A Beni, un territoire de la province du Nord Kivu, et ses environs communément appelés Beni rural, les civils tués par une nébuleuse appelée « rebelles ougandais ADF » se comptent par milliers ces dernières années. Si les populations de cette partie orientale de la RDC sont coutumières de violences récurrentes d’hommes en armes depuis les années Mobutu, c’est au début de 2014 que les observateurs situent le point de départ des attaques ciblées contre des groupes d’hommes, femmes et enfants, que des assaillants y tuent généralement à l’arme blanche. Rien que pour les tous premiers mois de cette année-là, un rapport du bureau conjoint des droits de l’homme des Nations-Unies en RD Congo (BCNUDH) estimait qu’« au moins 237 civils, dont au moins 65 femmes et 35 enfants (13 garçons et 22 filles) … » avaient été exécutés froidement par de « présumés combattants ADF ». Si ce rapport onusien, et beaucoup d’autres qui ont suivi, ont servi à quelque chose, ce n’est sûrement pas à enrayer la folle escalade meurtrière qui s’est littéralement emballée dans les zones rurales de Beni. Les dernières informations indiquent même que les exactions affichent une inquiétante tendance à s’étendre comme une traînée de poudre en direction d’autres espaces, dont Beni-ville, où le maire local, Nyonyi Bwanakawa, a récemment échappé à un attentat à la grenade. Après que des assaillants eurent sévi dans quelques quartiers périphériques de sa municipalité.
Attaques incessantes contre des civils
Le 20 avril 2018, des assaillants ADF ont attaqué un véhicule en provenance de Kasindi, tuant une commerçante qui se trouvait à bord. Avant de simuler un retrait et de revenir vers 4 h 00 du matin incendier 3 autres véhicules de commerçants à bord desquels se trouvaient un chauffeur et 3 passagers, tous morts calcinés. Ainsi se porte au quotidien l’enfer de Beni, qui dure depuis plusieurs années d’escalade d’une violence inouïe contre des populations civiles inoffensives. Que les observateurs attribuent de moins en moins aux seuls rebelles ougandais installés dans la région depuis le milieu des années ’90, et qui ne s’en prenaient pas vraiment aux populations avec lesquelles ils « cohabitaient » tant bien que mal.
Contre ces rebelles ougandais ADF, plusieurs campagnes militaires d’éradication ont été entreprises sans réussir à les déloger définitivement. La dernière en date, l’opération Sukola II entreprise par les Forces Armées de la RD Congo (FARDC) est en cours mais se heurte à la prégnance des complicités locales manifestes qui compromettent l’efficacité de toute stratégie de guerre classique face aux tactiques asymétriques des assaillants. De ces complicités locales aussi, tous les observateurs plus ou moins neutres conviennent désormais. « Installés dans la région de Beni depuis les années 1990, les rebelles ougandais de Forces Démocratiques Alliées (ADF) ont développé des liens d’affaires ou par alliances familiales avec plusieurs habitants de la région », assure-t-on ci et là. Une retraite de réflexion sur les tueries en territoire de Beni organisée en janvier 2016 par le Centre pour la paix et les droits de l’homme (CEPADHO), une ONG locale qui avait réuni plusieurs notables, avait dénoncé cette collaboration entre « certains fils et filles de Beni » dans les attaques ciblant les populations civiles. «Les participants à ce séminaire, dont les notables de Beni-Mbau et ceux du secteur Ruwenzori, ont affirmé avoir identifié les collaborateurs et complices locaux des ADF à Beni ainsi que certains réseaux financiers de la région qui alimentent ces jeunes », selon les conclusions de cette réflexion diffusées sur les ondes de la radio onusienne Okapi.
Autochtones complices, un secret de polichinelle
Mais ce n’était, hélas, qu’un secret de polichinelle. Huit ans plus tôt, un travail scientifique réalisé par un universitaire de Goma originaire de la région de Beni, Paulin Katsuva Kibendelwa, avait déjà établi le fait que « les ADF/NALU s’adonnent à ces activités (i.e. commerciales) en partenariat avec les hommes d’affaire locaux, des politiciens et des membres des milices régulières de la région de Beni/Butembo. La population locale fournit la couverture militaire et politique aux ADF/NALU, en même temps que l’équipement, les armes et les munitions. Les forces ADF/NALU organisent l’exploitation des minerais dans des zones éloignées, notamment dans des parcs nationaux et les réserves forestières qu’elles vendent aux partenaires locaux. Les combattants non impliqués dans l’exploitation de ces minerais vivent au sein des populations locales qu’ils intègrent aisément du fait de leurs liens ethniques communs ».
A Beni, le maire de la ville, l’ex MLC Nyonyi Bwanakawa Masumbuko (il est passé depuis au PPRD), a relancé le débat sur la responsabilité des autochtones en révélant avoir été contacté le 9 avril 2018 par des personnes se revendiquant de la rébellion ADF via des SMS. Ses correspondants tentaient de recourir à son autorité pour obtenir des remboursements de dettes contractées par certains de ses administrés. « J’ai reçu des SMS et je croyais que c’était du chantage. Mais lorsque les messages ont continué à affluer et que les expéditeurs ont envoyé des noms, j’ai appelé ces personnes qui ont avoué avoir été en connexion avec les rebelles ADF », a indiqué Bwanakawa cité par des confrères en ligne. « Des personnes sont clairement citées par ces présumés ADF dans les messages contenus dans mon téléphone. Ces rebelles appellent à une implication de ma part car leurs créanciers, habitants de mon entité, refusent de répondre à leurs appels et messages téléphoniques. Je peux ici même vous exhiber les contenus de ces SMS » a confirmé le maire de Beni.
Omerta sur les complicités locales
Mais la question de la responsabilité de quelques criminels autochtones essentiellement Nande, le groupe ethnique prédominant sur l’espace Beni-Butembo, dans les massacres perpétrés contre leurs propres congénères et compatriotes est comme entourée d’un tabou d’essence politique et soulève une véritable tempête de protestations chaque fois qu’elle est effleurée. Tout semble entrepris pour étouffer cette réalité déplaisante, certes, mais sans laquelle, estiment les analystes les plus objectifs, les massacres n’auraient pu s’ancrer aussi durablement dans la région. Non seulement des complicités locales semblent avérées, mais les assaillants ADF comptent désormais parmi eux de quelques fils du terroir recrutés par les fameux rebelles ougandais pour semer la mort parmi leurs frères et sœurs afin de brouiller les pistes. A Beni, trois journées villes mortes ont été organisées du 23 au 26 avril 2018 pour protester contre les tueries des civils dans la région, particulièrement, les dernières tueries survenues sur la route Beni-Kasindi, qui ont manifestement visé des commerçants, une catégorie sociale particulièrement influente dans la région. Jeudi 26 avril, une centaine de femmes issues d’associations féminines ont fait un sit-in devant la mairie pour réclamer « la fin des massacres ». Une façon ou une autre de dédouaner les administrés de Beni de toute responsabilité dans l’escalade meurtrière qui endeuille la région depuis 2014. « Trop c’est trop, nous sommes fatiguées, car nous sommes doublement victimes des atrocités du phénomène ADF, les autorités nous doivent des explications, c’est ce qui a fait la motivation de notre rencontre », a expliqué une participante citée par des confrères en ligne. C’est la réaction typique partagée par une opinion publique persuadée de la participation d’éléments des forces gouvernementales aux exactions et violences qui étouffent la région, lesquelles ont coïncidé avec le lancement de l’opération de traque contre les ADF en janvier 2014. Et que des sources averties attribuent soit aux terroristes ADF eux-mêmes, qui entendent ainsi briser toute possibilité de solidarité des populations avec leur armée. Ou à des acteurs politiques locaux opposés au rétablissement de l’autorité de l’Etat dans la région. Ou les deux hypothèses ensemble.
Mbusa Nyamuisi : La fuite en avant d’un rebelle
Le fait est qu’en décembre 2016, presqu’une année jour pour jour après le lancement des opérations militaires contre les ADF dans la région de Beni, un leader politique et ancien chef-rebelle local, Antipas Mbusa Nyamuisi, accusait formellement le président de la République d’être « le vrai chef des ADF ». L’ancien roitelet de Beni-Butembo dans les années de la partition de la RD Congo entre plusieurs groupes rebelles (1999-2003) venait de rejoindre les rangs de l’opposition politique radicalisée après avoir occupé des portefeuilles d’importance au gouvernement central. Ses accusations non élaborées ne pouvaient qu’être sujettes à caution. Mais dans ces contrées longtemps régentées par le RCD-K-ML, son parti politique, et sa branche militaire, l’Armée du Peuple Congolais (APC), elles trouvent un certain nombre de relais locaux. Pourtant, toutes les études sérieuses relatives à l’explosion des violences armées dans la région pointent du doigt la famille Nyamuisi dont Antipas est, comme tous ceux qui portent ce nom chez les Nande, le cadet. Il est aujourd’hui indéniable qu’on doit aux Nyamuisi l’installation des groupes rebelles d’origine ougandaise dans la région de Beni.
« Qui sont les tueurs de Beni », un rapport d’enquête publié en mars 2016 par le GEC (Groupe d’Etudes sur le Congo), pourtant soupçonné de partis-pris en faveur de l’opposition politique rd congolaise, l’affirme noir sur blanc. Retraçant l’historique de l’établissement des rebelles ougandais sur le territoire de la RD Congo, Jason Stearns, le patron du GEC, assure que « à partir de 1995, les ADF s’étaient implantées dans la partie congolaise du massif du Ruwenzori. Pendant cette période, le groupe s’était allié de manière formelle à l’Armée nationale de libération de l’Ouganda (NALU), un groupe motivé par les revendications de la communauté Konjo en Ouganda. Ce groupe s’étant installé dans cette zone depuis 1988, il avait tissé des relations étroites avec les autorités locales, notamment avec Enoch Muvingi Nyamwisi, le frère aîné de Mbusa Nyamwisi.17 À partir de ce moment-là, et ce jusqu’à environ 2007, le soutien du gouvernement de Kinshasa aux ADF – qui s’exerçait déjà entre 1995 et 1996 sous Mobutu, et entre 1998 et 2003 sous Laurent-Désiré Kabila et Joseph Kabila – s’est presque toujours manifesté par l’intermédiaire de la famille Nyamwisi et des Nalu ».
Le commerce de la mort
Il est aujourd’hui unanimement reconnu que chez les Nande qui peuplent ce qu’on appelle le Grand Nord Kivu, les populations excellent à travers les activités commerciales autour des productions agricoles, forestières et minières. Chez les Nyamuisi, les mêmes aptitudes au négoce et au marchandage semblent assises sur le trafic de la mort. C’est de la même enquête du GEC, qui pourtant exonère largement Mbusa Nyamuisi des crimes commis dans la région de Beni, que jaillit cette autre révélation : « les liens (des rebelles ADF, ndrl) se sont renforcés avec le groupe rebelle RCD/K-ML, qui a été créé en 1999, suite aux tensions nées au sein du Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD) et entre ses parrains rwandais et ougandais. Sous la direction de son président, Mbusa Nyamwisi, le RCD/K-ML installe son état-major à Beni en 1999 avec le soutien militaire du gouvernement ougandais. Mbusa Nyamwisi joue à ce moment-là un jeu délicat puisqu’il continue à entretenir des relations clandestines avec les ADF-Nalu alors que l’armée ougandaise maintient le déploiement de ses forces à Beni. Cette situation change en 2002, quand le RCD/K-ML noue une alliance avec le gouvernement de Kinshasa. Cette nouvelle configuration permet encore une fois aux ADF de renforcer leurs liens avec le RCD/K-ML au point d’aboutir à la formation d’un gouvernement de transition et à l’intégration des troupes du RCD/K-ML au sein de la nouvelle armée nationale entre 2003 et 2006. Depuis cette intégration, un groupe d’anciens soldats de l’Armée Patriotique Congolaise (APC), la branche militaire du RCD/K-ML, est resté « en réserve » dans les forêts de la Vallée du Semuliki, et a gardé des relations étroites avec les ADF-Nalu », lit-on encore sur ce rapport.
Les enquêteurs du GEC ne pouvaient, en fait, ne pas ignorer que 4 ans plus tôt, International Crisis Group(ICG) avait déjà stigmatisé la collaboration du clan Nyamuisi avec les rebelles ougandais comme la principale explication de leur longévité dans la région. « A sa création, la NALU est soutenue financièrement et militairement par les pouvoirs congolais et kenyan qui se méfient de Museveni. A partir de 1988, elle est chassée d’Ouganda par l’armée et s’établit dans les territoires congolais de Beni et du Lubero. En plus d’anciens éléments du Rwenzururu, elle récupère des combattants congolais comme les Maï-Maï Kasindiens. Installé autour de la ville frontalière de Kasindi entre l’Ouganda et la RDC, au pied des monts Rwenzori, ce groupe est dirigé par Enoch Nyamwisi. La NALU intègre aussi dans ses rangs des anciens combattants de la rébellion Simba de 1964 créée par Gaston Soumialot, ce qui en fait un mouvement congolo-ougandais », renseigne un rapport de l’ONG internationale sur la question (« L’Est du Congo : la rébellion perdue des ADF-Nalu », Briefing Afrique N°93, 19 décembre 2012).
Rapport d’enquêtes unanimes
Rendu public en janvier 2014, le rapport final du groupe d’experts onusiens sur la RD Congo est, lui, plutôt disert sur la complicité des autochtones Nande dans la très étonnante résilience d’un groupe rebelle étranger dont les effectifs s’étaient pourtant réduites à moins d’un millier de combattants à la suite des coups de boutoir des forces gouvernementales. « En 2013, d’anciens combattants de l’ADF, des responsables congolais, des sources de l’ONU et des responsables ougandais ont indiqué au Groupe d’experts que l’ADF avait des réseaux d’entreprises et de soutiens dans les villes de Butembo, de Beni et d’Oicha. Ces réseaux sont constitués d’entreprises, y compris de taxis (motos et voitures), qui fournissent de l’argent et des biens à l’ADF, lui procurent des financements, participent à des activités d’exploitation aurifère à petite échelle et vendent des permis d’exploitation sylvicole. Le Groupe d’experts a déduit des informations qu’il a obtenues lors de son enquête sur l’attaque de Kamango que certains représentants des autorités locales du territoire de Beni collaboraient aussi avec l’ADF, sous la contrainte ou à titre volontaire, et facilitaient les échanges commerciaux et le transport de fournitures jusqu’à ses bases », assure le groupe d’experts coordonné parEmilie Serralta.
A l’évidence, à Beni et ses environs, les populations civiles sont victimes d’un véritable commerce de la mort dans lequel les Nyamuisi ainsi que leurs affidés locaux sont mêlés jusqu’au cou. De toute évidence, les crimes atroces perpétrés depuis belle lurette dans la région leur profitent.
J.N.