Invité de marque au festival du film de Douarnenez, consacré cette année aux deux Congo, Kinshasa et Brazzaville, l’historien Elikia M’Bokolo, professeur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’UNIKIN, chroniqueur sur RFI, a été longuement interrogé sur l’Afrique centrale avant les indépendances. Nous lui avons aussi demandé pourquoi lui, personnalité indépendante et intellectuel de renom avait, en juillet dernier, accepté de rallier le Front Commun pour le Congo, cette vaste plateforme constituée autour de la majorité présidentielle.
Durant l’été, alors que tout le monde pensait que le président Kabila, (dont le mandat a expiré en décembre 2016) se représenterait, j’avais reçu des informations crédibles assurant le contraire. Pour moi, cela semblait donc assez clair : du coté de Kabila et son entourage, il y aurait un large regroupement et un processus transparent de sélection de candidats à la présidence, alors qu’en face nous nous trouvions confrontés à des « chevaux de retour » et des candidats auto-proclamés, comme Félix Tshisekedi, Moïse Katumbi, Jean-Pierre Bemba, dont les partis respectifs étaient soit inexistants soit profondément fissurés par les récents développements de la vie politique. Face à de tels candidats, on en était réduits aux applaudissements. L’opposition congolaise ayant longtemps cru que le président Kabila allait se présenter, elle ne s’est pas préparée à une autre hypothèse. En attendant le dernier jour, la dernière minute, pour afficher ses intentions, le président a finalement très bien joué : il les a tous pris de court. Il était trop tard pour opposer d’autres candidatures, préparer d’autres stratégies, élaborer des programmes autres que des slogans creux, réunir les moyens financiers nécessaires à la campagne.
Si le président Kabila s’était représenté tout de même, qu’auriez-vous fait ?
Mais alors j’aurais considéré, tout simplement, que le contrat était rompu. Si j’ai rejoint le Front dès juillet, c’est bien parce que j’étais convaincu qu’il ne se représenterait pas !
L’opposition congolaise avait-elle prévu un autre schéma que celui des élections du 23 décembre 2018 ?
Si Kabila avait choisi de se représenter, -ce dont l’opposition était convaincue – elle aurait pu négocier soit une sortie en douceur du Chef de l’Etat, soit exiger d’être associée au pouvoir ou alors générer une insurrection populaire qui aurait obligé le président à quitter la scène…
Existait-il un scénario de mouvement populaire, voire de situation insurrectionnelle menant à une « transition sans Kabila » sur lequel d’aucuns auraient pu miser ?
Je ne le crois pas, c’aurait été trop risqué. Car lorsqu’un mouvement populaire l’emporte sur le pouvoir en place, nul ne peut être sûr que le peuple insurgé va vous suivre aveuglément.
Soutenir l’opposition appuyée par l’Eglise catholique, cela ne m’a pas paru une bonne chose. Le regroupement de l’opposition, soutenu par l’Eglise catholique, a oublié que la RDC est un Etat laïque, multiconfessionnel. Il y a au Congo des musulmans, des protestants, des membres des églises de réveil, des pentecôtistes, des kimbanguistes, des disciples de la prophétesse Kimpa Vita et autres, qui n’ont pas fait le même choix que l’Eglise catholique. Dans ce foisonnement, toutes sont des religions des pauvres, capables de mobiliser très largement. Je crois que la CENCO (conférence épiscopale du Congo) a joué un jeu très dangereux et voué à l’échec en essayant de faire apparaître la religion catholique comme celle de tous les Congolais, ce qui, à l’évidence, n’est pas le cas. Un jour viendra où l’on posera la question de la discrimination qui joue en faveur de l’Eglise catholique, qui, aujourd’hui, continue de bénéficier du Concordat de 1908, toujours en vigueur.
Voulez-vous dire que depuis plus d’un siècle, l’Eglise catholique disposerait d’avantages particuliers par rapport aux autres cultes ?
C’est exactement cela : le Vatican dispose d’une ambassade au Congo, l’Eglise catholique reçoit de l’argent de l’Etat congolais, elle est subventionnée comme en Belgique. Depuis l’ère coloniale, elle représente ce que j’appellerais un « appareil idéologique d’Etat » : en échange de cette subvention, l’Eglise doit encadrer la population, prendre en charge l’éducation mais aussi informer le pouvoir. Les écoles gérées par l’Eglise catholique et quelques églises protestantes sont subventionnées par l’Etat, et cela au contraire des écoles fondées par d’autres dénominations religieuses ou par des laïcs. Ce sont les effets de ce concordat. Je ne pense pas que le pouvoir oserait poser la question de la laïcité, mais c’est l’un des débats à venir, car les petites églises se sentent traitées de manière discriminatoire et s’inquiètent, non sans raison, de cette différence de traitement…
Pourquoi la CENCO (Conférence épiscopale du Congo) s’est-elle lancée dans cette épreuve de force avec le pouvoir ?
Depuis le sommet de la Cité de l’Union Africaine, auquel j’ai participé en 2016, des rumeurs circulaient suivant lesquelles, en cas de blocage, Mgr Monsengwo, Cardinal de Kinshasa, pourrait faire fonction, de manière intérimaire, de président de la République. Ce qui serait absolument inadmissible. L’Eglise a commencé à mobiliser sans réellement le dire…Ayant le sentiment d’être discriminés par rapport à l’Eglise catholique, les protestants, les kimbanguistes, les musulmans et d’autres dénominations chrétiennes ou laïques ont accepté de rejoindre le Front commun. Tout cela pouvait mener à une situation extrêmement dangereuse …Les laïcs catholiques se sont accrochés à la CENCO car ils étaient persuadés du schéma selon lequel, si Kabila se représentait, il y aurait du désordre puis une nouvelle transition de deux à trois ans dont ils seraient les principaux et heureux bénéficiaires. Les gens se montraient sourds et aveugles, comme s’ils ne voulaient pas croire que Kabila se retirerait ainsi qu’il l’avait annoncé dès 2007 en disant: «le pouvoir use. Je respecterai la Constitution. »
Avez-vous rencontré le président Kabila avant de signer et de rejoindre le Front commun ?
Nous formions un groupe indépendant de la société civile composé de six personnes et il nous a reçus ensemble, durant trois heures, après la formation du FCC. Il nous a expliqué qu’il avait, lui-même, établi une liste de onze critères auxquels devrait répondre le futur candidat à sa succession. Certains des candidats que l’on pensait « naturels » ne répondaient pas à ces critères, parmi lesquels une moralité au-dessus de tout soupçon, un attachement à la cause du Congo plutôt qu’à ses intérêts propres, une foi inébranlable dans la renaissance du Congo. C’étaient des critères d’ouverture, de tolérance et d’optimisme raisonné, car je crois que le président s’est préparé à élargir sa majorité. Dès lors que les portes de la CENCO se ferment, il va y avoir une redistribution des cartes et, probablement, un reflux de ce côté-là…C’est le président lui-même qui, loin de s’enfermer dans le secret de sa seule conscience, a défini le profil de notre meilleur candidat, sur la base d’abord de 8 puis de 11 critères : une manière de procéder unique dans l’histoire politique du Congo… Une méthode qui n’a rien à voir avec la foule disparate des « candidats autoproclamés »…
Chaque membre du Front commun ou chaque groupe devait présenter lui-même une liste de quatre candidats potentiels, deux hommes et deux femmes. Certains des noms cités comme des favoris n’ont pas été retenus à cause de ces critères de volonté, de moralité, de désintéressement, d’expérience et d’efficacité qui avaient été fixés par le président lui-même. La présentation de la personne choisie a été retardée jusqu’au dernier moment, afin de prendre tout le monde de court, face à la décision du « garant moral ». C’est une figure que l’on n’attendait pas qui été retenue, à sa propre surprise d’ailleurs : l’élu, Emmanuel Shadary, est pratiquement tombé à la renverse ! Ce choix va modifier beaucoup de certitudes et d’équilibres considérés comme acquis tant dans la majorité actuelle que dans l’opposition. Quant aux législatives, on constate l’apparition de beaucoup de nouveaux candidats, des jeunes, des animateurs de la société civile, des femmes. De fait, on était fatigués des caciques installés dans les réseaux du pouvoir depuis trop longtemps et qui, à l’évidence, n’ont pas fait une parcelle du boulot que l’on attendait d’eux…Le sentiment dominant est que l’on n’est pas mécontent du fait qu’Emmanuel Shadary ne fasse pas partie du quatuor de tête qui était généralement cité (dont Aubin Minaku président de l’Assemblée nationale et l’ancien Premier ministre Matata Mponyo). Content aussi que les éternels « donneurs de leçons » n’aient rien eu à dire. Il y a eu trop de commentaires, trop de pressions, venant de la MONUSCO, des Belges, des ONG et tutti quanti…
Au Congo, on en a marre de tous ces conseils non sollicités, de ces rapports laborieux et répétitifs. Cela devient un harcèlement lassant…On finit par éprouver le sentiment d’être constamment fautifs, mais par rapport à quelle norme ? De quoi se mêlent, par exemple, les Belges ? Sans remonter à toutes les fautes liées à la colonisation du Congo, ils ont tout de même assassiné Lumumba, et ce crime continue de peser sur le devenir du Congo. Je crois que les Belges se trouvent aujourd’hui face à un scénario qu’ils n’avaient pas prévu…
Que répondez-vous à ceux qui pensent que vous avez fait une erreur en ralliant le Front commun ?
Mais qui ose parler d’«erreur» en politique ? « Erreur » par rapport à quelle norme ? Et qui, en dehors de moi, serait autorisé à fixer des normes auxquelles je devrais me soumettre et au nom de quoi ?
Pour moi, la situation est on ne peut plus claire et plus simple : en face de nous se dresse une coalition disparate, dominée par la droite et, plus précisément, par la droite cléricale. Toute la gauche de l’Eglise catholique, comme le groupe Amos, qui soutenait la théologie de la libération, a été mise à l’écart. L’Eglise reçoit des subsides pour l’enseignement mais cela ne l‘empêche pas de faire payer les élèves…Et qu’en est-il du contrôle des naissances, de la prévention du SIDA, de l’autorisation de l’avortement dans des cas extrêmes ? Dans les quartiers populaires de nos villes, on rencontre des gamines de 14 ans qui ont déjà un, voire, deux enfants, parfois avec le VIH en prime, parce que l’on interdit aux maîtres de parler de la sexualité dans les écoles. Face à cela, l’Eglise reste muette…
On entend, paraît-il, des voix qui parlent de Coup d’Etat…
S’il devait y avoir un coup d’Etat, le Congo ne lui survivrait pas, il serait fini, éclaterait en lambeaux : chacun de nos peuples irait de son côté, créant ici une « républiquette », là-bas une mini royauté, ailleurs une apparence de chefferie, dont aucune ne saurait résister un seul instant aux rapaces qui rodent autour de la RDC. Quel Congolais, quel Africain, peut envisager sans frémir une hypothèse aussi absurde, aussi criminelle ?
PROPOS RECUEILLIS PAR COLETTE BRAECKMAN
Titre original : « En face de nous, la droite cléricale »