Le président Félix Tshisekedi a parlé le 19 janvier à Londres de l’éventualité de la dissolution de l’Assemblée nationale si on voulait bloquer son action politique. Il y a eu plusieurs réactions passionnées en sens divers. Le moment est venu d’y réfléchir avec plus de rationalité. En veillant à l’indispensable symétrie entre l’évidente propension présidentialiste qui se dégage de ces propos et la contrainte politico-constitutionnelle dans une RDC qui tend à s’insérer parmi les Etats de droit dont les plus hautes autorités ont à maintes reprises affirmé leur soumission aux textes normatifs en vigueur. Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo, le premier des citoyens congolais, garant de la Constitution et du bon fonctionnement des institutions est à cet égard, placé devant une responsabilité historique. Il lui revient d’éviter toute crise politique et institutionnelle aux allures d’un tsunami qui amènerait le pays dont il a pris en charge le destin à plonger dans un dangereux précipice et à se détourner des priorités du développement et de l’émergence que lui permettent ses immenses potentialités. Propension présidentialiste La communication du président de la République face à la diaspora congolaise de Londres a révélé à la fois sa pensée, assortie d’une extrapolation plausible, sur l’éventualité de la dissolution de l’Assemblée nationale. Il a utilisé une figure de style antithétique : la négation de ce que l’on affirme implicitement. Un minimum de sagacité permet d’affirmer que le chef de l’Etat avance vers le Rubicon et que désormais la dissolution de l’Assemblée nationale est sur son agenda. Les ‘‘combattants’’ l’ont martelé pendant longtemps. Cette question est d’une importance capitale pour la suite de la dispensation politique et aussi la destinée de la RDC. Elle exige qu’on la place ouvertement au cœur d’un débat public pour que toute la nation sache quelles sont ses causes réelles au-delà de la rhétorique politicienne, comment elle peut se réaliser, et surtout quelles peuvent en être les conséquences. Ceci est d’autant plus vrai que comme le démontre Aristote dans ‘’Ethique à Nicomaque’’ et dans ‘’La Politique’’, le politicien sage est celui qui sait discerner les conséquences de ses actions. Cette cogitation contribue donc à l’intelligibilité de cette question périlleuse pour la nation. L’approche est principalement politologique avec une incursion analytique constitutionaliste de l’Article 148 de la loi fondamentale. La possibilité ou la menace de dissolution de l’Assemble nationale a été tellement brandie, répétée, martelée, puis hissée en cause de croisade notamment par un pasteur virevoltant spectaculairement en faveur du nouveau pouvoir (après avoir longtemps carressé l’ancien dans le sens du poil) à telle enseigne que l’on a fini par la concevoir comme l’arme ultime d’écrasement de partenaires politiques-rivaux considérés comme irrémédiablement nuisibles. Cette réflexion transcende les affabulations partisanes pour capter la cause de la menace de dissolution de l’Assemblée nationale dans la propension présidentialiste (pouvoir total à la Présidence de la République) et relève l’impossibilité d’une décision unilatérale de fondre la chambre basse du Parlement. La conclusion cerne les conséquences d’une telle action et propose un leadership porteur de virtuosité politique pour la cohésion nationale propice au progrès de la RDC. Vers le Rubicon : « Pas de crise » mais des menaces ! L’exploration cartésienne de cette problématique exige que l’on recherche brièvement, dans les propos du chef de l’Etat, la causalité de l’éventualité de recourir à la dissolution de l’Assemblée nationale. Dans son speech devant les Congolais de Londres, on peut extraire comme causes principales de sa menace implicite dans ce sens le blocage de son action par certains ministres manipulés et la tendance (perçue par lui) chez certains politiciens à vouloir l’empêcher de réaliser ses projets au bénéfice du peuple. A ce sujet, à Kinshasa, le principal cas cité est celui des ordonnances de nomination de quelques mandataires de deux entreprises publiques, qui n’avaient pas été exécutées par la ministre du Portefeuille de l’époque. En dehors de cet incident, on ne connaît pas de cas tellement graves qu’il ait été impossible à résoudre ou d’obstacles initiés par l’Assemblée nationale contre une quelconque action du président et encore moins contre le gouvernement (lequel est l’émanation de la majorité de ladite Assemblée nationale). Le programme du gouvernement incluant la vision et les projets du président de la République a été adopté sans problème par la chambre basse du parlement. Le chef de l’Etat a même mis en œuvre ses propres programmes comme celui dit des 100 jours sans anicroches. La loi budgétaire 2020 qui porte l’ambition présidentielle en faveur de la grandeur de la RDC, passant de 7 milliards USD à 11 milliards USD, a été aussi massivement approuvé par l’Assemblée nationale. La présidence a déjà signé plusieurs dizaines d’ordonnances qui n’ont pas été contestées par l’Assemblée nationale malgré un certain nombre de vices de formes et de fond. Nulle part, cette chambre basse du parlement n’a initié d’obstruction à une action du gouvernement liée à un des projets du président. Félix-Antoine Tshisekedi a lui-même affirmé qu’il n’y avait pas encore de crise (entre lui ou le gouvernement de la République et l’Assemblée nationale). Où se situerait, alors, la cause ayant poussé le président de la République, garant de la Nation et du bon fonctionnement des institutions, à envisager la mesure extrême de dissoudre l’Assemblée nationale ? Et cela dans un pays étranger, ouvrant une brèche dangereuse pour l’avenir de ce pays dont les fentes et les turbulences des guerres téléguidées ne sont pas complètement évaporées ? Il est donc impérieux de procéder à une exploration politologique pour mieux cerner et discerner les causes systémiques profondes de cette menace. Contraintes constitutionnelles Il convient de relever que depuis la Conférence nationale souveraine jusqu’à l’Accord de Pretoria et au Pacte Républicain de Sun City, l’une des préoccupations majeures des Congolais a été de limiter les pouvoirs du président de la République comme action corrective du système de présidence impériale imposé pendant des décennies par le Maréchal Mobutu. La tendance naturelle de l’homme à monopoliser le pouvoir, et dans le cas du Zaïre, la mégalomanie du président-fondateur du parti-Etat MPR qui se voulait omnipotent, ne se voyant que dans la posture de Léopold II, avait été à la base du désastre et de la ruine dans laquelle le pays se morfondait. C’est ce totalitarisme qui l’avait poussé à refuser ou à contourner systématiquement tout processus de démocratisation, ce qui a engendré le cycle de séditions, de guerres et de pillages qui ont dévasté ce pays. Pour éviter pareille dérive, on pouvait bien adopter un régime présidentiel classique avec des modalités de limitation des pouvoirs. Il s’agit notamment de la soumission de toute décision majeure d’allocation des ressources et des nominations initiées par le président à l’approbation de la chambre basse du Parlement. C’est le principe sacrosaint du régime présidentiel : « Le président propose, le parlement dispose». Mais en RDC, le traumatisme du cauchemar mobutiste a amené les rédacteurs de la Constitution à opter pour un régime semi-présidentiel, donc semi-parlementaire, afin de fragmenter le pouvoir exécutif entre le président, le gouvernement et le parlement. Comme aucun régime n’est parfait, sous Joseph Kabila, celui-ci ayant été en même temps chef de la majorité parlementaire, la limitation du pouvoir fut relativisée. Le chef de l’Etat disposait par conséquent de possibilités d’impulsion aux allures parfois hégémoniques. Fin politicien Kabila qui se révèle à l’examen comme l’un des meilleurs stratèges politiques de notre histoire, voire de l’Afrique contemporaine, a su, avec maestria, laisser ses premiers ministres prendre toutes les initiatives, se limitant seulement à user, le cas échéant et avec une sagesse légendaire, de ses prérogatives d’arbitrage interinstitutionnel lorsque les antagonismes apparaissaient entre des institutions animées par des membres de son propre camp politique tant au sein du gouvernement que entre ce dernier et le parlement comme ce fut le cas sous les mandats respectifs des premiers ministres Adolphe Muzito et Augustin Matata. Arbitrages interinstitutionnels Le président Félix-Antoine Tshisekedi se trouve dans un cas de figure bien différent où la tendance naturelle, voire l’impulsion inconsciente bien compréhensible chez tout acteur politique, d’exercer le monopole du pouvoir se trouve doublement contrariée. D’une part par les mécanismes d’un régime semi-présidentiel et, d’autre part par les exigences d’une alternance dans laquelle il ne dispose pas du contrôle total des chambres législatives. C’est dans l’ordre des choses que le président de la République et ses partisans militants soient contrariés par le fait que les espoirs de l’UDPS pendant ses plus de 37 ans de lutte étaient de remporter les élections à tous les niveaux afin de mettre en oeuvre leur projet de société ne se sont pas concrétisés le 30 décembre 2018. Maintenant que le leader du parti qui fut jadis le plus radical au sein de l’opposition occupe la présidence, le fait qu’il ne contrôle pas politiquement le parlement et ne puisse pas étendre à volo son hégémonie sur toutes les institutions est générateur d’un certain agacement. Il s’agit de frustration et de contrariété d’une propension présidentialiste. Or, justement, l’expérience de 12 mois de gestion de cette présidence démontre que malgré la facette appréciable de sa bonne volonté d’œuvrer pour le progrès, la présidence est parvenue à s’imposer comme un véritable gouvernement parallèle, avec assez peu de finesse. Ce qui soulève bien de questionnements sur une tendance manifestement anticonstitutionnelle à contourner le principe républicain de la délibération en conseil de ministres des matières relevant de l’exécutif et l’orthodoxie élémentaire de la bonne gouvernance comme le démontre le dernier rapport de l’ODEP qui dévoile quelques aspects de la dérive de l’unilatéralisme présidentiel outrepassant le gouvernement pourtant seul responsable devant le parlement. Il s’agit notamment de la gestion directe des marchés publics aujourd’hui projetés à plus de 2,8 milliards USD ; sans parler de la fameuse affaire des 15 millions USD convertis en rétro-commissions et des trop nombreux marchés attribués de gré à gré. En tant qu’autorité budgétaire, l’Assemblée nationale était légitimement fondée à remettre en question ces dérives. Mais, elle a laissé faire. Il appert donc qu’objectivement, c’est plutôt la Présidence de la République qui, jusque-là, a produit des défectuosités susceptibles de provoquer une crise. Dissolution unilatérale impossible Cont rairement à la fougue populiste qui pousse le chef de l’Etat à la mesure extrême de dissolution de l’Assemblée nationale, il ne s’agit pas d’une arme de convenance personnelle à dégainer à souhait, automatiquement et unilatéralement. A la lumière de l’Article 148 de la Constitution du 28 février 2006 en vigueur, trois raisons implacables sont à prendre en compte. Premièrement, en puisant dans la rationalité du régime semi-présidentiel, le président de la République n’est pas responsable devant le Parlement. Raison pour laquelle le constituant n’a jamais envisagé l’hypothèse d’une crise institutionnelle pouvant advenir entre lui et l’Assemblée Nationale. Les télescopages politiques extra-institutionnels, le déficit de cohésion entre les conseillers de la présidence (gouvernement parallèle trop zélé) et le gouvernement majoritairement FCC, ou encore les difficultés d’assoir le leadership présidentiel dans ce gouvernement dont une majorité n’est pas encartée par son parti ou sa plateforme CACH ne peuvent pas servir de base crédible à une dissolution. Ce serait une violation délibérée de la constitution. Deuxièmement, et dans la logique constitutionnelle, l’Article 148 de la constitution a prescrit, avec une limpidité cristalline, une cause, unique et exclusive, de dissolution : la crise persistante entre le Gouvernement et l’Assemblée Nationale. Donc, seules des disputes récurrentes et irréconciliables entre ces deux institutions peuvent constituer le motif valable pour dissoudre l’Assemblée nationale. L’on ne peut dès lors pas évoquer l’obstruction de l’action politique du président de la République pour dissoudre la chambre basse du Parlement parce que cette « action politique du président » n’existe pas formellement en dehors du Gouvernement ayant la charge de conduire la politique de la nation et d’en assumer seul la responsabilité selon l’Article 91 de la Constitution. Il importe donc de démontrer en quoi consiste la crise persistante entre le Gouvernement et l’Assemblée Nationale. Troisièmement, la Constitution congolaise nourrie par la « volonté générale du souverain primaire » (Jean-Jacques Rousseau) de prévenir l’abus des pouvoirs présidentiels a bien prévu elle-même la procédure à suivre : «… le Président consulte le Premier ministre, le Président de l’Assemblée et le Président du Sénat ». C’est le principe d’un consensus interinstitutionnelle et non d’une volonté unilatérale qui est ainsi formellement consacré. Les frustrations politiques, l’agacement suscité par des projets qui patinent (ce qui est normal en début de mandature), les manœuvres politiciennes de quelques ministres qui, jouant d’espièglerie pour se rapprocher du chef de l’Etat ainsi que l’effervescence populiste des militants, ne sont pas des motifs valables de dissolution. Dissolution, prélude à la balkanisation L’amnésie est une pathologie récurrente de notre classe politique. La dissolution cavalière du premier Parlement par le président KasaVubu en 1963 fut à la base de la rébellion lumumbiste-muleliste, sous le label du Conseil National de Libération (CNL) dirigé par Christophe Gbenye (William Gálvez, Le Rêve Africain du Che, Edition EPO 1998 :24). Cette rébellion se termina par la proclamation de la République Populaire du Congo à Stanleyville (Kisangani) en 1964. Aujourd’hui, irrémédiablement, la dissolution unilatérale de l’Assemblée nationale sans rationalité prégnante, par impulsion partisane (populiste) et de malicieuses interférences extérieures par des « hommes d’influence » étrangers ne profiterait ni au peuple, ni à personne au FCC ou au CACH. Elle serait de nature à replonger la RDC dans une nouvelle guerre civile aux conséquences néfastes et à permettre à des puissances extérieures d’imposer leurs hommes-liges qui sont à l’affût attendant patiemment de tirer les marrons du feu. Cela pourrait aboutir à la partition définitive du pays. Ainsi se réaliserait la fameuse ‘’Balkanisation’’ de la RDC que Fatshi a exclu sous son mandat mais dont la thèse est défendue notamment par Peter Pham («To Save the Congo, Let it Fall Apart », Greg Mills et Jeffrey Herbst («The Invisible State : It is Time We Admit that Congo Does not Exist », Foreign Policy, Washington DC, 14 Juin, 2013, et les éditorialistes du New York Times, 30 Novembre 2012). Qui ne font pas mystère de leur détermination à démembrer ce pays. Penser que le président de la République qui va dissoudre l’Assemblée nationale organisera automatiquement, de manière linéaire, les élections législatives et les gagnera est pure illusion. Les meurtrissures des sécessions et de l’assassinat de Lumumba étaient encore patentes lorsque le président Kasa-Vubu procéda à la dissolution de 1963, creusant inconsciemment le sillon de sa propre défenestration par… Mobutu. Même dans l’hypothèse où il n’y aurait pas de violence, les pourvoyeurs des 900 millions USD nécessaires pour organiser ces élections dans un pays qui peine à réaliser un programme de 100 jours et à financer la gratuité de l’enseignement sans enserrer la RDC dans les fourches caudines du FMI ne resteront pas bras croisés devant l’aubaine. Par ailleurs, à peine sortis d’une campagne électorale exténuante, les candidats députés mobiliseront-ils les fonds nécessaires pour lancer une autre campagne dans quelques jours ? La plupart ne seraient-ils pas tentés par des raccourcis fratricides et suicidaires ? Pourtant, nous venons de loin. Le régime de Joseph Kabila a réunifié le pays, matérialisé la démocratie régénérative et déployé des efforts pour la cohésion nationale. Il a réalisé l’alternance en acceptant la coalition pour gouverner au lieu d’une cohabitation. A la passation du pouvoir entre lui et Félix-Antoine Tshisekedi, la RDC se portait mieux par rapport à beaucoup de pays africains. Il n’est pas opportun d’ouvrir de nouvelles brèches dans cette délicate architecture. S’il y a des frustrations politiques, des problèmes de leadership au sein du gouvernement, il faut plus de doigté et de tact que de l’esbroufe nerveuse pour les résoudre. Le président Tshisekedi peut bien se concentrer sur des projets stratégiquement réalistes et impulser le progrès de la RDC. Mais, pour autant que dans son entourage les bonnes pratiques de gouvernance et de finesse politique soient au rendez-vous. C’est encore possible.
HUBERT KABASUBABO KATULONDI
Libre penseur, Ecrivain et Chercheur en Gouvernologie