Au moment où au Congo-Kinshasa, une demande de convocation du Congrès du parlement par le président du Sénat Alexis Tambwe Mwamba a suscité une vive polémique dans les états-majors politiques où certains l’assimilaient à une crise interinstitutionnelle, la publication des mémoires du comte Etienne Davignon, 87 ans, ancien officiel du gouvernement belge en Afrique centrale en 1960 éclaire d’un jour nouveau la réelle crise interinstitutionnelle délibérément provoquée alors par la métropole belge sous nos tropiques et qui coûta la vie à Patrice-Emery Lumumba, le vibrionnant chef de la majorité et du gouvernement du Congo indépendant.
On a l’impression que 60 ans après, les Congolais n’ont rien appris de ce crime fondateur de leur Etat-Nation qui a érigé leur pays en une incarnation de l’impérialisme occidental en Afrique. En effet, le cynique assassinat de Lumumba a été incontestablement le point d’orgue d’une crise interinstitutionnelle que nombre d’élites autochtones des années 60 eurent le tort d’aborder avec une légèreté dont les générations actuelles n’ont pas encore fini de payer le prix. C’est elle qui avait rendu possible l’avènement au pouvoir du dictateur Joseph Mobutu pendant plus de trois décennies. Etienne Davignon, un des acteurs-clés de ces événements tente à sa manière de réécrire cette page noire de l’histoire du Congo. Non sans maladresse comme le relève à bon escient son compatriote, l’écrivain Ludo De Witte, auteur d’ouvrages de référence comme « l’assassinat de Lumumba » et « l’ascension de Mobutu » qui revient sur le rôle de la Belgique et de Davignon lui- même dans cette tragédie.
Il note qu’Étienne Davignon essaye de «semer pour la énième fois la confusion autour du rôle de la Belgique dans la neutralisation du premier gouvernement congolais démocratiquement élu, et l’élimination de son Premier ministre, Patrice Lumumba. Un rôle impérialiste que la Belgique malgré les bonnes intentions affichées n’a cessé de jouer malgré la résistance incarnée par le régime de Laurent Désiré Kabila et plus récemment celui de Joseph Kabila». Il dénonce les efforts de plusieurs acteurs et stratèges pour amener l’actuel président de la RDC, Félix Tshisekedi, élu fin 2018 à «perpétuer cette politique de soumission à l’impérialisme en recourant à diverses pressions et à des promesses fallacieuses de garanties de sécurité».
Dans un entretien accordé au quotidien bruxellois Le Soir, Davignon prétend que la crise congolaise «a commencé par une révolte des soldats congolais, pas contre les Belges, mais contre Lumumba». Ce que dément catégoriquement Ludo de Witte : «C’est Faux ! La révolte a commencé quelques jours après l’indépendance, en juillet 1960, après que le commandant en chef de l’armée congolaise, le général belge Emile Janssens, eut annoncé aux soldats de la Force Publique que l’indépendance n’allait rien changer pour eux. On se souvient encore de la fameuse phrase ‘’après l’indépendance égal avant l’indépendance’’ par laquelle ce général renvoyait aux calendes grecques toute perspective de promotion des noirs à des postes d’officiers. C’était une option officielle du gouvernement belge». L’écrivain signale à ce sujet que Bruxelles avait théoriquement transféré la Force Publique coloniale aux nouvelles autorités congolaises mais en faisant en sorte qu’elle soit dirigée par des officiers belges, pour la plupart très conservateurs. «C’était l’apartheid : tous les soldats étaient noirs, tous les officiers blancs. Le but était que le gouvernement belge puisse continuer à utiliser cette force armée dirigée par ses officiers (…) comme un instrument pour tenir en main le nouveau gouvernement congolais ».
On se souvient que le Premier ministre Lumumba qui avait conservé pour lui le ministère de la Défense avait à maintes reprises avant même la proclamation de l’indépendance le 30 juin 1960, demandé un transfert progressif des responsabilités aux autochtones dans l’armée. « De son point de vue, la révolte des troupes n’était qu’un mouvement social, avec des revendications raisonnables. Il a révoqué le général Janssens et invité les soldats à l’aider à identifier les officiers belges trop réactionnaires (qui) seraient renvoyés en Belgique. Lumumba brisait ainsi la colonne vertébrale de cette armée fondamentalement colonialiste. C’est ce qui a provoqué la réaction brutale de la Belgique». Privé de cet instrument pouvant lui permettre de brider l’indocile premier ministre, Bruxelles décidera de l’éliminer de la scène. Une intervention militaire directe pour « mater l’insurrection et réprimer le viol des femmes blanches » et la sécession du Katanga (70% des recettes de l’État du Congo) organisées par des fonctionnaires et militaires belges zélés parmi lesquels un certain… Etienne Davignon, financés par des fonds de l’Union Minière du Haut-Katanga, devaient provoquer la chute du gouvernement congolais, jugé trop indépendantiste et peu malléable…
Dans ses mémoires, Davignon prétend que les Belges « n’ont rien fait pour inciter le président Kasavubu à démettre de ses fonctions le Premier ministre Lumumba ». Faux, rétorque De Witte qui convoque à l’appui de ce démenti ce passage des mémoires de l’ancien premier ministre belge Gaston Eyskens en personne : « Le 18 août (1960), j’ai chargé Jef Van Bilsen, conseiller juridique de Kasavubu, d’une tâche confidentielle. Je lui ai fait comprendre qu’il devait mettre Lumumba à la porte ». C’est quelques temps plus tard que des collaborateurs du ministre belge des Affaires étrangères Pierre Wigny, le patron de Davignon, ont pris contact avec Georges Denis, un autre conseiller belge du président Kasavubu. Le sujet de leurs conversations concernait, selon un télex officiel envoyé à Bruxelles « le renversement du gouvernement selon nos vœux ». Ironie de l’histoire : ce télex qui replace les faits dans leur contexte historique portait la signature d’Étienne Davignon, émissaire dans la région du ministre Wigny. Déclassifié après 50 ans, il a pu être consulté par Ludo De Witte qui en donne les références : « Télex ‘dave’ Belsulat Brazza à Belext Bruxelles, 3/9/60, Archives Affaires étrangères ».
De Witte fin connaisseur de l’histoire de la décolonisation congolaise note que « la destitution de Lumumba par le président Kasavubu était inconstitutionnelle. La Constitution du Congo était une copie de la Constitution belge, avec un chef d’État “irresponsable”. le président au Congo avait les mêmes pouvoirs que le roi en Belgique. La Constitution congolaise donnait non au président, mais au seul parlement le droit de démettre un ministre ou le gouvernement de ses fonctions. Or dans le parlement congolais, une grande majorité soutenait le gouvernement de Lumumba. C’est ce qui a justifié un coup d’État de Mobutu qui est intervenu pour aider le président, en fermant le parlement et en mettant Lumumba en résidence surveillée ».
On connaît la suite : Patrice Lumumba, bouillonnant d’impatience, va s’échapper de sa résidence surveillée pour essayer de rejoindre ses partisans à l’Est du Congo. « Il a été capturé par des soldats de Mobutu et enfermé dans une prison contrôlée par des troupes d’élite. Mais il (Lumumba) devenait de plus en plus populaire et les soldats exigeaient sa libération. Une panique généralisée s’est emparée de Bruxelles, Londres et Washington. Le 17 janvier 1961, Lumumba fut transféré au Katanga, toujours en sécession. Pendant le trajet, lui et ses deux camarades M’polo et Okito, furent fortement maltraités par des soldats congolais. Au Katanga, les trois furent torturés pendant plus de 4 heures avant d’être fusillés ».
Poussant le négationnisme jusqu’à la caricature, Etienne Davignon a affirmé que «ce sont les Congolais qui les ont envoyés au Katanga ». Ce que contredit encore une fois De Witte : «Le transfert (de Lumumba, M’polo et Okito) a été organisé après l’envoi par le ministre belge des Affaires africaines, le comte Harold d’Aspremont Lynden, d’un message aux Katangais expliquant qu’il voulait le transfert de Lumumba au Katanga (message du 16 janvier). Lesdits ‘’Katangais’’, que ce soit les noirs, comme Moïse Tshombe ou les éminences grises belges qui le chaperonnaient et tenaient debout son État sécessionniste, n’avaient pas voulu au départ accepter Lumumba qu’ils considéraient tous comme un véritable cadeau empoisonné. Mais le vœu du ministre belge était pour eux un ordre… Le transfert a été fait à bord d’un avion belge, avec un équipage belge, et sur place c’étaient des officiers belges qui ont accueilli les trois dirigeants nationalistes vers 17h et ont ensuite supervisé les tortures et finalement l’élimination des trois, vers 22 H 00’. Ce même jour du 17 janvier, un certain Étienne Davignon, membre du cabinet du ministre des Affaires étrangères Pierre Wigny, avait encore envoyé un télex aux Katangais pour ‘’valider’’ l’ordre du transfert de Lumumba donné par d’Aspremont Lynden. Un réconfort de plus pour ceux qui allaient recevoir le ‘’paquet” de Léopoldville (Kinshasa) »
Lorsqu’est annoncée l’assassinat de Lumumba, quelques semaines après, L’Echo de la Bourse, journal du capital belge, a, selon De Witte, rendu le mieux compte de l’ambiance dominante à Bruxelles « en comparant l’élimination physique du Premier ministre congolais à une intervention chirurgicale nécessaire, ajoutant expressis verbis que l’existence même de M. Lumumba était un abcès qui avait déjà infecté le Congo et qui menaçait de l’infecter davantage. Avant de conclure sans se gêner : ‘’il nous est fort difficile d’être tristes… sans être hypocrites!” (14 février 1961) ».
Aujourd’hui âgé de 87 ans, Étienne Davignon, a été, et est encore, couvert d’honneurs de la Belgique reconnaissante : « président ou membre des conseils d’administration d’Anglo American Mining, Gilead Sciences, ICI, Pechiney, Foamex, Kissinger Associates, Fiat, Suez, BASF, Solvay, Sofina, Recticel, CMB, Cumerio, Brussels Airlines, BIAC, Petrofina, Bozar etc. Vicomte par titre hérité de son père, il a été fait Comte par le roi en 2017. Rien d’étonnant de le voir défendre avec autant de fougue et de mauvaise foi les intérêts de ceux avec lesquels il partage la responsabilité écrasante dans un crime qui aura finalement abouti à l’instauration de la dictature de Mobutu et ses trois décennies de règne totalement ravageuses pour le Congo-Kinshasa en niant cyniquement leur responsabilité ». Qui dit mieux ?
AM