il faut bien le dire, de la présidence de Mobutu. Au contraire, cela aggrave et légitime l’hostilité contre une communauté innocente, dédouane les politiciens de leur responsabilité sociale et, last but not least, permet aux médias de distraire l’opinion au moment même où les multinationales exploitent sans retenue les richesses congolaises… Nous espérons que pendant votre séjour au Rwanda vous aurez l’occasion de visiter les sites mémoriaux du génocide, de rencontrer des citoyens congolais de langue kinyarwanda vivant dans des camps des réfugiés depuis 25 ans parce que chassés de leurs terres… Il n’est pas d’autre moyen de vous forger un avis éclairé sur la situation ».
Alors qu’à Kinshasa, les interlocuteurs non officiels d’Antony Blinken étaient recrutés au sein d’une société civile et d’une opposition habituée à surfer sur les ambitions petites-bourgeoises égocentriques, au Rwanda, l’affaire avait été rondement millimétrée par l’État pour infléchir la perception et la position de départ du diplomate en chef américain. Seul Thierry Monsenepwo, un cadre de la Convention des Congolais Unis (CCU), parti lumumbiste du député national Lambert Mende Omalanga, avait pensé adresser une lettre ouverte à Antony Blinken, le priant de « donner suite à la barbarie institutionnalisée de Kigali et à son agression avérée du territoire congolais ».
En tout état des causes, le président rwandais Paul Kagame ne peut pas se concevoir autrement que comme un ‘’American puppet’’ (marionnette américaine), dans le rapport de forces en Afrique subsaharienne. Dans la sagesse bantoue, « si un petit poussin remplit une marmite, il y a un gros poulet en-dessous ». Le Rwanda n’a, de toute évidence, pas les moyens d’annexer des territoires rd congolais si ses sponsors occidentaux n’y consentent pas. Lorsque les 29 intellectuels pro-rwandais rappellent à Antony Blinken que « les multinationales exploitent sans retenue les richesses congolaises », ils ramènent subliminalement à la surface l’idée que Kigali ne sert que de relais aux tonnes de minerais de sang exploités par procuration par les ‘’end users’’ occidentaux qui ont mis l’Est du Congo sous coupe réglée. Et que de ce point de vue, il n’appartient pas à Paul Kagame de payer seul le prix de cette exploitation illicite des ressources congolaises même si son pays en tire quelques miettes sous forme de dividendes.
Avant de mourir en juillet 1999, le général ougandais Cheffe Ali a révélé que, dépêché un an auparavant par le président Yoweri Museveni auprès des autorités rwandaises pour discuter du retrait ordonné du Congo des corps expéditionnaires des deux pays qui avaient accompagné Mzee Laurent-Désiré Kabila et son AFDL dans leur campagne contre Mobutu, il s’était heurté à un refus catégorique de Paul Kagame, alors vice-président et ministre de la Défense, pour qui « si le vieux (Museveni ndlr) en a assez du Congo, qu’il me donne ‘’carte blanche’’ pour y rester car c’est dans l’intérêt du Rwanda ». Ce désaccord aurait été pour beaucoup dans la confrontation entre les deux armées à Kisangani en juin 2000.
Il est clair que les intérêts occidentaux sont étroitement imbriqués dans l’hégémonisme débridé de Kagame qui s’est spécialisé depuis son avènement au pouvoir dans la sous-traitance militariste en RDC, en Somalie, au Mozambique et en République Centrafricaine.
La guerre russo-ukrainienne ayant placé l’Afrique au cœur des enjeux géopolitiques planétaires, la doctrine diplomatique du président Félix-Antoine Tshisekedi en vertu de laquelle « le Congo est un pays ouvert, mais pas offert » devrait, le cas échéant, s’inspirer de l’exemple de l’Afrique du Sud, de l’Inde ou de l’Arabie saoudite qui, en dépit d’une grande proximité avec les Etats-Unis, n’hésitent pas à composer ponctuellement avec des « parias » comme la Chine ou la Russie dans le cadre des BRICS ou de l’OPEP Plus malgré les pressions en sens contraire de l’oncle Sam.
La « zone d’influence américaine » à laquelle la RDC appartient apparaît de plus en plus comme une illusion toxique qu’un État normalement constitué ne peut plus se permettre dans un monde multipolaire en gestation. Les appels d’offres pour 30 blocs pétroliers et gaziers lancés récemment à Kinshasa offrent l’opportunité d’ouvrir des parts du marché congolais aux puissances que sont la Russie, la Chine, l’Inde ou la Turquie, particulièrement dans les zones perturbées de l’Est. Des dividendes sécuritaires s’ensuivraient à coup sûr dans la mesure où cela amènerait les militaristes rwandais et leurs mentors outre-Atlantique à reconsidérer la « rentabilité » des incessantes promenades criminelles des RDF sur le territoire congolais de peur d’égratigner les investissements de ces mammouths.
C’est à ce prix que les Congolais pourront rompre avec le statu quo suicidaire dans lequel s’enfonce leur pays.
JBD AVEC LE MAXIMUM