Violences, traite d’humains, immigration et terrorisme sont aujourd’hui devenus les quatre cavaliers de l’apocalypse libyen, sept années après la révolution ayant abouti à la chute du colonel Mouammar Al-Kadhafi. Encore aujourd’hui, le monde entier se pose des questions sur la justesse d’un événement qui, à ses débuts, a été décrit comme une « victoire de la démocratie », une « victoire du peuple face au tyran ».
Près d’une décennie après l’intervention militaire d’une « coalition internationale » dans ce qui était autrefois l’un des pays les plus prospères d’Afrique, au système social le plus avancé, le chaos de la Libye d’aujourd’hui, au-delà de la nécessité d’y trouver une solution durable, soulève surtout des interrogations quant à la manière dont les événements se sont enchaînés pour aboutir à une situation de chaos, dans le Sahel, en proie aux djihadistes, et en Europe déstabilisée par la crise des migrants.
La chute de l’indéboulonnable « Guide libyen »
Le 20 octobre 2011 est probablement la date marquant le basculement de la Libye dans la nouvelle ère de chaos qui est la sienne. En effet, c’est ce jour-là qu’est tué l’ancien « dictateur » libyen, Mouammar Al-Kadhafi, après huit mois de guerre civile sanglante.
Tout commence un 13 janvier 2011, lorsque les premières manifestations inspirées de la révolution tunisienne ont lieu dans le pays. Le peuple libyen, qui peut alors se targuer de vivre dans un pays où le PIB par habitant est, en 2010, de 13.800 $, et où le taux d’alphabétisation culmine à 83%, se sent néanmoins opprimé par 42 années de dictature.
Comme pour prouver que le peuple ne peut pas seulement se contenter de « pain et de jeux », les citoyens réclament plus de libertés et de démocratie, un meilleur respect des droits de l’homme, une meilleure répartition des richesses ainsi que l’arrêt de la corruption au sein de l’État et de ses institutions.
Pour éviter la chute de son pouvoir principalement axé sur les alliances tribales, le Guide libyen va d’abord prendre des mesures préventives : interdiction des rassemblements, annulation de rencontres sportives, suppression des taxes et droits de douane sur les aliments, prime de 324 euros par famille.
Il annoncera même le déblocage d’un fonds de 24 milliards $ pour construire des logements et développer le pays. Grâce à cette mesure, le président libyen réussira à contenir la grogne populaire, et à s’éviter le même destin que son homologue égyptien Hosni Moubarak…mais pas pour longtemps.
A partir de la mi-février, les manifestations prendront une nouvelle tournure. En effet, alors qu’à Benghazi des Libyens protestent contre l’arrestation de Fathi Tirbil, qui défendait les prisonniers morts lors du massacre d’Abou Salim en 1996, les manifestations se mueront en insurrection avec pour mot d’ordre le départ du Guide libyen. A partir du 17 février dite « la journée de la colère », l’insurrection s’engagera sur le chemin irréversible de la violence, marquée entre autre par l’attaque suicide de la caserne des militaires de Benghazi, perpétrée par Al-Mahdi Mohamed Ziou, un ingénieur pétrolier de 47 ans.
Commencera alors une série d’affrontements et de batailles armées, puis une véritable guerre civile qui fera des milliers de morts. Le colonel Kadhafi, dirigeant « providentiel » pour qui la révolution est animée par une « jeunesse droguée qui imite celles de la Tunisie et de l’Égypte », essuiera des défections au sein de son gouvernement et de son armée (dont une bonne partie a été affaiblie au cours de sa présidence afin de se prémunir contre les coups d’Etats).
Pourtant la guerre civile libyenne de 2011 aurait pu prendre une toute autre tournure, sans l’intervention d’une coalition internationale dirigée principalement par la France et la Grande-Bretagne.
Le rôle de la France et de la communauté internationale dans le conflit
Si aujourd’hui le rôle de la France et de la communauté internationale est devenu un sujet sensible, cela est dû à la tournure d’une opération, censée arrêter les violences issues du conflit libyen.
En effet, dès le 23 février, la France, dirigée alors par Nicolas Sarkozy, propose à l’Union Européenne l’adoption rapide de sanctions contre le régime du guide libyen. Appuyé par la Grande-Bretagne du premier ministre David Cameron, elle mène un front diplomatique anti-Kadhafi au sein de l’Organisation des Nations-Unies.
A partir du 24 février, les avoirs du clan Kadhafi dans des pays comme la Suisse, les Etats-Unis, l’Autriche, la Grande-Bretagne et l’Espagne sont gelés tandis que la Turquie s’oppose à des sanctions qui « risquent de punir la population libyenne ».
Le 17 mars, le conseil de sécurité de l’ONU vote la résolution 1973, qui autorise la création d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus du pays et la mise en place de mesure nécessaires pour assurer « la protection des civils ».
Dès lors, la coalition internationale lance une vague de bombardements sur les forces pro-Kadhafi, détruisant chars et systèmes de défense aérienne, et assurant un rôle de surveillance qui facilite la contre-offensive des insurgés dans le pays.
Cependant les critiques envers la coalition se font grandissantes au fur et à mesure de l’évolution des combats. Si l’opinion publique française semble afficher son soutien au président Sarkozy, d’autres pays dénoncent un détournement des objectifs fixés par l’ONU à la coalition.
La mission de protection des populations se transforme en guerre contre Kadhafi et en destruction de son armée. Tout d’abord, la ligue arabe qui soutenait les actions de la coalition internationale se ravisera estimant que les interventions devaient se limiter à des tactiques de brouillages et des stratégies logistiques.
L’Union africaine, la Chine et la Russie (qui s’étaient abstenus de voter lors de l’adoption de la résolution 1973), et plusieurs autres pays, appelleront à la cessation des hostilités afin de trouver une autre solution.
Gianpiero Cantoni, président de la commission Défense du Sénat italien à l’époque, accuse la France d’être « mue par la volonté d’obtenir des contrats pétroliers auprès des futures autorités libyennes, en cas de victoire des insurgés, et d’accroître son influence en Méditerranée ».
Pendant que les « grands » discutent pour savoir qui aura le commandement des opérations en Libye, les combats continuent de faire rage sur le terrain. Finalement, les bombardements de la coalition internationale et la ténacité des réfugiés auront raison de l’armée loyaliste, fidèle au régime de Kadhafi, accusé d’avoir fait appel à des mercenaires pour massacrer la population.
Le 20 octobre 2011, Mouammar Al-Kadhafi sera tué par les rebelles, alors qu’il tentait de se faire exfiltrer de Syrte, sa ville natale.
Le déluge de l’après Kadhafi
Si la mort du colonel Kadhafi a sonné la fin d’un régime dictatorial, elle a également pulvérisé le fragile équilibre politique du pays, et considérablement renforcé la menace djihadiste dans tous les pays de la région.
En raison de l’incapacité de la communauté internationale à « assurer le service après-vente » en Libye, à travers une aide concrète pour la mise en place d’un nouvel Etat central fort, l’accalmie relative qu’a traversée le pays à la fin de cette première guerre civile, n’aura été que de courte durée.
A partir de 2014, un nouveau conflit opposera les différentes forces présentes sur le nouvel échiquier politique dessiné par la chute de l’ex-dictateur libyen. Après les élections de 2012, le Congrès Général National (CGN) qui dirige le pays, verra sa légitimité mise en cause par les autres forces en présence. Le conflit aboutira à une deuxième guerre civile opposant depuis lors, le CGN (soutenu par le Qatar, le Soudan et la Turquie), au gouvernement d’union nationale présidé par Fayez el-Sarraj et appuyé par l’ONU, ainsi qu’au gouvernement de la chambre des représentants soutenu par le général Khalifa Haftar (avec l’aide de l’Egypte et des Etats-Unis).
L’émergence du terrorisme sur fonds d’émigration massive
L’anarchie régnant dans le pays a également permis aux groupes terroristes comme la branche libyenne de l’Etat Islamique, de s’armer afin de perpétrer des attentats à l’intérieur et hors du pays. Selon Yves Bonnet fondateur du Centre International de Recherches et d’Études sur le Terrorisme (CIRET-AVT), avec la chute de Kadhafi, « le verrou contre al-Qaida et les clandestins en Libye a sauté ».
Cette situation a donc également fait grimper les chiffres de l’émigration clandestine vers l’Europe, dont l’Italie représente l’une des principales portes d’entrée. En effet, avant sa chute le guide libyen servait de « tampon » entre les migrants clandestins à destination de l’Europe, et les pays européens. La conclusion de plusieurs accords avec le colonel Kadhafi permettait à ces derniers de bénéficier de l’aide de la Libye dans la régulation des afflux massifs de migrants vers leurs pays. La chute du Guide de la révolution et le chaos qui a suivi entraînera donc l’incapacité du pays à assurer sa part des accords, avec des conséquences immédiates. Ainsi, selon des statistiques officielles, plus de 690 000 migrants originaires d’Afrique subsaharienne, auraient accostés en Italie, principalement via la Libye depuis 2013.
Ces derniers chiffres contrastent avec les précédentes statistiques ayant cours sous l’ère Kadhafi. Selon un rapport de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH), intitulé « Libye : en finir avec la traque des migrants », les côtes italiennes auraient accueilli entre août 2008 et juillet 2009, 20 655 migrants. Ce chiffre aurait continué à baisser avec les efforts du gouvernement Kadhafi, pour atteindre seulement 403 migrants pendant la même période en 2009/2010.
Et avec l’émergence de nouveaux marchés aux esclaves dans le pays, les experts internationaux appellent à une action concertée des Etats pour mettre fin à cette crise.
Une économie ébranlée
Ces luttes politiques pour le pouvoir en Libye ont favorisé l’émergence de milices et groupes islamistes qui mènent des combats sanglants pour le contrôle de points stratégiques comme les aéroports ou les sites pétroliers.
L’économie du pays qui est principalement axée sur les rentes pétrolières s’est effondrée. Selon les statistiques, la production pétrolière du pays qui atteignait 1,6 million de barils par jour sous le régime déchu, a considérablement baissé et évolue désormais au gré des affrontements qui ont lieu pour les contrôles des sites pétroliers. Si récemment les autorités ont annoncé avoir franchi la barre du million de baril, les experts craignent que de nouveaux combats affecte cette reprise de la production et fasse fuir à nouveau les investisseurs.
Les violences ont également eu un impact considérable sur la devise nationale, ce qui a entraîné un ralentissement de l’activité économique et une crise de liquidités. Un énorme gap existe entre le taux officiel de change (qui est d’environ 1,35 dinar pour un dollar), et le taux en vigueur sur le marché parallèle (qui est estimé à environ 7 dinars pour un dollar). Ce qui a d’ailleurs poussé les responsables de la banque centrale à annoncer une taxe sur les devises en transactions étrangères, pour tenter d’harmoniser le taux de change du pays.
Des solutions pour la sortie de crise ?
C’est ce que tentent de mettre en place les dirigeants occidentaux en incluant toutes les factions de la sphère politique libyenne. Avec l’organisation de deux sommets libyens en 2017 et 2018, réunissant le Général Khalifa Haftar et le président Fayez el-Sarraj, le nouveau président français Emmanuel Macron semble vouloir réparer l’erreur commise par ses prédécesseurs.
Par ailleurs, le désir d’une frange de la population libyenne de voir arriver au pouvoir Saïf al-Islam Kadhafi, fils de l’ex-dictateur, trahit une nostalgie presque générale des années Kadhafi.
Pour l’instant, le pays fait face à de graves difficultés, tant sur le plan social, sécuritaire, politique qu’économique. Et si les prochaines élections prévues pour se dérouler d’ici à la fin de l’année (10 décembre) sont un début prometteur, il faudra encore beaucoup de temps, de soufrances et de moyens au peuple libyen pour sortir de la spirale chaotique dans laquelle il est embarqué.
Avec Moutiou Adjibi Nourou
(Titre original : « Ils semèrent la désolation et l’appelèrent Paix »)