Dans les hautes sphères de l’Etat, certains préparent fiévreusement la dissolution de l’Assemblée nationale et/ou la neutralisation de tout le parlement qu’ils considèrent comme un boulet aux pieds du président de la République dont le parti y est numériquement minoritaire. L’interdiction d’accès des députés et des sénateurs au palais du peuple en est une préfiguration. Des analystes y voient un ballon d’essai pour un processus de «de-démocratisation», la prochaine offensive pouvant être la bonne. Beaucoup de Congolais et la communauté internationale ont été sidérés devant le spectacle insolite des élus, détenteurs du mandat du souverain primaire, bloqués comme des malotrus à l’extérieur du parlement, leur lieu de travail, par des policiers sous les sarcasmes d’une horde d’activistes du parti présidentiel. Une démonstration de force téméraire, vexatoire et attentatoire au bon fonctionnement de l’institution parlementaire. Du jamais vu. «C’est une disgrâce porteuse d’une intention vengeresse politicienne qui foule aux pieds un des fondamentaux de l’Etat de droit et la démocratie», selon plusieurs députés alors que certains partis politiques et leurs porte-voix célébraient non sans autosatisfaction « l’administration de la preuve irréfutable de l’hégémonie de l’UDPS sur la scène politique congolaise».
Une politique casse-cou
La RDC s’achemine inexorablement vers un véritable gouffre. Larry Diamond de la John Hopkins University qui collabore avec le Journal of Democracy a théorisé un tel schéma à travers le concept de «democracy breackdown». Ce pays n’est pas immunisé contre ce phénomène. Tout peut s’effondrer avec l’effritement constant de la cohésion nationale construite laborieusement depuis 2001. Face à l’impéritie de quelques acteurs politiques et de la société civile, de plus en plus de Congolais vivent dans la psychose d’un basculement dans l’horreur comme entre 1960-1965 après la neutralisation suivie de l’élimination de Patrice-Emery Lumumba.
Diamond rappelle à bon escient que l’écroulement de l’Etat de droit commence tojours avec l’érosion (ou la récession) de la démocratie, un concept qui englobe le phénomène politique de désagrégation des pans entiers des institutions publiques. Ce qui s’amorce avec cette agitation à Kinshasa est un processus de «de-démocratisation» qui n’est pas un simple reflux de la démocratie mais un démantèlement systémique des acquis de cette forme de gouvernance par des acteurs de premier plan décidés à émasculer politiquement le parlement congolais.
D’autres événements vaudevillesques révèlent la «gondwanisation» de la RDC, pour reprendre une expression du chroniqueur humoristique Mamane de RFI qui, après s’être gaussé de l’envoi d’un commando d’agents de sécurité de la Maison civile du chef de l’Etat pour désarmer le défunt général Delphin Kahimbi, sous chef d’Etat Major des FARDC il y a quelques mois, ne manquera pas de s’inspirer du spectacle ahurissant de députés et sénateurs dans la rue, interdits d’accès au siège réputé inviolable du parlement de la République.
Adversité partisane et érosion de la démocratie
Selon Dankwart Rustow, la démocratisation d’un pays a comme catalyseur un leadership d’Etat cohésif. C’est l’un des ingrédients de la réalisation de la démocratie. Joseph Kabila l’a bien intégré en exerçant ses deux mandats avec l’idée qu’il est impossible de construire la démocratie et de la consolider sans unité nationale, sans une conscience et un esprit de con-socialisation politique, en dépit des différences idéologiques. Cet aspect est souligné par Huntington qui insiste sur la nécessité pour les élites de coopérer au lieu de se laisser aller dans les dérives de la fragmentation inhérente à une adversité partisane. L’ultime finalité est d’établir un consensus minimal comme modalité incontournable de consolidation de la démocratie.
Pour éviter les excès de pouvoir générateurs des frictions-dysfonctions institutionnelles et de dangereux antagonismes partisans, Huntington a prescrit dans une étude publiée en 1991 la constitution de grandes coalitions et des régimes politiques équilibrés de type parlementaire. Tout le contraire de la propension « présidentialiste » manifestée depuis 2019 par quelques politiciens qui étalent leur volonté de malmener au besoin la constitution et les lois de la RDC pour imposer l’expansion des pouvoirs présidentiels au-delà des normes en vigueur consacrant un régime semi-présidentiel. L’opérationnalisation du pouvoir en RDC révèle leur volonté d’instituer coûte que coûte une sorte d’autocratie présidentialiste qui est aux antipodes de la quintessence du système mis en place par la volonté générale d’essence politique et coulée norme constitutionnelle. C’est l’épicentre de toutes les frictions, toutes les crises, et même de la scandaleuse débâcle de la patrimonialisation de l’Etat révélée par le procès du programme de 100 Jours du président.
Coup d’Etat institutionnel et neutralisation du gouvernement
Dès le début de la mandature en cours, on a assisté à la neutralisation du gouvernement par l’administration présidentielle qui concentra abusivement tous les pouvoirs exécutifs à son niveau. Cela annonçait déjà les déboires actuels. Dalberg-Acton note à ce propos que « le pouvoir corrompt. Et le pouvoir expansif au-delà de ses limites constitutionnelles, corrompt expansivement».
La propension présidentialiste n’est pas nécessairement imputable à la mauvaise foi de l’opérateur politique qui l’institue. Elle s’opère de manière généralement insidieuse par les effets psycho-politiques découlant d’une sorte de mouvement d’inertie surtout chez les jeunes peu portés au sens critique et dont la faculté d’absorption cognitive politique est plus féconde du pouvoir autocratique.
Une fois au pouvoir, les activateurs de cette expansion et leurs microcosmes politiques trouvent inconcevable un leadership partagé à cause du fait que depuis des décennies ils se sont assignés une mission quasi ‘‘messianique’’ exigeant la totalité du pouvoir. Un pouvoir qu’ils ne conçoivent que sans limites, ni contraintes, pour réaliser sans entraves aussi bien leur projet que le muselage des rivaux et adversaires politiques qu’ils ont mentalisés depuis des lustres comme l’incarnation du mal, même si les uns et les autres peuvent être devenus des partenaires politiques. Le pouvoir expansif qui rejette tout contrepouvoir est l’antithèse de la démocratie. Il provoque des frictions, des dysfonctionnements avec un effet domino sur les institutions de l’Etat, voire les autres secteurs de la société. Stephen Paduano relève que la récession de la démocratie au Bénin (jadis modèle de la démocratisation en Afrique), sous le président Patrice Talon, a aussi découlé de la propension présidentialiste hégémonique. Il en est de même de la récession de la démocratie en Pologne, en Turquie et en Hongrie (Jay Ogilvy, The Forces Driving Democratic Recession, 2017).
Neutralisation et dissolution du parlement dans le Congo de 1963
L’esprit du pouvoir autocratique opère sournoisement, par la manipulation des institutions, à travers les nominations, les dotations et les injonctions informelles. Les institutions qui se soumettent sont « récompensées ». Celles qui s’y opposent et/ou se révèlent peu manipulables sont vouées au démantèlement. Institution très vulnérable dans la mesure où l’exécutif y procède aux nominations plus ou moins à sa guise, le pouvoir judiciaire est souvent instrumentalisé et devient une sorte de cheval de Troie dans la stratégie de neutralisation des adversaires politiques, notamment de la seule institution indocile : le parlement dont l’élection de la majorité est difficilement contrôlable.
La thèse de la propension présidentialiste porte une puissance explicative imparable et élucidante face à cette occurrence insolite, aspergeant d’opprobre la RDC à la face du monde, par cette infâme interdiction d’accès des «députés de la nation» au parlement de la République.
Apparaît ainsi au grand jour le syndrome d’incurabilité psycho-politique de la phobie de la majorité parlementaire qui est un obstacle au déploiement du pouvoir total. Dans la RDC contemporaine, après l’euphorie de l’accès à l’impérium, on s’est rendu compte que les limites du pouvoir dans le régime semi-présidentiel (semi-parlementaire) créait quelques angoisses politico-existentielles. D’où la priorité accordée par certains à la stratégie consistant à neutraliser cet obstacle.
Des théories constitutionalistes abracadabrantesques
La rengaine de la dissolution de l’Assemblée nationale, voire la révision constitutionnelle en faveur du monocaméralisme en éjectant le Sénat (après les suspicions paranoïaques d’un complot pour la mise en accusation du président par les deux chambres réunies en Congrès), procède de cette psychologie politique. L’interdiction d’accès des députés au parlement s’intègre logiquement dans ce schéma. La prochaine étape pourra être celle de la mise sous scellées des deux chambres du parlement grâce à un sophisme juridico-légaliste sur l’Etat de droit et à des théories constitutionnalistes abracadabrantesques. Cette démarche, couplée aux abus des droits de l’homme galopants, à la patrimonialisation de l’Etat qui a amenuisé les réserves en devises (affaire Kamerhe et consorts), déséquilibrant ainsi la situation macroéconomique de même que l’instrumentalisation politicienne de la justice, les injonctions comminatoires aux ministres pourtant constitutionnellement chefs de leurs départements et seuls responsables devant l’Assemblée nationale, la conversion du cabinet présidentiel en une instance d’investigation criminelle, sont autant de faits tangibles qui démontrent l’amorce du processus de désagrégation de la démocratie en RDC.
Neutralisation politicienne du parlement et désintégration de l’Etat
Les pères de l’indépendance ont échoué à réaliser la démocratie pluraliste de 1960 à 1965. De 1965 à 1996, la deuxième République de Mobutu avait carrément répudié la démocratie et instauré la dictature avec un parti-Etat unique, le MPR. De 1990 à 1996, des opposants essentiellement issus du MPR parti-Etat essayèrent courageusement de réformer le système Mobutu, mais ne parvinrent pas à le déboulonner. C’est avec Mzee Laurent Désiré Kabila en 1997, puis Joseph Kabila entre 2001 et 2018 qu’un modèle de démocratie de type régénératif a pu prendre corps dans le pays concomitamment avec la résistance à une balkanisation au forceps qui, après le Soudan, avait ciblé le Congo-Kinshasa et y menaçait l’unité nationale. Cette évolution linéaire positive qui est allée de pair avec un effort incontestable de reconstruction de l’Etat ainsi que d’une économie qui était moribonde. Ce sont des acquis que les Congolais ne peuvent pas méconnaître ou mépriser pour des raisons politiciennes.
Chercher par des moyens formels et informels à exercer le pouvoir au-delà des limites fixées par la Loi fondamentale (constitution) en neutralisant certaines institutions par des subterfuges afin d’affaiblir des rivaux ou adversaires politiques revient à vider la démocratie de toute substance. C’est une remise en question du pacte républicain qui risque d’ouvrir la voie à de dangereuses et imprévisibles options en marge du droit qui ramèneront le pays en arrière. C’est jouer avec le feu comme le fit le président Kasavubu à ses dépens.
Il appert très clairement que la tentative d’élargir les pouvoirs d’une institution au détriment du principe de check and balance dans l’espoir de donner à son animateur un avantage politique est un remède pire que le mal car on provoque, ce faisant, l’effondrement de l’Etat avec des graves conséquences sur l’avenir du pays. Les élites politiques, la société civile, les médias, les intellectuels congolais autant que les membres de la communauté internationale qui s’y emploient fébrilement ont tort. Rien ne saurait remplacer le dialogue interinstitutionnel et, le cas échéant, un forum de haut niveau les incluant tous pour examiner froidement la marche de la République et dégager des propositions d’actions idoines.
Kabasu Babu H.K.
avec le Maximum