Le continent africain n’a pas à rougir de son histoire lorsqu’elle est déclinée sur l’océan des âges. Car l’humanité n’est pas vieille de quelques siècles seulement, mais bien de millénaires pendant lesquels la science qui étudie l’homme depuis son apparition sur la terre, dans son évolution actuelle, malgré plusieurs tentatives destinées à déshériter le continent noir de son apport à la civilisation mondiale, atteste de la primauté de la culture négro-africaine. Ce n’est dans un élan de chauvinisme raciste que le savant sénégalais Cheick Anta Diop a mis au défi, sans jamais être valablement pris à défaut, toute la communauté mondiale des scientifiques sur l’évidence apodictique de « l’antériorité des civilisations nègres »…
Le monde est tellement parsemé de sédiments africains que ce que d’aucuns qualifiaient de trouvaille du Sénégalais sautait en réalité aux yeux de tous les archéologues qui ne pouvaient que constater l’évidence des traces du passé glorieux du continent noir.
Rationalité et rationalités
A considérer la façon dont le paradigme de la science technologique trône sur toutes les autres rationalités qui ont maintenu en selle l’aventure humaine sur terre depuis le commencement, on peut considérer la culture prométhéenne dans son déploiement actuel comme le point d’orgue de la quête de perfection qui a de tous temps caractérisé la condition humaine. Il serait bien naïf de croire que les secrets que l’être humain que l’on a peiné repérer depuis les temps immémoriaux n’ont été découverts que depuis seulement une demi-douzaine de siècles. Des fouilles archéologiques ont révélé par exemple que depuis près de vingt mille ans, les noirs africains faisaient un usage perfectionné des mathématiques, sur base d’un apprentissage assez avancé, parfois ludique, de loin meilleur que les méthodes revêches et alambiquées des mathématiques de l’ère moderne.
A y regarder de près il n’y a rien de neuf sous le soleil malgré les découvertes technologiques qui pleuvent à un rythme frénétique et inaltérable. On peut m’opposer le fait que jamais le monde n’avait connu des avions, des fusées, des bombes atomiques ou les nouvelles technologies de l’information et de la communication caractéristiques de l’ère actuel … Et pourtant nul n’ignore que les tous premiers hommes de science occidentaux qui sont venus s’abreuver à la sublime civilisation égyptienne six siècles avant Jésus Christ, n’ont chipé au maat égyptien que la connaissance ontologique dédiée aux enquêtes sur l’être en tant qu’être. On retrouve cette expérience dans la mythologie grecque qui raconte la bravoure de Prométhée qui serait parvenu à voler aux dieux le feu de la connaissance du cosmos…
Le ton avait été donné par les tout premiers philosophes grecs tels que Thalès de Millet, Parménide d’Elée, Héraclite d’Ephèse,… dont les interrogations sur le pourquoi du monde sont à la base de la naissance de la physique qui s’appesantira sur l’étude des éléments comme l’eau, le feu, le vent, l’éther, etc. avant de se faire seconder ensuite par l’arithmétique et la géométrie. Dans la foulée, l’expérience grecque de la fraction du savoir importée d’Egypte va connaître un engouement tel que des lycées seront créés à partir de Socrate et Aristote pour démocratiser la science voulue ésotérique dans son essence égyptienne. Désormais, des usurpateurs grecs de la gnose égyptienne nègre n’auront pour préoccupation que de démystifier le monde et la vie et d’expliquer toutes choses à partir de leurs causes premières.
La créativité scientifique dans son berceau africain faisait partie intégrante d’un tout cohérent intimement lié à la religion, la cosmogonie, l’eschatologie, la politique, l’activité utilitaire, l’expression artistique, l’épanouissement social, etc. si bien que la vie humaine pouvait ressembler à une symbiose harmonieuse promise à une éternisation sur la planète terre.
Il n’est donc pas vrai, par conséquent, d’inférer que l’Egypte nègre était inapte à la recherche technologique qui dévoile chaque jour davantage ses merveilles. La culture africaine se gardait, en connaissance de cause, de se noyer dans le savoir des autres rationalités au risque de rendre la vie sur terre éphémère, voire impossible à long terme. On peut rappeler les tablettes mathématiques d’une très haute sophistication découvertes dans l’actuel Congo et qui dateraient de près de vingt mille ans. C’est une performance jamais égalée jusqu’à nos jours car, en quelques six siècles de prédominance, la science de type ontologique a amené le réchauffement climatique (une sorte de revanche prise par la nature sur l’homme en réaction aux agressions inconséquentes de toutes sortes), les armes de destruction massives (conséquence de l’évolution de la physique quantique dans sa phase de déconstruction de toute substance à partir de l’atome-, et la violence apocalyptique des guerres manichéistes du « bien » contre « le mal » qui sont devenues, ou sont en train de devenir, des guerres de tous contre tous.
La science entre des mains barbares
Le terme « barbares » désignait étymologiquement toutes les populations humaines peuplant l’actuelle Europe qui n’avaient pas encore eu à goûter aux délices de la civilisation négro-égyptienne telle que vécue par la Grèce antique. Il y a deux mille ans, la presque totalité des peuples qui occupaient l’Europe continentale ne connaissaient ni l’écriture, ni les arts, ni la science, encore moins la religion polythéiste ou monothéiste. Les occidentaux tels que nous les connaissons aujourd’hui n’étaient alors que des rustres obéissant à la loi de la survie. Des « sauvages » que Hérodote, dans sa classification des peuples, avait rassemblés sous la dénomination de « barbares ». Ce sont donc tous ces peuples qui, au gré de l’expansion des empires romain, germanique et saxon découvriront le savoir technologique et lui donneront définitivement son relief dévastateur actuel.
Pensé en terme évolutif, le savoir scientifique a transformé peu à peu l’histoire en une grande comète à destination de l’inconnu et dont le moteur était la guerre. Le philosophe allemand Hegel dans sa Philosophie de l’histoire s’est ainsi fait le chantre du culte permanent du progrès scientifique jusqu’à ce que l’homme soit éligible à un illusoire statut de surhomme tel que décrit par Kiekergaard ou autre Nietzsche.
Faire la guerre pour tendre vers l’accomplissement, tel fut le leit motiv de la culture des barbares occidentaux associés par la force des choses aux prouesses de la techno-science, une rationalité décrite ci-haut comme orientée vers la dissection du réel.
La mondialisation par l’Afrique
« Africa » serait le nom d’une province du Nord du continent comprise entre l’actuelle Tunisie et la Lybie. Située au sud de Carthage, cette contrée très mal connue des Européens donnera plus tard son nom à tout un continent et fera l’objet de tous les fantasmes et de tous les mythes. Sa partie septentrionale rendue inaccessible par les occidentaux à cause d’un l’infranchissable désert, le Sahara, fera partie de ces mystères que les anciens barbares éclairés par la rationalité technologique auront à cœur de percer coûte que coûte. Le go sera donné par le Roi portugais Henri le Navigateur qui doit son nom à sa contribution substantielle à la révolution de la navigation maritime. C’est ainsi que déferlèrent des hordes des hordes de populations blanches vers le Sud. Elles avaient pour mission d’ôter au continent noir tout son mystère grâce à la conquête, c’est-à-dire la guerre, ce moteur de l’histoire qui s’offre en même temps comme un moyen idéal pour annihiler toute altérité. En effet le propre de l’ontologie qui sous-tend la mentalité occidentale c’est de ramener tout à soi par le truchement de la ré-flexion. « L’autre » ne peut pas conserver une identité propre, différente de celle des vainqueurs car cela reviendrait à en faire une coquille de mystère rendrait indigeste la raison discursive. La relation avec l’autre tout comme celle avec le cosmos dans l’univers technologique consiste donc à le comprendre (cum capere, intelligere) puis à le ramener vers soi après l’avoir dûment disséqué.
C’est de cette manière qu’on peut interpréter la violence des explorateurs européens face à l’accueil ô combien cordial, voire émerveillé, qu’ont réservé les populations noires aux « personnes à peau blanche » qui sortaient des larges des océans, tels des ancêtres revenant de l’au-delà. Aujourd’hui des langues se délient en occident pour avouer que l’Afrique vierge telle que « découverte » par les tous premiers explorateurs était une terre d’hospitalière où vivaient des peuples civilisés, policés et en parfaite harmonie avec la nature. Il aura fallu plus d’un siècle de travers technologiques pour que les mêmes blancs se laissent aller à dire au monde qu’ils ont inventé l’écologie, ce mode de vie dont les Africains étaient pourtant coutumiers, apportant par le fait même la preuve que l’Afrique avait une longueur d’avance.
La colonisation ou le régime du Divide ut imperat
C’est en vain si on se mettait à la recherche des épisodes belliqueux sanglants dans cette Afrique prospère d’avant la colonisation à l’instar des guerres de cent ans, des invasions de toutes sortes et autres conquêtes cycliques qui avaient cours en Europe avant la colonisation de triste mémoire. Certes, la vie en Afrique était loin d’être un long fleuve tranquille alors que des populations migraient dans tous les sens. Cependant l’Afrique n’avait jamais connu des guerres au sens européen du terme (moteur de l’histoire). Les confrontations entre communautés perceptibles çà et là ressemblaient plus à des épreuves de force à l’issue desquels la production d’un drame mettait un terme à la coercition pour laisser la place à la conciliation et à la vie. C’est dire à quel point l’expérience de la violence belliqueuse qui rendit possible la colonisation fut traumatisante pour les Africains.
Alors que les Africains avaient ouvert grandement les portes de leur bercail aux explorateurs européens, ces derniers, au lieu de composer avec leurs hôtes et de s’enrichir mutuellement par l’échange d’expériences, ne se firent pas prier pour rentrer s’armer auprès de leurs mécènes et revenir en envahisseurs sur la terre hospitalière africaine. Toujours avec cette attitude prométhéenne de tout ramener à soi, l’appropriation de l’Afrique par les Européens au moyen de la violence devait se produire après la négation de toute humanité et de toute civilisation aux « nègres ». Réduites à l’état de bêtes de somme, c’est à peine si les colonisateurs laissaient la vie sauve aux populations noires afin qu’elles participent au commerce et à l’activité économique en tant qu’esclaves ou simple main d’œuvre. Et pour les rendre corvéables à souhait, la fameuse dissection propre à la mentalité technologique devrait entrer en danse.
Dans l’optique de mieux gouverner un aussi gigantesque continent, mieux valait de se le partager entre puissances européennes. Ensuite, étant donné la distance qui séparait les colonies des métropoles, les dominateurs avaient tout intérêt à créer une situation de guerre en puissance au sein de chaque colonie de sorte que les autochtones se regardant continuellement en chiens de faïence ne puissent compter que sur « le pacificateur européen » pour avoir la vie sauve.
Spécialiste en la matière, la Belgique quatre-vingt fois moins grande que sa colonie, emploiera à la perfection l’axiome « diviser pour régner ». Derrière une devise fallacieuse « Congo Belge uni pays fort », la Belgique passera le plus clair de son temps à opposer les autochtones les uns contre les autres. Province contre province, ethnie contre ethnie, tribu contre tribu et au sein d’une même tribu clan contre clan. Lorsqu’il s’avérait qu’une tribu était grande et puissante au sein de la colonie, la Belgique s’employait à y inoculer les germes artificiels de scissiparité.
Dans la province du Sankuru par exemple où les Batetela constituent la principale tribu, on eut droit à une distinction entre « Batetela de la forêt » et « Batetela de la savane ». S’il avait vécu un peu plus longtemps, le leader nationaliste et indépendantiste Patrice Lumumba aurait peut-être réussi à étouffer ce clivage qui dessert encore à ce jour son terroir natal, lui qui, tout en étant ressortissant de la campagne, déjoua le piège colonial en alignant aussi bien ceux dits « de la savane » dont il était issu aux côtés de leurs frères « de la forêt » aussi bien dans son cabinet que sur les listes électorales de son parti, le Mouvement National Congolais lors des premières élections législatives de 1960.
Héritant de territoires du Rwanda et du Burundi après l’abdication de la tutelle allemande des suites de la déroute germanique à la fin de la première guerre mondiale, la Belgique inventera une bien triste légende des nez aplatis et pointus pour distinguer les « Hutu » les « Tutsi » et disposer ainsi de l’aubaine rêvée de la division tribale en vue de mieux régenter ces deux royaumes traditionnels.
Il en sera de même pour le reste de l’Afrique colonisée où les colonisateurs appliqueront peu ou proue le même principe. Au Kenya, les Kikuyu seront opposés au Luo, le Nigeria sera gouverné sur fond du clivage Nord musulman et Sud chrétien, le Soudan se fissurera sous le clivage entre Arabes musulmans et Noirs chrétiens, etc.
Halte aux atavismes coloniaux
On ne peut pas faire à posteriori à l’Afrique le reproche de s’être laissée dominer par l’Europe pendant près de cinq siècles comme si les Africains et Européens partaient sur les mêmes bases idéologiques. L’histoire étant faite des hauts et des bas, on est toujours amené à subir la loi de l’autre à un moment ou un autre. Après avoir exercé un monopole civilisationnel depuis la nuit des temps, il fallait s’attendre à ce que l’Afrique paie un jour les frais de sa « naïveté ». Mais malgré les cinq siècles d’esclavage, de traite, de colonisation et de mondialisation sauvage, les Africains auront prouvé par leur résilience une capacité exceptionnelle à faire le dos rond pour rebondir. Sous d’autres continents, nombreux sont des peuples qui, comme les aborigènes et les indiens du nouveau monde, sont tout simplement menacés d’extinction à ce jour après avoir subi le même joug.
Certains milieux influents en occident apportent de plus en plus la preuve que leur leadership à l’échelle planétaire risque d’être fatal pour l’humanité toute entière. Sous leur empire, le monde n’aura connu qu’une cohorte de tragédies et de cataclysmes qui pourraient finir à coup sûr par rendre impossible toute vie sur terre. S’ils avaient un peu de respect pour la planète, ils s’organiseraient pendant qu’il en est encore temps pour changer de cap en faisant courageusement un aveu d’échec. Mais il est difficile d’attendre pareille attitude de la part de gens qui continuent à penser le salut de la planète en termes d’exacerbation de la même culture technologique dont on voit qu’elle conduit inexorablement l’humanité à sa propre perdition.
Il est donc temps que l’Afrique se ressaisisse en redevenant elle-même. Il ne s’agit pas pour les Africains de nager fébrilement à contre-courant de la mondialisation. Le salut pour nos peuples réside dans leur capacité à se dépouiller des atavismes et des opprobres de divisionnisme grâce auxquels les nostalgiques de l’ordre impérialiste continuent à les momifier. En maintenant leur division par pays, provinces, ethnies, tribus et clans, les Africains jouent le jeu de leurs oppresseurs par lequel ils ont réussi à les avilir. Il est vrai que le pluralisme politique est bénéfique aussi bien au plan culturel, social que politique. Toutefois notre diversité se doit d’évoluer sur le dénominateur commun d’une unité nationale, en attendant l’unité africaine, à toute épreuve.
En République Démocratique du Congo mon pays, tout porte à croire que le venin de la division que la Belgique a semé pendant plus d’un siècle, et qu’elle continue d’attiser pour des raisons évoquées ci-haut, semble élire domicile sur le terrain politique. S’il est vrai que la main des Bazungu reste perceptible dans les conflits Hutu contre Nande au Kivu, Bantous contre Pygmées dans l’ex-Katanga ou dans le phénomène Kamwina Nsapu qui vit des populations Lulua ou Luba en découdre avec leurs compatriotes Pende, Tshokwe, Tetela etc…, cette véritable guerre opposant des victimes de la chosification coloniale entre eux guerre risque d’enrayer littéralement la gâchette du « revolver Afrique » de Frantz Fanon. La classe politique et sociale congolaise devrait se mobiliser massivement pour y mettre un terme au lieu de s’abîmer dans des querelles byzantines qui sont autant de chimères dans lesquelles les tireurs de ficelles tentent de les distraire pour les détourner de la construction de la forteresse inexpugnable que constitueront un Etat et un continent forts.
La responsabilité des élites
L’expérience montre que l’éducation dispensée à nombre d’Africains sur base de la civilisation technoscientifique contient une part de contre-productivité. Ces intellectuels comme on les appelle auront malheureusement servi de courroie de transmission à la domination prédatrice étrangère. Les élites africaines qui ramèneront l’Afrique à son apogée originel seront celles qui, tout en s’armant de la techno-science, la réintégreront dans l’ensemble des rationalités authentiquement africaines dont elle est l’émanation, afin de produire une sagesse typiquement autochtone à même de changer la donne. Ces élites, l’Afrique en a déjà produit sans qu’elles ne soient suffisamment relayées par une large opinion. Le Sénégalais Cheick Anta Diop, le Ghanéen Kwame Nkrumah, le Burkinabè Thomas Sankara ou le Congolais Patrice Emery Lumumba, des étoiles aux parcours multiformes, mais dont le génie continuera d’irradier le firmament africain pour avoir attelé dans leurs projets de société sagesse africaine, et techno-science au service des intérêts durables de tout notre continent.
Que cessent ces harcèlements incessants contre ceux qui, comme Joseph Kabila, s’efforcent de ramener au quotidien leurs peuples sur les pas de ces pères de l’émancipation de l’Afrique et des Africains pour le renouveau du continent noir. Pour ma part, je suis honoré d’avoir été associé à un certain niveau à cette œuvre d’éveil des consciences de mes compatriotes pour qu’ils comprennent que c’est à eux et à eux seuls qu’il appartient de définir leur propre situation, autant que celles de leur pays et de l’Afrique toute entière.
Tout compte fait, je ne doute pas de ce que cette génération fera preuve d’un sursaut salutaire et accomplira la mission de la réhabilitation de l’apogée africaine. Car, ainsi que l’a prédit Frantz Fanon « chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir ». Ne trahissons donc pas notre mission, accomplissons la sans attendre si nous voulons être dignes du continent des Pharaons.
Lambert Mende Omalanga