Appel au boycott en RDC, menace de grève illimitée à Dakar, démentis à Kigali… Le licenciement du journaliste congolais Jacques Matand Diyambi plonge BBC Afrique dans la tourmente. BBC Afrique est dans l’œil du cyclone. Depuis le licenciement pour faute grave, avec effet immédiat, du journaliste congolais Jacques Matand Diyambi, le 7 février, la célèbre chaîne publique britannique se trouve soumise à une fronde multiforme sur le continent. La lettre de licenciement adressée par la rédactrice en chef Anne Look Thiam, dont le contenu avait été révélé par nos confrères de Jeune Afrique dès le lendemain, invoque en effet comme prétexte « la plainte du gouvernement rwandais résultant de l’interview que vous avez menée avec Charles Onana [un essayiste dont les thèses sont souvent qualifiées de négationnistes par Kigali ndlr] qui a dévoilé des manquements aux consignes éditoriales de la BBC ». À Dakar, la colère gronde au sein de la rédaction de BBC Afrique. « Nous avons déposé une proposition de conciliation à l’inspection du travail. Si celle-ci n’aboutit pas, le préavis de grève illimitée que nous avons annoncé à la direction prendra effet », a déclaré Bruno Sanogo, secrétaire administratif du Syndicat des professionnels de l’information et de la communication sociale du Sénégal (Synpics) et délégué du personnel de BBC Afrique. Lundi 17 février, le syndicat a organisé une conférence de presse dans la capitale sénégalaise pour évoquer ce dossier sensible et alerter sur la « perte de l’indépendance et les mensonges » de la station.
Pétitions en série
En République Démocratique du Congo, le sort de Jacques Matand a aussi donné lieu à une véritable levée de boucliers à tous les niveaux, jusqu’au sommet de l’État. « Le licenciement de ce journaliste n’a respecté aucune règle, qu’il soit congolais ou d’une autre nationalité importe peu. Ses droits fondamentaux ont été violés et nous ne pouvons pas l’accepter», a déclaré le ministre congolais des Droits humains, André Lite Asebea. « Ma réaction est celle de réprouver totalement cette décision inique », indique pour sa part Kasonga Tshilunde, le président de l’Union nationale de la presse du Congo (UNPC), le syndicat national de la presse congolaise. Une pétition en soutien au journaliste a été lancée sur Change.org. pour exiger sa réintégration par BBC Afrique. Elle avait recueilli plus de 10.200 signatures le 16 février. Des organisations internationales comme Reporters sans frontières (RSF) et la Fédération internationale des journalistes (FIJ) ont par ailleurs apporté leur soutien au journaliste révoqué. Une autre pétition, plus confidentielle, préconise quant à elle le boycott pur et simple de la BBC, dont la RD Congo est à ce jour le plus important marché sur le continent. Sur les réseaux sociaux, le débat est d’autant plus vif que la raison officiellement invoquée par la BBC a de quoi surprendre. Le licenciement de Jacques Matand serait en effet la conséquence d’une « plainte » déposée auprès des instances dirigeantes de la chaîne de radio britannique par le gouvernement de la République du Rwanda. « Des exemples passés de non-respect des ‘editorial guidelines’ dans la région démontrent l’incapacité éventuelle de la BBC à exercer ses activités et à diffuser ses programmes au Rwanda, [ce] qui aurait pour conséquence un coût important pour la BBC et des implications sérieuses si le gouvernement rwandais décidait d’entamer une action en justice», écrit ainsi dans son courrier de licenciement la rédactrice en chef Anne Look Thiam, dont la démission est demandée par la section syndicale de BBC Afrique, dans la mesure où elle avait été informée de la programmation de l’interview controversée réalisée par Jacques Matand.
Démenti de Kigali
Depuis la fin des années 1990, un contentieux récurrent oppose Kigali au programme en kinyarwanda de la radio britannique, BBC Gahuza, dont la diffusion sur la bande FM est interdite depuis 2014 au pays des mille collines. Les différents sites de la BBC peuvent toutefois être consultés depuis le Rwanda.La version présentée par Anne Look Thiam est pourtant fermement démentie par plusieurs sources officielles au Rwanda même. Ainsi, Olivier Nduhungirehe, le numéro deux du ministère des Affaires étrangères interrogé par Jeune Afrique a répondu en ces termes : « Il n’y a jamais eu de plainte du gouvernement rwandais au sujet de cette interview de Charles Onana par la BBC ». Selon une autre source rwandaise, « ceci est une affaire interne à la BBC, et nous ne souhaitons pas accorder une interview sur le sujet car cela nous mettrait au centre de l’affaire malgré nous». Cela d’autant que Kigali, qui a pris la présidence tournante du Commonwealth, aura à organiser au mois de juin prochain le sommet de cette organisation. Les différents responsables de la BBC concernés par le licenciement de Jacques Matand – la rédactrice en chef à Dakar, Anne Look Thiam, et le responsable londonien du service Afrique, Solomon Mugera –ont demandé aux journalistes qui les interrogeaient sur l’affaire Matand de s’adresser au responsable de la communication, Marina Forsythe. Mais celle-ci a botté en touche et s’est abstenue de répondre à toutes les demandes de clarification sur le rôle exact qu’aurait joué le Rwanda dans cette affaire.
Plan social
Quelle institution ou personnalité rwandaise a saisi la BBC ? À quelle date ? Par écrit ou oralement ? Pour seule réponse, Marina Forsythe nous a indiqué que « la BBC ne fait pas de commentaires sur les affaires internes liées aux ressources humaines », tout en nous rappelant que « les journalistes que nous employons doivent se conformer aux standards éditoriaux rigoureux de la chaîne, notamment en matière de pertinence des sujets diffusés à l’antenne et en permettant aux organisations et aux individus cités de donner leur version des faits. Des manquements à ces règles sont en effet de nature à compromettre la réputation de la BBC en tant que source d’information impartiale, crédible et pertinente, en Afrique comme à travers le monde ».L’interview de Charles Onana, auteur d’un livre récent sur l’opération Turquoise au Rwanda (intervention de l’armée française au Rwanda pendant le génocide en 1994), est-elle réellement à l’origine du licenciement de Jacques Matand Diyambi ? Si l’essayiste franco-camerounais est connu pour tenir, depuis près de 20 ans, des positions très controversées sur le génocide des Tutsi au Rwanda, plaidant la thèse d’un double génocide et relayant sans relâche une théorie du complot qui ferait du FPR de Paul Kagame le véritable instigateur des massacres commis en 1994, les journalistes de BBC Afrique se montrent circonspects par rapport à cette version. « La direction n’a donné aucun détail, ni au personnel, ni aux médias, ni aux organisations professionnelles internationales, quant à cette supposée plainte rwandaise. Cela montre clairement que ce licenciement avait pour objectif de décapiter le syndicat, à la veille d’un plan social », selon Bruno Sanogo pour qui Jacques Matand était en effet le secrétaire général de la section du Synpics au sein de cette institution (BBC Afrique). Confrontée à une baisse drastique de la redevance qu’elle percevait jusqu’alors, depuis l’arrivée au 10 Downing Street du 1er ministre Boris Johnson qui lui reproche explicitement sa couverture jugée trop négative du Brexit (sortie de la Grande Bretagne de l’Union européenne), la BBC se trouve dans l’impérieuse obligation de réaliser des compressions budgétaires pour économiser 80 millions de livres sterling à l’horizon 2022. Selon sa nouvelle directrice générale, Fran Unsworth, un plan social devrait aboutir à la suppression de 450 postes dans ce délai. Jacques Matand a-t-il fait les frais de cette politique d’austérité, sur fond d’accusations larvées – mais non démontrées – de pressions rwandaises ? À Dakar, plusieurs de ses collègues s’en disent convaincus.
AVEC AGENCES