Une année et demi seulement après la première alternance au sommet du pouvoir d’Etat qui a vu Félix Tshisekedi accéder pacifiquement au top job, le tableau qu’offre la scène politique au Congo Kinshasa a de quoi inquiéter. Pour la première fois, le parlement congolais, deuxième institution du pays, a été empêché de fonctionner normalement par la justice, la police et un groupe d’activistes de l’UDPS, le parti présidentiel. Des casses et des agressions physiques sur quelques élus ont été signalées, notamment contre les députés nationaux de la majorité, Félix Kabange Numbi et Jean-Marc Lombaku.
«C’est d’abord une atteinte à l’inviolabilité du parlement qui est consacrée dans la constitution et une violation du principe de la séparation des pouvoirs», a déclaré le député national Lambert Mende Omalanga qui a déploré cette intrusion inconstitutionnelle et illégale dans une querelle interne au parlement par le procureur général près le Conseil d’État qui a réquisitionné la police pour interdire aux parlementaires d’accéder à leur lieu de délibération afin de procéder à l’élection du 1er vice-président de leur bureau en remplacement de Jean Marc Kabund destitué le 25 mai. Dans le même sens, Daniel Mbau Sukisa, un élu de l’opposition a condamné « la violation du siège du parlement qui est un acte anti-démocratique et despotique attestant que l’Etat de droit dans sa version actuelle n’est rien d’autre qu’un contre-modèle théorique qui énerve l’article 7 du Règlement intérieur de l’Assemblée nationale» tandis que la MLC Eve Bazaïba attaquait le chef de l’État en écrivant sur son compte Twitter : « La RDC se retrouve actuellement au fond du trou suite à l’incompétence du leadership au sommet de l’État! L’ UDPS a démontré ses limites dans la gestion du pays. Ce parti est au pouvoir et dans l’opposition contre son propre pouvoir. Les institutions du pays sont en train d’en pâtir ».
Lundi pourtant, Augustin Kabuya, secrétaire général a.i de l’UDPS/Tshisekedi avait assuré que le président de la République Félix Tshisekedi, autorité morale de ce parti, avait désigné, après consultation, la députée nationale de Likasi (Haut-Katanga) Patricia Nseya pour concourir au poste de 1er vice-président du bureau de l’Assemblée nationale. Pour une raison qui reste encore à élucider, Jean-Marc Kabund a multiplié des subterfuges pour faire annuler la décision de la plénière du 25 mai qui s’était conclue par sa déchéance du bureau. Il a saisi mardi le Conseil d’État pour statuer sur la régularité de cette résolution.
«Alors que tous les membres du parti se sont inclinés devant la décision de l’autorité morale du parti, Kabund a choisi de défier tout le monde et de jeter l’opprobre sur une des institutions les plus prestigieuses d’exercice de notre Démocratie. Ceci aura des conséquences», s’est indigné Paul Tshilumbu, député national UDPS/T. Devant le Conseil d’Etat, Kabund a contesté sa déchéance. Il a demandé et obtenu des mesures urgentes contre la décision fixant le calendrier de l’élection de son remplaçant.
La chambre basse du parlement avait rejeté jeudi la décision du Conseil d’État lui enjoignant de sursoir l’élection de son nouveau 1er vice président et a maintenu son calendrier. A la suite des échauffourées qui ont irrité la représentation nationale, la speaker Jeanine Mabunda, après en avoir conféré avec le président Félix Tshisekedi avait calmé la situation en renvoyant à une date ultérieure ladite élection. Mabunda a promis qu’à la suite de son contact avec le chef de l’Etat, il n’y avait aucun doute sur une issue dans le sens de la décision prise par la plénière le 25 mai.
L’on rappelle que des scènes presque identiques avaient été observées en mars et avril 2020 à la suite de la proposition du président du Sénat, Alexis Thambwe Mwamba, de réunir les deux chambres parlementaires en congrès afin de statuer sur les mesures de mise en application de l’état d’urgence décrété par Félix Tshisekedi. Des craintes irrationnelles ayant fusé sur les réseaux sociaux concernant une probable mise en accusation du chef de l’État pour on ne sait trop quelle incrimination, le vice premier ministre de l’Intérieur et sécurité, l’UDPS/T Gilbert Kankonde avait tenté de fermer le Palais du peuple avant de se raviser in extremis pendant que Kabund se déchaînait dans les médias contre ses collègues avec des accusations sans fondement de vouloir organiser un congrès onéreux, prétendant que 7 millions USD avaient été sollicités à cette fin, des accusations qui sont à la base de sa déchéance.
Après cette ambiance de coup d’Etat permanent et l’instrumentalisation du Conseil d’Etat et de la police contre le parlement par le même Kabund qui installe les prémisses d’une crise interinstitutionnelle dont le pays n’a pas les moyens en pleine crise de la Covid-19, le Congolais lambda est de plus en plus désabusé.
Plusieurs ONG ont décidé d’adresser une pétition au président Félix Tshisekedi contre le Conseil d’État qui a brillé par une légèreté déconcertante dans cette affaire : «Peuple congolais, écrivons une pétition contre le Conseil d’État et le procureur général près cette cour pour s’être laissés instrumentaliser à des fins individualistes des politiciens ! Ceci discrédite l’image de l’État de droit prôné par le chef de l’Etat», peut-on lire sur différents postings des pétitionnaires.
Mise au point de l’Assemblée nationale
Après le scandale de vendredi à l’Assemblée nationale, le professeur Célestin Musao, rapporteur de cette institution législative, a fait une mise au point le samedi sur cette situation : « Nous condamnons avec la dernière énergie la violence dont les honorables députés nationaux et sénateurs ont été victimes vendredi, de la part de la police envoyée au Palais du peuple en violation des lois régulant la réquisition de la force publique mais aussi et surtout l’inviolabilité de l’enceinte du Palais du peuple. Dans cet ordre d’idées, nous condamnons les violences perpétrées dans la foulée par les militants d’un certain parti politique, à l’endroit des élus légitimes du peuple congolais dont les Honorables Lombaku, Kabange Numbi et bien d’autres.
C’est du jamais vu et vécu dans l’histoire de notre pays, puissions-nous nous permettre de relire ladite histoire depuis la Conférence de Berlin en 1885 jusqu’en 2019. C’est carrément inacceptable que nous allions des reculs en reculs, alors qu’il y a deux ans, au terme des élections générales de décembre 2018, l’ensemble de la communauté nationale venait d’arbitrer, avec un ouf de soulagement, la grande et inédite révolution historique marquant le tout premier transfert pacifique du pouvoir au Sommet de l’Etat congolais, des espoirs d’un peuple dont la flamme tend aujourd’hui à s’éteindre contre toute attente. Il sied ici de saluer l’esprit de responsabilité dont a fait montre le vice-premier ministre, ministre de la Justice et Garde des Sceaux pour la levée des barricades érigées sur le site du Palais du peuple sous prétexte de ladite réquisition de force publique, du reste illégale. Nous sommes profondément consternés – écœurés, choqués – indignés de la récidive du rétropédalage que nous vivons au summum de nos institutions, au point que les plus hautes instances judiciaires s’évertuent sans fin à faire fi aux principes fondamentaux de la séparation du pouvoir ou l’applicabilité du droit congolais en vigueur. Nous pensons qu’il s’agit là sans faux-fuyants d’une option jusqu’au-boutiste des pêcheurs en eaux troubles soucieux de provoquer un chaos. Pour qui jouent-ils en cherchant cette apocalypse à l’heure où le pays est pourtant confronté à mille et un défis de tous ordres?
Nous lançons aux uns et aux autres un appel pathétique à la conscience patriotique, eu égard à ce qui nous unit par rapport à notre destin commun. Nulle part au monde, le pouvoir judiciaire n’a déjà défié le pouvoir législatif comme cette aberration vécue hier sur le site sacré du Palais du peuple. Nous n’allons donc pas manquer de recourir aux voies légales pour solliciter des poursuites judiciaires contre les auteurs de ce raté judiciaire et politique d’hier», a-t-il dit.
Le FCC dénonce un recul démocratique
Dans une déclaration politique faite samedi 13 juin 2020 dans la soirée, le Front Commun pour le Congo (FCC)
de Joseph Kabila Kabange s’est dit préoccupé par le recours abusif, devenu récurrent, à la puissance publique (police, justice, forces de sécurité) pour régler des conflits inter ou intra-institutionnels là où pourtant des règles du jeu sont claires, fixées par la Constitution et les lois de la République.
Le FCC a dénoncé la violation intentionnelle du principe à valeur constitutionnelle de l’inviolabilité du siège du parlement par des forces de police et des militants ou sympathisants de formations politiques dont le dessein, bien compris était de faire obstruction aux délibérations d’une institution aussi représentative du peuple congolais et de toutes les provinces qu’est le Parlement.
À cet effet, la conférence des présidents des regroupements politiques du FCC réunie autour de Néhémie Mwilanya Wilondja, le coordonnateur de la plateforme, exige que soit immédiatement mis fin à ces pratiques rétrogrades qui constituent un recul par rapport aux avancées démocratiques engrangées par la RDC au cours des deux dernières décennies. Et que leurs auteurs soient sanctionnés conformément à la loi. En rappelant que la tentative irrésistible d’empêcher l’institution parlementaire à fonctionner a été à la base de grandes crises institutionnelles que le pays a connu depuis l’indépendance en 1960.
Le FCC a enfin exhorté les animateurs des institutions à respecter chacun, les prérogatives des autres institutions sur pied du sacrosaint principe de la séparation des pouvoirs. Il a apporté tout son soutien à tous les élus, particulièrement à ceux de la majorité parlementaire et aux présidents de leurs chambres, dans l’accomplissement du mandat leur dévolu par le peuple souverain et ce, quel qu’en soit la matière.
Etat de droit et démocratie au-delà des slogans
Les premières prestations institutionnelles au lendemain du troisième cycle des élections démocratiques de fin 2018 ont révélé des balbutiements et tâtonnements dans la mise en oeuvre des acquis de l’État de droit et de la démocratie. Mal comprise, travestie, confisquée pour des intérêts d’une coterie politique, cette mise en œuvre sélective est conflictogène. De toute évidence, si l’on veut construire la nation au-delà des partis qui sont des faits privés et des ethnies, beaucoup reste encore à faire.
Les autorités congolaises partagent la responsabilité de ces tâtonnements par leur incapacité, ou leur timidité, à susciter un véritable changement de mentalités au-delà des slogans généreux destinés à la galerie. Elles ont sous-estimé la complexité de la culture politique en RDC. Les faiblesses administratives et la difficulté qu’éprouve manifestement le président et son premier cercle à prendre du champ par rapport aux particularismes du temps où ils évoluaient dans l’opposition radicale sont à ce jour des obstacles au processus de reconstruction de l’État. L’appareil administratif congolais doit être un facteur qui favorise le processus de réforme, mais en réalité, il l’entrave. L’érection de l’Etat de droit en RDC semble être un chapelet de bonnes intentions resté plus ou moins populistes. A l’instar de la plupart d’autres formations politiques congolaises, le parti présidentiel n’a pas encore réussi sa mue pour devenir un parti au pouvoir porteur des aspirations pour cet Etat de droit dont tous les Congolais et pas seulement ses «combattants» rêvent. Englués entre les nécessités de «la loi et l’ordre» propre à certains dirigeants d’extrême-droite et la crainte du chaos, ils pataugent en oscillant entre la « République des juges» et les poncifs du « politiquement correct» auquel nul ne semble ne plus savoir donner un contenu. C’est ce qui pousse la plupart de ses caciques à s’estimer au-dessus des lois et à se cramponner dans la logique égocentrique en vertu de laquelle «la raison du plus fort est toujours la meilleure», ce qui vide de toute substance légitimatrice la longue lutte du regretté Etienne Tshisekedi contre la dictature mobutiste.
Pendant ce temps, écartelés entre les convoitises de ceux qui, de l’extérieur, reviennent à la charge (le pays est à ce jour menacé par pas moins de 5 armées étrangères), débordés par la pandémie de la Covid-19 et les épidémies d’Ebola, de la rougeole et du choléra notamment, étranglés par une hyperinflation (1$ pour 1.900 FC) et une crise socioéconomique, les Congolais ont-ils vraiment le moyen de se payer en plus une nouvelle crise interinstitutionnelle pouvant dégénérer de manière imprévisible ? Il serait irresponsable de le croire.
Les indicateurs de la gouvernance, publiés par la Banque Mondiale en 2010 (Kaufman et alii, 2010) sur la base de six critères (responsabilité citoyenne, stabilité politique, efficacité des pouvoirs publics, qualité de la réglementation, État de droit, maîtrise de la corruption), placent à nouveau ce pays pourtant béni des dieux par ses potentialités économiques parmi les derniers en Afrique.
Certes, après les errements des années Mobutu, après les multiples crises et conflits armés internes et d’agression qui les ont tenaillé pendant plusieurs décennies, la conscience sociale et patriotique des Congolais a mûri. D’où un accroissement important de besoins prioritaires et qualitatifs en terme de démocratie, d’éducation, d’accès à l’information etc. Autant de signes que le pays est en pleine phase de transition politique, sociale et culturelle.
Malheureusement, il patauge encore dans une nonchalante anarchie entretenue par une sorte de fatalisme affiché au sommet de la pyramide étatique qui n’est pas de nature à juguler dans un délai raisonnable la régression sociale, la violence et la corruption particulièrement par l’instrumentalisation des technostructures publiques comme la justice, l’administration ou la police dont la perversion constitue une aubaine pour des acteurs externes et leurs relais internes au lieu d’impulser et encadrer des politiques publiques alternatives de développement.
En l’espèce, Fatshi peut et doit faire mieux. Il lui appartient de faire en sorte que l’Etat n’étouffe pas le citoyen dont les droits garantis doivent être respectés partout. C’est un impératif qui rime avec l’idéal démocratique. Pour y arriver, le temps de la réflexion introspective doit l’emporter sur l’expression des émotions. Car la légitimité ne se produit pas spontanément, ni dans l’insouciance de l’immédiateté. Elle se «fabrique» avec mesure et prudence, en prenant en compte le facteur temps.
Tous les retards accumulés en 60 ans d’indépendance ont pour première cause la non prise en compte de cette dimension que seul peut offir un sens critique et objectif pour un équilibre permanent entre les certitudes et le doute. C’est le fameux «Que sais-je ?» de Montaigne.
Ce n’est que de cette manière que l’on peut espérer triompher de ce paradoxe honteux d’un peuple vivant misérablement dans un paradis terrestre.
«Dans Etat de droit, il y a le droit. Si on enlève le droit, il reste l’Etat. Un monstre froid», disait à bon escient Nietzsche.
Alfred Mote
Analyste politique