Plus tôt ce jour-là, la ville natale de Syrte de Kadhafi avait été occupée par des milices soutenues par l’Occident, à la suite d’une longue bataille d’un mois au cours de laquelle l’OTAN et ses alliés « rebelles » avaient pilonné les hôpitaux et les foyers de la ville avec de l’artillerie, coupé l’eau et l’électricité et proclamé publiquement leur désir d’« affamer et soumettre la ville ». Les derniers défenseurs de la ville, dont Kadhafi, ont fui Syrte ce matin-là, mais leur convoi a été suivi et attaqué par des jets de l’OTAN, tuant 95 personnes. Kadhafi a échappé au massacre, mais il sera capturé peu après. Passons sur les détails horribles, que les médias occidentaux ont diffusés dans le monde entier comme un film triomphal et disons seulement qu’il a été torturé et finalement abattu.
On sait maintenant, selon le témoignage de Mahmoud Jibril, principal allié libyen de l’OTAN, que c’est un agent étranger, probablement français, qui a tiré la balle mortelle sur le guide de la Jamahiriya. Sa mort a été le point culminant non seulement de sept mois d’agression de l’OTAN, mais aussi d’une campagne contre Kadhafi et son régime, que l’Occident menait depuis plus de trois décennies. Mais c’était aussi la première salve tirée dans le cadre d’une nouvelle guerre – une guerre pour la recolonisation économique et militaire de l’Afrique toute entière.
La nouvelle guerre de recolonisation de l’Afrique
2009, deux ans avant ce meurtre odieux de Mouammar Kadhafi, aura été une année charnière pour les relations américano-africaines. D’abord parce que la Chine venait de prendre le dessus sur les États-Unis d’Amérique comme premier partenaire commercial du continent. Et ensuite parce que le colonel Kadhafi élu président en exercice de l’Union africaine prenait son rôle trop au sérieux.
L’importance de ces deux facteurs sur le déclin de l’influence américaine sur le continent ne doit pas être négligée. Kadhafi était considéré comme le fer de lance des tentatives visant à unir politiquement l’Afrique. Il avait pour cela engagé les importantes richesses pétrolières libyennes pour réaliser ce rêve partagé par la plupart des peuples africains. En même temps, la Chine écrasait tranquillement le monopole de l’Occident sur les marchés d’exportation et le financement des investissements. Pour la première fois, les Africains n’étaient plus contraints de faire appel au FMI pour obtenir des prêts, en acceptant les conditions d’autodestruction proposées par cette technostructure au service de l’impérialisme occidental. Ils savaient pouvoir se tourner vers la Chine – ou même vers la Libye – pour financer des investissements pour leur développement. Et si les Etats-Unis menaçaient de les couper de leurs marchés, la Chine achèterait volontiers tout ce qui leur serait proposé. Jamais la domination économique occidentale sur l’Afrique ne fut autant menacée qu’au cours de cette période.
La réponse de l’Occident, bien sûr, fut de type militaire. La dépendance économique vis-à-vis de l’Occident – rapidement détruite par la Libye et la Chine – serait remplacée par une nouvelle dépendance militaire. Si les pays africains ne mendiaient plus pour obtenir des prêts occidentaux, des marchés d’exportation et des financements d’investissement, ils devraient être mis dans une position où ils viendraient mendier pour obtenir l’aide militaire occidentale.
A cette fin, l’Africom – le nouveau “commandement africain” de l’armée américaine – avait été lancé l’année précédente. Mais pas un seul pays africain n’acceptait d’en accueillir le Quartier Général qui dut être installé à Stuttgart, en Allemagne. Pour le président George W. Bush, c’était une insupportable humiliation. C’est Mouammar Kadhafi qui avait ostensiblement mené l’opposition africaine à l’Africom, comme l’ont montré clairement des notes diplomatiques américaines désespérées révélées plus tard par WikiLeaks. Les multiples appels des États-Unis aux dirigeants africains pour qu’ils adoptent l’Africom dans leur « lutte contre le terrorisme » sont restés sans aucun écho favorable.
Après tout, comme Mutassim Kadhafi, chef de la sécurité libyenne, l’avait expliqué à Hillary Clinton en 2009, l’Afrique du Nord disposait déjà d’un système de sécurité efficace, grâce aux « forces en attente » mises en œuvre par l’Union africaine, d’une part, et de la Communauté des États sahélo-sahariens (CEN-SAD), d’autre part. La CEN-SAD était une organisation régionale de sécurité des Etats sahéliens et sahariens, avec un système de sécurité qui fonctionnait bien et dont la Libye était le pivot. La structure antiterroriste sophistiquée ainsi pilotée par la Libye, ne nécessitait guère une présence militaire américaine sur le continent. Les planificateurs occidentaux se mirent alors à mijoter mille et une stratégies pour créer un tel besoin.
Les trois objectifs de l’OTAN en Libye
La destruction de la Libye par l’OTAN a atteint simultanément trois objectifs stratégiques inclus dans les plans d’expansion militaire de l’Occident en Afrique. De toute évidence, il a éliminé le plus grand obstacle et opposant à une telle expansion, le colonel Kadhafi lui-même. Avec le départ de Kadhafi, et avec un gouvernement fantoche pro-OTAN installé en Libye, il n’y avait plus aucune chance que ce pays agisse comme une forte puissance contre le militarisme occidental. Bien au contraire – le nouveau gouvernement de la Libye devait être totalement dépendant du militarisme occidental.
Deuxièmement, l’agression de l’OTAN a eu pour effet l’effondrement total du système de sécurité fragile mais efficace de l’Afrique du Nord, qui était soutenu par la Libye. Et enfin : l’anéantissement de l’État libyen par l’OTAN a effectivement livré le pays aux escadrons de la mort et aux groupes terroristes de la région. Ces groupes ont ensuite pu piller les arsenaux militaires libyens et installer des camps d’entraînement à leur guise, en les utilisant pour étendre leurs opérations dans toute la région.
Ce n’est pas un hasard si la quasi-totalité des attentats terroristes perpétrés récemment en Afrique du Nord – sans parler de l’Europe – ont été préparés en Libye ou perpétrés par des combattants entraînés en Libye. Boko Haram, Al-Qaïda au Maghreb islamique, ISIS, Ansar Dine au Mali ainsi que les Shebab en Somalie, au Kenya et à l’Est de la RDC et leurs alliés ont tous largement bénéficié de la destruction de la Libye.
En assurant ainsi la diffusion des groupes terroristes dans toute la région, les puissances occidentales sont ainsi parvenues à susciter de toutes pièces une demande d’assistance militaire jusqu’alors inexistante. Ils avaient littéralement créé un besoin de protection dans le chef de l’Afrique et des Africains.
Africom, un instrument de recrutement de terroristes ?
Dans une excellente étude publiée l’année dernière, le journaliste américain Nick Turse a écrit que l’augmentation des opérations de l’Africom à travers le continent a curieusement coïncidée avec l’augmentation de la menace terroriste sur le continent. « Sa croissance, a-t-il observé, a été accompagnée d’un nombre chaque jour plus élevé d’attaques terroristes meurtrières dans tout le continent, notamment au Burkina Faso, au Burundi, au Cameroun, en Côte d’Ivoire, en Éthiopie, au Kenya, au Mali, au Niger, au Nigéria, en République centrafricaine, en République démocratique du Congo, au Tchad, en Somalie, au Sud-Soudan et en Tunisie ».
En fait, les données du « National Consortium for the Study of Terrorism and Responses to Terrorism » de l’Université du Maryland aux USA indiquent assez clairement que les attaques terroristes ont atteint un point culminant au cours de la dernière décennie, coïncidant à peu près avec la création d’Africom.
En 2007, juste avant qu’Africom ne devienne un commandement indépendant, moins de 400 incidents de ce type étaient signalés chaque année en Afrique subsaharienne. L’an dernier, ce nombre a augmenté sensiblement atteignant près de 2.000. Selon les normes officielles de l’Africom, il s’agit bien sûr d’une preuve d’un échec massif. Or, du point de vue des stratèges susmentionnés, c’est un succès retentissant, car la puissance militaire américaine reproduit sans heurts les conditions de sa propre expansion. Turse a publié à ce sujet une analyse exhaustive intitulée « l’activité militaire américaine est un instrument de recrutement pour les groupes terroristes à travers l’Afrique de l’Ouest ».
Trump : La carotte au lieu du bâton en Afrique
C’est la politique de l’Afrique dont le président Donald J. Trump a maintenant hérité. Mais parce que cette politique a rarement été comprise comme la stratégie du chaos qu’elle est vraiment, de nombreux commentateurs ont cru à tort, comme c’est le cas pour nombre d’analystes que le nouveau président républicain iconoclaste « ignore » ou « renverse » l’approche de ses prédécesseurs. En fait, loin d’abandonner cette approche, Trump semble prendre l’option de l’accentuer malicieusement.
Ce que fait l’administration Trump, comme elle le fait dans presque tous les domaines politiques, c’est de retirer à la politique précédente ses agréments de « soft power » (pouvoir doux) à contrario de la main de fer qui, en fait, a toujours été au volant. Trump, avec son dédain ouvert pour l’Afrique, a mis fin à l’aide américaine au développement pour l’Afrique – en réduisant d’un tiers le niveau global de l’aide à l’Afrique et en transférant sans états d’âme la responsabilité d’une grande partie du reste de l’aide de l’USAID (l’Agence américaine pour le développement international) au Pentagone – tout en liant ouvertement cette « aide » à la promotion des “objectifs de sécurité nationale américaine”.
En d’autres termes, les Etats-Unis ont pris la décision stratégique de lâcher la carotte au profit du bâton. Étant donné la supériorité écrasante indéniable de l’aide chinoise au développement de l’Afrique, cela n’est pas surprenant. Les États-Unis ont pris la résolution de cesser de se livrer à une concurrence perdue d’avance dans ce domaine tout en poursuivant sans pitié ni ambiguïté l’approche militaire que les gouvernements Bush et Obama avaient déjà définie.
À cette fin, Donald Trump a intensifié les attaques de drones, supprimant les restrictions (limitées) qui avaient été en place pendant l’ère Obama. Car il en résulte une recrudescence des pertes civiles et, par conséquent, du ressentiment et de la haine qui alimentent le recrutement militant. Il est peu probable que ce soit une coïncidence, par exemple, que l’attentat à la bombe perpétré le week-end dernier à Mogadiscio par un camion d’el Shabaab, qui a tué plus de 300 personnes, ait été perpétré par un homme habitant d’une ville dans laquelle des civils, y compris des femmes et des enfants, avaient été victimes d’une importante attaque par drone en août.
En fait, une étude détaillée des Nations Unies a récemment conclu que « dans la majorité des cas, l’action de l’État semble être le principal facteur qui pousse finalement les individus à l’extrémisme violent en Afrique ». Sur plus de 500 anciens membres d’organisations militantes interrogés dans le cadre du rapport, 71 % ont indiqué que l'”action gouvernementale”, y compris “le meurtre d’un membre de la famille ou d’un ami” ou “l’arrestation d’un membre de la famille ou d’un ami” était l’incident qui les avait incités à rejoindre un groupe. Le cycle se poursuit ainsi: les attaques de drones engendrent des recrutements, ce qui engendre d’autres attaques terroristes, ce qui rend les États concernés plus dépendants du soutien militaire américain. C’est ainsi que l’Occident crée la demande pour ses propres “produits”.
Une guerre déstabilisatrice sans fin
Alexander Cockburn, dans son livre “Kill Chain“, explique comment la politique des “meurtres ciblés” – une autre politique d’Obama renforcée sous Trump – augmente également le militantisme des groupes d’insurgés. Cockburn, parlant d’une discussion avec des soldats américains sur l’efficacité des assassinats ciblés, écrit : « Quand le sujet de la conversation est revenu sur les moyens de vaincre les bombes [à côté de la route], tout le monde était d’accord. Ils avaient des cartes sur le mur montrant les cellules d’insurgés qu’ils visaient, souvent avec les noms et les photos des gars qui les dirigeaient, se souvient Rivolo. Lorsqu’on nous a posé des questions au sujet des personnes de grande valeur et de l’effet que cela avait, ils répondaient: ‘Oh oui, nous avons tué ce type le mois dernier, et nous recevons plus d’EEI (engins explosifs improvisés) que jamais’, ils disaient tous la même chose, sans hésiter : ‘Une fois qu’on les a liquidés, un jour plus tard, on a un nouveau type qui est plus intelligent, plus jeune, plus agressif et qui cherche à se venger’. »
Alex de Waal a noté qu’il est certain que c’est le cas en Somalie, où « chaque chef mort est suivi d’une action plus radicale. Après une tentative ratée en janvier 2007, les États-Unis ont tué le commandant d’El Shabaab, Aden Hashi Farah Ayro, lors d’une frappe aérienne en mai 2008. Le successeur d’Ayro, Ahmed Abdi Godane (alias Mukhtar Abu Zubair), se révéla pire, car affilié à Al-Qaïda. Les Etats-Unis ont réussi à assassiner Godane en septembre 2014. Mais Godane fut à son tour remplacé par un extrémiste encore plus déterminé, Ahmad Omar (Abu Ubaidah). C’est probablement Omar qui a ordonné l’attaque récente à Mogadiscio, la pire de l’histoire récente du pays. Si le meurtre ciblé demeure une stratégie centrale de la guerre contre le terrorisme », a écrit De Waal, « il s’agit alors d’une guerre sans fin », en conclut-il.
« Foutre en l’air One Belt One Road »
Mais la guerre sans fin, c’est le but. Car non seulement elle force les pays africains, qui se libèrent finalement de leur dépendance vis-à-vis du FMI, à dépendre de l’Africom, mais elle sape aussi les relations florissantes de la Chine avec l’Afrique.
Le commerce et les investissements chinois en Afrique continuent de croître rapidement. Selon l’Initiative de recherche Chine-Afrique de l’Université John Hopkins, les stocks chinois d’Investissement Etranger Direct (IED) en Afrique sont passés de seulement 2 % de la valeur des stocks américains en 2003 à 55 % en 2015, alors qu’ils atteignaient 35 milliards de dollars. Cette proportion est susceptible d’augmenter rapidement, étant donné que « entre 2009 et 2012, l’investissement direct de la Chine en Afrique a augmenté à un taux annuel de 20,5 %, tandis que les flux d’IED des États-Unis vers l’Afrique ont diminué de 8 milliards de dollars à la suite de la crise financière mondiale ». Le commerce sino-africain, quant à lui, a dépassé les 200 milliards de dollars en 2015.
La politique “One Belt One Road” (Route de la Soie) à laquelle le président chinois Xi Ji Ping s’est engagé à consacrer 124 milliards de dollars pour créer des routes commerciales mondiales destinées à faciliter des échanges commerciaux d’une valeur annuelle de 2.000 milliards de dollars, contribuera également à améliorer la compétitivité de la Chine.
La politique de Trump à l’égard du projet a été résumée en huit mots par Steve Bannon, son mentor idéologique et ancien stratège en chef: « Allons foutre en l’air One Belt One Road ». Cette politique de l’Occident déstabilise profondément l’Afrique car elle est de nature à créer simultanément les conditions permettant aux groupes armés de prospérer tout en offrant une protection contre eux. Elle va quelque peu dans le sens de la réalisation de cet objectif ambitieux. La suppression de Kadhafi n’était que la première étape.
DAN GLAZEBROOK
(1) Dan Glazebrook est un écrivain politique indépendant qui a écrit entre autres pour Russia Today, Counterpunch, Z magazine, the Morning Star, the Guardian, the New Statesman, the Independent et Middle East Eye. Son premier livre « Divide and Ruin: The West’s Imperial Strategy in an Age of Crisis » a été publié par Liberation Media en octobre 2013. Le livre contient une série d’articles écrits à partir de 2009 sur les liens entre l’effondrement économique, la montée du BRICS, la guerre en Libye et en Syrie et la politique d’austérité imposée aux peuples des Etats-Unis et de l’Europe. Il prépare actuellement un livre sur l’utilisation des escadrons de la mort sectaires par les Britanniques et les États-Unis contre les États indépendants et les mouvements allant d’Irlande du Nord et d’Amérique centrale dans les années 1970 et 1980 au Moyen-Orient et l’Afrique d’aujourd’hui. Cet article était publié le 21 octobre par « Russia Today ». Les intertitres sont du traducteur.
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