L’affaire fait grand bruit dans les milieux avertis. Jeudi 21 avril 2022, le speaker de la chambre haute du parlement de la RDC, Modeste Bahati Lukwebo, s’est délesté de son costume de président du bureau pour descendre dans l’arène législatif afin de présenter une proposition de loi modifiant et complétant la loi 11022 du 24 décembre 2011 portant principes fondamentaux de l’agriculture. «Certaines dispositions de cette loi sont lacunaires et inadéquates tandis que d’autres comportent un caractère discriminatoire et ne peuvent pas permettre au pays d’atteindre les objectifs de croissance envisagés dans le cadre de cette Loi. Ces dispositions sont aussi de nature à limiter sensiblement l’ambition du gouvernement de redynamiser l’agriculture vivrière, industrielle et pérenne et de faire de ce secteur le fer de lance de l’autosuffisance alimentaire», explique Bahati, également professeur d’économie dans un institut supérieur de Kinshasa.
Selon l’exposé des motifs lu par le sénateur Bahati devant ses collègues, les articles 11 et 12 de la loi agricole relatifs aux compétences d’attributions des autorités la superficie de terres, rurales ou urbano-rurales à exploiter par voies de concessions agricoles devraient être complétés, outre les ministres ayant les mines et les forêts dans leurs attributions.
Modeste Bahati souhaite aussi la mise en place d’un cadre institutionnel technique d’harmonisation entre ces différents ministères ainsi que les autorités provinciales «pour prévenir des conflits éventuels dans la mise en œuvre des droits des exploitants agricoles par rapport aux exploitants fonciers, miniers et forestiers».
Une nouvelle loi agricole
Le caractère discriminatoire de la loi agricole, Modeste Bahati le trouve en son article 16 en ce qu’il «exige que les étrangers personnes physiques à l’acquisition des concessions agricoles ainsi qu’à la détention d’une majorité des parts sociales ou des actions dans les sociétés de droit congolais opèrent dans le secteur agricole».
Au finish, c’est quasiment une nouvelle loi relative à l’agriculture en RDC que Bahati Lukwebo propose, puisqu’à son avis, les articles 18, 22, 59, 66 et 76 doivent également subir des modifications.
Mercredi 27 avril 2022 au terme d’un débat à la chambre haute du parlement, qui a permis à Modeste Bahati de répondre aux préoccupations soulevées par ses collègues, le texte de loi en discussion a été déclaré recevable et transmis à la commission Développement durable du Sénat pour approfondissements et enrichissements.
Si au Sénat, les propositions du président du bureau ont tôt fait de récolter quelques avis favorables, il en va tout autrement dans l’opinion congolaise, particulièrement, parmi ceux qui observent avec consternation l’extraordinaire prédation des ressources naturelles du pays opérée sous le couvert de lois similaires à celles proposée par le professeur Bahati depuis la fin du régime Mobutu. Il s’agit, ni plus ni moins que du phénomène de l’accaparement des terres arables, pendant de l’accaparement des ressources minières et autres, qui ravage le monde depuis quelques décennies. Sous prétextes d’investissements douteux aussi bien dans le fond que dans la forme.
En deux mots comme en mille, l’initiative du professeur Bahati paraît vicieuse aux yeux de nombreux observateurs. A l’instar de ce professeur de l’Institut Supérieur d’Architecture et d’Urbanisme de Kinshasa (ISAU) interrogé par Le Maximum, qui assure que «dans un pays qui compte 60 % de ruraux, la terre est l’unique capital dont disposent ces derniers et ce, en commun. Privatiser de la sorte cette ressource vitale équivaut à généraliser les conflits fonciers que nous déplorons dans les provinces du Nord et du Sud Kivu».
Politique d’inspiration néocapitaliste
De mauvaises langues accusent Modeste Bahati de faire le lit de certaines puissances capitalistes mondiales qui ont déjà réussi à balkaniser le sous-sol longtemps convoité de la RDC en se faisant le porte-voix d’une politique économique d’inspiration néo-libérale et ‘’sauvagement’’ dérégulée qui considère la terre nourricière de millions de Congolais comme un banal produit à traiter au même titre que la première marchandise venue. Partisan de ce point de vue, un universitaire kinois estime que «les marchés fonciers redistribuent la terre de façon optimale sur le plan économique s’ils fonctionnent sans distorsions. Privatiser les terres publiques et communautaires et les mettre en vente ou en location permet de cultiver des espaces inutilisés ou sous-utilisés. Et grâce aux investissements dans le secteur, les différences de rendement vont se réduire entre les pays, et favoriseront une production agricole suffisante pour nourrir tout le monde et créer des emplois». Il ajoute que «selon l’idéologie occidentale dominante que le président du bureau du Sénat congolais veut ainsi promouvoir, seuls les droits de propriété absolus et exclusifs sont susceptibles de sécuriser les investissements. D’où la nécessité de privatiser terres communes et terres publiques et de mettre en place des systèmes de cadastre afin de distribuer des titres de propriété. Mais la tradition économique classique qu’un professeur d’économie de sa trempe ne peut prétendre ignorer, la terre est quelque chose de spécifique et ne peut être considérée comme une marchandise ni comme un capital».
Selon les pourfendeurs de la proposition Bahati, c’est cette spécificité propre à la terre qui est la seule à même de permettre la coexistence de droits et d’ayants droit multiples, individuels et collectifs, et de conceptualiser l’existence de richesses naturelles qui peuvent faire l’objet de capture, et de les différencier du profit que l’on peut réaliser dans un processus de production, selon ce point de vue.
Silence sur la polémique autour de la question
En plongeant tête baissée dans le problème de l’accaparement des terres qui fait largement polémique, Bahati Lukwebo tait le débat qui fait rage au sujet de la concurrence entre la production agricole à grande échelle et la production plus modeste autant que leurs avantages et leurs inconvénients respectifs pour ses concitoyens. Selon la littérature spécialisée en la matière, «dans de nombreuses régions, le développement n’était pas passé par des unités de production agricole de grande taille utilisant la main d’œuvre salariée, mais par des systèmes de production paysans qui se modernisaient mais restaient la forme de production dominante».
Il y a donc lieu de craindre que le président du Sénat n’ait tenté, en réalité, d’importer l’application en RDC des processus d’enclosures déjà vécu en Angleterre avant et pendant la révolution industrielle, qui se traduisent par la dépossession des populations rurales, le développement d’un prolétariat rural, de nouvelles modalités de gestion des pauvres, et une foi aveugle dans le progrès. Des enclosures (clôture des parcelles provenant de la division des terrains communaux) dont on sait qu’elles avaient entraîné une véritable catastrophe sociale en Angleterre, qui a conduit à l’expansion coloniale, entre autres, selon des économistes comme Karl Polanyi.
Anciens territoires coloniaux visés
Les études relatives au phénomène d’accaparement des terres, d’appropriation et de concentration se produisent à grande échelle dans trois situations particulières, selon une étude parvenue au Maximum : «dans les anciens territoires coloniaux où se sont mis en place des régimes fonciers dans lesquels s’est généralisée l’appropriation privative ; dans les anciens territoires coloniaux où des régimes fonciers communautaires prédominent et dans les territoires des pays socialistes ayant fait l’objet d’une collectivisation forcée. Mais la multiplication des unités de production agricole de grande taille utilisant dans leur majorité de la main-d’œuvre salariée et la disparition de très nombreuses unités de production paysanne ne vient nullement confirmer la supériorité des premières sur les secondes», peut-on y lire.
Encore que les conséquences d’une telle politique d’accaparement des terres communautaires semblent échapper au professeur Bahati. Parce qu’acquérir des droits fonciers au détriment des populations qui travaillent traditionnellement ces terres et qui en tirent l’essentiel de leur substance vitale, c’est favoriser la migration vers les villes que l’on sait incapables de fournir de l’emploi et des revenus à tout le monde, voire des mouvements de jacqueries qui ont vite fait de se transformer en mouvements armés.
Les propositions Bahati sur la loi agricole se révèlent à cet égard comme une véritable bombe à retardement.
LE MAXIMUM