Une tribune de Lambert Mende Omalanga, député national
Une information relayée au journal de minuit de la RTNC mardi 9 et mercredi 10 février au sujet d’une mission d’officiels du Ministère de l’EPST au Sankuru pour sensibiliser les enseignants en vue de l’utilisation des langues locales pour relever le niveau des élèves du primaire dans cette province a provoqué l’émoi dans cette province.
Dans le fond, et en soi, l’objectif est louable au regard de l’importance de la langue maternelle dans la transmission des connaissances et la formation des capacités cognitives des apprenants. Mais un détail cloche dans cette initiative : c’est le choix porté sur le Lingala en lieu et place de l’Otetela comme langue locale du premier apprentissage des enfants au Sankuru. Les manuels mis à disposition à cette fin sont rédigés en Lingala et non en Otetela, la langue parlée par plus de 90 % des populations du Sankuru et qui a été utilisée dans l’enseignement fondamental depuis toujours sur toute l’étendue de cette région sans problème d’aucune sorte.
La grande majorité des ressortissants du Sankuru considèrent cette initiative financée par la Banque Mondiale comme une agression culturelle. En son temps, le premier évêque congolais du diocèse catholique de Tshumbe, Mgr Albert Yungu d’heureuse mémoire auquel l’alors Ministre de l’Education nationale Mabolia Inengo Tra Bwato présentait le projet avait réagit durement en ces termes : « Si vous nous imposez une autre langue que la nôtre, nous allons nous révolter ! ». Ces propos rapportés au président Mobutu amenèrent ce dernier à mettre l’initiative sous le boisseau pour éviter la réédition d’une ‘’révolte des Batetela’’ que les historiens du Congo-Belge connaissent bien. Avec cette décision, on pensait cette page définitivement tournée mais voici que le Ministère de l’EPST rallume les feux de la discorde pour la simple raison qu’il faut bien que les manuels scolaires en Lingala financés par la Banque Mondiale servent quelque part, comme si nos droits culturels pouvaient être solubles sur l’autel des commodités de quelques décideurs de la Banque Mondiale !
Je me demande pourquoi cette respectable institution dont connaît le soin à bien préparer ses interventions aux quatre coins du globe se permet de sponsoriser avec autant de légèreté cette imposition de l’apprentissage forcé du Lingala dans l’enseignement fondamental dans la province entièrement tetelaphone du Sankuru sans consulter ni associer les populations bénéficiaires dans la conception et la mise en œuvre d’un tel programme.
D’aucuns attribuent cet entêtement à une volonté délibérée de justifier coûte que coûte ses propres turpitudes en jetant dans des bras non demandeurs une politique scolaire mal ficelée.
En ma qualité d’élu direct du Sankuru au Parlement, je dénonce cette façon de faire qui menace la survie socioculturelle des populations de cette partie de la RDC. J’invite mes homologues députés nationaux et sénateurs du Sankuru à se saisir de cette question sur pied de l’article 202 alinéa 23 de la Constitution qui aligne parmi les matières exclusives du pouvoir central « l’établissement des normes d’enseignement applicables dans tous les territoires de la République ».
Je les engage à s’y pencher de concert avec les députés provinciaux et le gouvernement provincial du Sankuru conformément à l’article 203 alinéa 6 de la Constitution en vertu duquel la vie culturelle relève des compétences concurrentes du Pouvoir central et des provinces ainsi que de l’article 204 alinéa 13 qui stipule que « l’enseignement maternel, primaire, secondaire, professionnel et spécial ainsi que l’alphabétisation des citoyens conformément aux normes établis par le Pouvoir central relèvent de la compétence exclusive des provinces ».
C’est le lieu de rappeler qu’au Sankuru, de nombreux ouvrages en langue Otetela ont été édités depuis plusieurs décennies. On peut citer notamment le dictionnaire Otetela-Français, les manuels scolaires comme le « Tshasa », le « Tako dia tondo » (pour la 1ère année primaire) ou le « Tako dia hende » (pour la 2ème année primaire) ainsi les bibles en Otetela pour l’enseignement confessionnel aussi bien catholique que protestant.
Des scientifiques ont en outre traduit des textes philosophiques en Otetela à l’instar de ce répertoire écrit de onze mille proverbes alors que certaines langues dites ‘’nationales’’ n’en disposent même pas de deux mille. Les professeurs Nkombe et Okito ont rédigé des précis de leçons de mathématique moderne en Otetela.
Le professeur Michel Wetshemongo et des groupes de compatriotes de la diaspora poursuivent le même élan à partir de France, d’Allemagne et du Canada notamment.
Monseigneur Nicolas Djomo, l’actuel évêque du diocèse catholique de Tshumbe a adressé un message sur cette question à tous les élus et ressortissants du Sankuru. Il y rappelle sa démarche entreprise il y a quelques années auprès du gouvernement central pour obtenir que soit annexée la langue Otetela aux quatre langues nationales en vue du financement par la Banque Mondiale de la production et la distribution des manuels scolaires destinés à l’enseignement primaire au Sankuru. Voici un extrait de son message : « Un arrêté ministériel pris par le ministre Mbulamoko avait permis à ce que l’Otetela reste la langue d’enseignement chez nous à côté des 4 langues nationales ailleurs. Le ministre Gaston Musemena qui avait accepté cette décision a instruit le Directeur concerné pour sa mise en application. Mais au lieu de cela, le directeur provincial de l’EPSP recevait peu après à Lodja 20.000 manuels en Lingala pour distribution au Sankuru. Nous avions empêché cette distribution et avions demandé que ces manuels soient renvoyés à Kinshasa. Ce mois-ci, le ministère vient d’envoyer ses agents au Sankuru pour annoncer que le Lingala est désormais la langue d’enseignement chez nous. Mobilisons-nous contre cette forfaiture car on veut enterrer la langue maternelle de Patrice-Emery Lumumba alors que nous célébrons le 60ème anniversaire de son assassinat ».
En fait, depuis qu’ils ont été déposés à Lodja notamment où la Banque Mondiale se préparerait à en ajouter d’autres afin de couvrir l’ensemble des élèves du primaire du Sankuru, ces manuels moisissent dans des entrepôts de fortune. Quel gâchis pour cette respectable institution de Bretton Wood !
Cet entêtement de ceux qui voudraient éradiquer d’un trait de plume le principal support de l’identité culturelle des ressortissants de l’une des 26 provinces de la République Démocratique du Congo doit être combattu. C’est le lieu de rappeler qu’en plus du père de l’indépendance de ce pays, Patrice-Emery Lumumba, les Tetelas sont légion parmi les lauréats à l’examen d’Etat, parmi les acteurs sociaux, culturels et politiques de renommées et parmi les scientifiques connus et reconnus de la RDC. Il est dès lors hors de question d’accepter que la langue qui leur a servi de sève soit l’objet de cette sorte d’euthanasie à petit feu.
Imposer aux élèves du Sankuru une autre langue que l’Otetela comme langue du premier apprentissage induit l’anéantissement de la culture et de l’avenir de cette province. Une coopération, fut-elle multilatérale qui prive tout un peuple de la possibilité de penser, de sentir, de ressentir, de se de s’émouvoir et de s’exprimer dans la langue qui porte les caractéristiques de son histoire et de son identité intrinsèques est une hérésie.
L’opportunité d’un tel projet en ce moment précis mérite aussi d’être questionnée. La remise en selle précipitée de ce programme simultanément avec le rapatriement annoncé des reliques du Héros National Patrice-Emery Lumumba et la mise en œuvre effective de Lumumbaville au Sankuru par le président de la République Félix Tshisekedi risque de diluer ce bel hommage de la nation au père de l’indépendance et de dresser de larges couches des populations de cette province contre le Chef de l’Etat et le nouveau gouvernement qu’il s’apprête à constituer.
Les Tetela ont hérité de leurs aïeux un esprit de résistance à toute politique de sujétion. C’est ce que reflète l’axiome ‘’Otetela keema fumbe’’ (l’Otetela ne peut pas être réduit en esclave).
Le Lingala et même une autre langue nationale peuvent être enseignés en option à côté de la langue officielle qu’est le Français mais l’Otetela, notre langue maternelle doit demeurer la première langue d’apprentissage des enfants du Sankuru.
Imposer dans cette province une langue qui n’est pas stabilisée dans sa structure, alors que l’Otetela l’est, est une insulte que personne au Sankuru ne tolérera. Il s’agit d’une question d’intérêt vital qui transcende les sempiternelles querelles de positionnement qui oppose les élites sankuroises entre elles.
La Banque Mondiale pourrait mieux utiliser ses fonds au lieu de s’évertuer à résoudre au Sankuru des problèmes déjà résolus bien avant même sa création. En effet, c’est déjà lors de la pénétration européenne au Sankuru après la Conférence de Berlin sur le Congo de 1885 que les chefs traditionnels locaux bien que vaincus par les armes des colonisateurs s’étaient farouchement opposés à ce que l’enseignement et l’évangélisation se fassent dans une langue autre que l’Otetela. C’est la raison pour laquelle les bibles, les livres de grammaire, le dictionnaire et divers manuels scolaires dans cette langue ont été produits et utilisés avec succès.
Les problèmes qui se posent au secteur de l’enseignement au Sankuru sont bien connus. Ils sont relatifs essentiellement aux infrastructures scolaires, à la multiplication en nombre suffisant de manuels d’enseignement (y compris en Otetela) déjà existants et à une rémunération décente et à la motivation d’un nombre de plus en plus élevé d’enseignants consécutivement au programme de la gratuité de l’enseignement fondamental mis en œuvre par le président Tshisekedi. Les vrais amis du Congo comme la Banque Mondiale sont appelés se consacrer sans faux-fuyants à la solution de ces problèmes au lieu de chercher à en créer de nouveaux.
Lambert Mende OMALANGA