Ils sont au nombre de 6, tous docteurs en Architecture et urbanisme formés à l’ex-Institut Supérieur de Bâtiments et Travaux Publics (IBTP), section Architecture avant d’aller soutenir leurs thèses doctorales outre Méditerranée. Et ils ont décidé de mettre un terme à la descente aux enfers de leur Alma Mater, que des comités de gestion peu ou mal avertis des aspects spécifiques des enseignements chez les bâtisseurs entrainent sans discontinuer depuis des années vers l’abîme. Le 12 mai 2022, le groupe de professeurs d’architecture a adressé une correspondance à cet effet au ministre de l’enseignement supérieur, Muhindo Nzangi. Un courrier déclaratif qui crève ce qu’à l’ISAU et dans les milieux des architectes à Kinshasa on considère comme un abcès longtemps entretenu. «Nous comptons six (6) salles d’ateliers pour une capacité normale de 360 étudiants, alors que le nombre de d’inscrits dépasserait les 3.000 étudiants. Toutes choses étant égales par ailleurs, nous ne voudrions plus voir des étudiants qui dessinent dans les couloirs et à même le sol. Partant, nous déplorons la dégradation et la mégestion dont est victime cet Alma mater, au travers d’une gestion calamiteuse depuis une dizaine d’années», écrivent-ils.
Surpeuplement
Certes, le surpeuplement dans les universités et instituts supérieur est quasigénéral, et lenombre exact d’étudiants inscrits est devenu secret defence parce qu’il est susceptible de dévoiler les sommes colossales encaissées au titre de contributions des parents, notamment. Mais si cela prête peu à conséquences au sein d’institutions d’enseignements essentiellement théoriques, en médecine et dans les filières techniques comme à l’ISAU, le nombre exagérément élevé d’apprenants vicie dangereusement la qualité des enseignements. «Il suffit de songer aux dégâts que peut causer un médecin mal formé sur les patients ou un architecte incompétent sur la qualité des habitations. Songez donc aux écroulements spectaculaires enregistrés ci et là à Kinshasa», commente un étudiant qui prend le parti du groupe de ses professeurs d’architecture face au comité de gestion.
A l’ISAU, le comité de gestion en place a été nommé en janvier dernier dans la foulée des mises en place opérées par le ministre Muhindu Nzangi. Le professeur René Mputu, directeur général, est maintenu à ce poste depuis 10 ans ; le professeur Kabasele, secrétaire général académique, est un nouveau parachuté de l’Institut géographique du Congo et l’Université pédagogique national. Ses décisions, prises en violation des règlements et des usages admis à l’institut auraient particulièrement exacerbé la grogne des enseignants, mais pas seulement. Pour couronner le tout, Muhindo Nzangi s’est arrangé, ainsi qu’il l’a fait quasiment un peu partout dans les établissements d’enseignement universitaire, pour placer au poste secrétaire général académique adjoint une jeune assistante fraîche émoulue de l’Institut supérieur des arts et métiers (ISAM), ainsi qu’un neveu formé à l’Académie des beaux-arts en qualité d’Administrateur du budget.
Nominations clientélistes
Des nominations fantaisistes et clientélistes qui, si elles ne sont les premières, n’en aggravent pas moins la dégradation de la qualité des enseignements et de la valeur des diplômes d’architectes et urbanistes délivrés à l’ISAU. Non seulement les admissions d’étudiants semblent ne plus répondre qu’aux seuls «besoins de caisse» mais aussi le contenu des enseignements tend de plus en plus vers une sorte de géographisation doublée d’une théorisation peu justifiables.
Des sources proches de ce dossier brûlant expliquent, en effet, que la formation d’architectes se base sur l’apprentissage par projets (APP) qui vise l’atteinte d’objectifs d’apprentissage identifiables, le développement de tous les types de savoirs, ainsi que la socialisation des apprenants. Il s’agit d’une approche qui encourage les étudiants à explorer les problèmes et les défis du monde réel dans un mode d’apprentissage actif et engagé, les projets étant réalisés en interaction avec les pairs dans leur environnement. «Cette méthode d’enseignement est privilégiée lorsqu’il s’agit d’acquérir des connaissances procédurales et le développement des compétences. Elle place l’apprenant au centre des apprentissages, la motivation de ce dernier étant un élément clé de succès», explique un professeur de l’ISAU qui estime «impossible de suivre individuellement et adéquatement plus de 3.000 étudiants à la fois comme cela se passe à l’ISAU». Et il insiste : «Pour développer l’autonomie de l’apprenant, le rôle de l’enseignant chez nous s’apparente davantage à celui d’un médiateur, d’un organisateur qu’à celui d’un transmetteur de connaissances. Durant la phase de réalisation, l’enseignant observe, encourage et partage ses observations avec les apprenants. Ce qui est quasiment impossible avec des étudiants disséminés jusque dans les couloirs faute de place dans les salles d’ateliers à l’ISAU».
Ce que les mises en place de Muhindo Nzangi semblent avoir peu pris en compte, et les professeurs d’architecture le lui rappellent dans leur correspondance en assurant que «l’ISAU est un institut supérieur technique et artistique, voire scientifique, aux particularités d’enseignement et de professionnalisation rigoureuses, qui se caractérisent notamment par l’enseignement en atelier avec une capacité d’accueil raisonnable ; une attention particulière à ces matières au moment des délibérations, le passage étant fortement conditionné par des cours en ateliers où les enseignements sont d’accompagnement; la nécessité d’un suivi individuel de chaque étudiant toujours en rapport avec la spécificité de l’enseignement qui plaide également pour un ratio étudiant-enseignant».
Spécificité des enseignements
L’ISAU s’éloigne inexorablement de ces pré-requis, selon les professeurs d’architecture qui y prestent. Dans le courrier-déclaration adressé au ministre de l’enseignement supérieur, ils dénoncent le manque de collaboration entre le comité de gestion et les professeurs dans la prise de décisions qui affectent le fonctionnement de l’école et l’organisation des enseignements ; la dévaluation (déconsidération) unilatérale des titres académiques décernés à l’ISAU (diplômes de licence en architecture et en urbanisme en lieu et place de diplômes d’Architectes et d’Urbanistes) ; des délibérations interminables (infinies); la convocation d’un bureau spécial de délibérations des réclamations après les sessions réglementaires; l’usurpation des attributions dévolues au jury par le bureau créé spécialement à cet effet alors que le jury de délibération est souverain ; le recrutement illimité des étudiants, etc.
Invasion de géographes
La conclusion du courrier adressé à Muhindo Nzangi avec copie pour information au président de la République et au premier ministre est sans appel. Les professeurs d’architecture de l’ISAU invitent le ministre à convoquer les états généraux de l’architecture et à démettre le comité de gestion en place et à le remplacer «par des personnes ressources maison qui ont la maîtrise de l’organisation de la formation des architectes et des urbanistes».
C’est l’invasion des géographes qui semble dénoncée ici.
Dans un mémo parvenu à la rédaction du Maximum, le professeur Kanene, signataire de la lettre des professeurs d’architecture de l’ISAU, en appelle à la restauration des valeurs.
«Il ne s’agit pas seulement de changer les animateurs, il faudrait opérer une réforme du cadre institutionnel et des programmes de formation dans l’orbite de la réforme LMD», écrit-il, déplorant «l’ignorance de la singularité de l’enseignement de l’architecture régie par une charte mise en place par l’UNESCO et l’Union internationale des architectes (UIA). Cette charte fixe les conditions pour une formation adéquate et universelle ainsi que la mobilité des architectes à travers le monde». A sa création, la section urbanisme de l’IBTP n’avait besoin que de 3 géographes. Elle en compte une dizaine aujourd’hui et un programme taillé sur mesure, qui privilégie la planification urbaine.
Aménagement urbain
Alors que la vision de l’enseignement de l’urbanisme est à l’origine celle de l’aménagement urbain, domaine exclusif des architectes qui s’attachent à la réalité de la composition spatiale plutôt qu’un «intellectualisme abstrait et déconnecté du réel». A l’ISAU, il faut donc aussi recadrer les programmes d’enseignement en architecture et en urbanisme, de ce point de vue.
En attendant, pas d’enseignement depuis 3 semaines. Le comité de gestion réduit le problème posé en termes de lutte de positionnement et tente de gagner le ministre de l’ESU à sa cause, selon des sources proches du dossier. Les professeurs frondeurs tiennent mordicus à leur décision. «Les gestionnaires de l’institut ont multiplié les effectifs d’étudiants par 20 et aucune promotion ne peut contenir son effectif. Le passage de classe, les charges horaires et mêmes les cours font l’objet de clientélisme. C’est pour mettre un terme à tout cela que nous avons arrêté les cours. Sans engagements concrets, nous ne reprendrons pas», assure au Maximum un membre du groupe de signataires de la lettre à Muhinzo Nzangi.
J.N.