La Procureure de la Cour Pénale Internationale (CPI), Fatou Bensouda, est sortie de sa réserve mercredi 13 juin 2018 pour donner son point de vue sur l’arrêt rendu par la chambre d’appel dans l’affaire Procureure de la CPI c/ Jean-Pierre Bemba Gombo. Tout en s’inclinant devant la décision des juges, Fatou Bensouda n’en relève pas moins des carences manifestes dans l’arrêt rendu le 8 juin 2018 et fait part de ses appréhensions quant au traitement dans le futur des cas avérés de commission de crimes à grande échelle par des hommes répondant d’une autorité connue.
Ci-après le texte de la déclaration.
Déclaration de Fatou Bensouda, Procureur de la CPI, au sujet de la récente décision d’acquittement de M. Jean-Pierre Bemba Gombo, rendue par la Chambre d’appel de la CPI
J’ai soigneusement examiné l’arrêt rendu vendredi dernier par la majorité des juges de la Chambre d’appel de la Cour pénale internationale (la « CPI » ou la « Cour »), par lequel M. Jean-Pierre Bemba Gombo a été acquitté des accusations de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité qui lui étaient reprochées.
Il est clair que des crimes graves ont été commis en République centrafricaine par les forces de M. Bemba. Mes pensées vont tout d’abord aux victimes de ces terribles crimes, à leurs familles et communautés. L’arrêt rendu vendredi dernier confirme effectivement que les troupes de M. Bemba ont commis des crimes graves, qui ont causé de grandes souffrances en République centrafricaine. Le carnage et les souffrances qui en ont résulté étaient bien réels. Mon Bureau est entré en contact avec la représentante légale des victimes dans cette affaire et nous ressentons la même déception à l’égard de cette décision et des conséquences qu’elle aura, avant tout, pour les victimes.
En ma qualité de Procureur et de fonctionnaire de la Cour, je dois respecter cette décision et son irrévocabilité et je les respecterai. Je dois veiller au respect de l’intégrité des procédures de la Cour et en accepter l’issue. Toutefois, certains aspects de la décision rendue à la majorité des juges me préoccupent et j’espère que les choses évolueront différemment à l’avenir.
Comme l’ont relevé les deux juges dissidents dans l’opinion qu’ils ont jointe à l’arrêt, la majorité des juges de la Chambre d’appel s’est écartée du modèle traditionnellement suivi en appel quant à l’examen des erreurs de fait, lequel avait été constamment appliqué non seulement par la Chambre d’appel de la CPI depuis ses débuts, mais aussi par les chambres d’appel des tribunaux ad hoc établis par l’ONU et par d’autres juridictions pénales internationales.
D’après les critères traditionnellement applicables à l’examen en appel, la Chambre d’appel devrait habituellement s’en remettre à l’appréciation des éléments de preuve effectuée par la Chambre de première instance, à moins que la partie à l’origine du recours ne démontre que cette même Chambre n’aurait pas pu raisonnablement parvenir à la conclusion formulée quant aux faits au vu des éléments de preuve disponibles. La majorité des juges a, semble-t-il, écarté ce critère et adopté à la place une démarche qui donne à penser que, lorsque la Chambre d’appel est en mesure de déceler des conclusions qui peuvent être raisonnablement remises en cause, elle doit les infirmer. Une telle façon de procéder revient, semble-t-il, à confondre le niveau de la preuve, que la Chambre de première instance applique après avoir pris connaissance de tous les moyens de preuve, avec les critères applicables à l’examen en appel, que la Chambre d’appel doit retenir lorsqu’elle examine le jugement.
Il est fort malheureux que cet « écart important et inexplicable de la jurisprudence de la Cour », ainsi que les juges dissidents l’ont décrit, et l’emploi à la place de nouveaux critères incertains et non vérifiés, apparaissent dans la plus grave affaire de violences sexuelles et à caractère sexiste sur laquelle la Cour ait dû se prononcer à ce jour, d’autant plus à un moment où il est vital de signaler clairement au monde entier que de telles atrocités ne doivent pas rester impunies.
En outre, la majorité des juges semble s’être écartée de la jurisprudence précédemment établie par la Chambre d’appel, ainsi que de la pratique internationale, s’agissant de la manière dont l’Accusation devrait présenter des charges dans des affaires se rapportant à une criminalité à grande échelle. La précision des détails que l’Accusation sera peut-être désormais contrainte de fournir dans son acte d’accusation peut rendre difficiles les poursuites dans d’autres affaires portant sur de vastes campagnes de persécution, particulièrement lorsque l’accusé n’est pas directement l’auteur des crimes en cause mais un commandant, situé à distance du lieu des crimes allégués, dont la responsabilité pénale peut être engagée en tant que supérieur hiérarchique exerçant un contrôle effectif sur les auteurs des crimes en cause, ses subordonnés.
Dans le cadre juridique de la Cour, la Chambre d’appel constitue l’ultime organe judiciaire de recours et ses décisions sont définitives. Il n’existe pas d’autre possibilité de faire appel de ses arrêts. Voilà pourquoi, selon moi, il est crucial que, lorsqu’elle examine un recours, la Chambre d’appel conserve la même prudence qu’elle a toujours adoptée depuis ses débuts et reste fidèle à la jurisprudence et aux normes qu’elle a elle-même précédemment établies. J’ai bon espoir qu’à l’avenir, nous reviendrons à ces critères applicables à l’examen en appel.
Je reste convaincue que l’affaire portée contre M. Bemba était solide et bien étayée par l’ensemble des preuves présentées devant la Cour. Les chefs d’accusation de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité portés contre M. Bemba avaient été confirmés par la Chambre préliminaire. Comme les juges dissidents l’ont fait observer, la Chambre de première instance a entendu 77 témoins et admis 733 éléments de preuve. Le procès a débouché sur une condamnation unanime énoncée dans un jugement complet et détaillé. J’ajouterais qu’en qualité d’organe chargé des poursuites, nous sommes également reconnaissants de l’excellente coopération que nous avons reçue de la part d’États parties, d’États non parties et de toutes les personnes qui ont coopéré dans le cadre de nos enquêtes et tout au long des poursuites engagées dans l’affaire en cause.
La Chambre d’appel n’a pas été en mesure de trancher à l’unanimité et cet acquittement définitif est le résultat d’une Chambre divisée : deux juges de la majorité ont décidé d’acquitter l’accusé, un juge de la majorité a fait droit à l’appel interjeté mais s’est prononcé en faveur d’un nouveau procès, et deux juges dissidents ont confirmé la condamnation.
Au final, M. Bemba a été acquitté parce que la majorité des juges de la Chambre d’appel a estimé que les conclusions de la Chambre de première instance, selon lesquelles M. Bemba n’avait pas pris toutes les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher ou réprimer les crimes commis par ses subordonnés, étaient sérieusement entachées d’erreurs. De ce fait, la majorité des juges de la Chambre a conclu que M. Bemba n’était pas, en sa qualité de supérieur hiérarchique, individuellement responsable des crimes en cause.
En conclusion, j’aimerais en revenir aux victimes.
La longue quête de justice dans l’affaire Bemba atteste du courage et de la détermination inébranlables des victimes de la République centrafricaine dans le combat contre l’impunité. L’affaire Bemba sera toujours considérée comme un jalon important dans la reconnaissance des crimes de viol, meurtre et pillage dont ont été victimes les Centrafricains qui se trouvaient à la merci des hommes du Mouvement de Libération du Congo placés sous l’autorité et le contrôle effectifs de M. Bemba, qui avait une connaissance des crimes commis lors du conflit qui a fait rage en Centrafrique en 2002 et 2003. L’arrêt Bemba confirme cet état de fait.
Mon Bureau affiche sa solidarité avec les victimes en République centrafricaine depuis plus de 10 ans. Nous avons déjoué les manœuvres de subornation de témoins, qui ont failli faire avorter le procès ainsi que notre quête de justice en faveur de ces victimes. M. Bemba et consorts ont été reconnus coupables et tenus pénalement responsables pour avoir tenté d’entraver l’administration de la justice à la Cour.
De nombreux témoins de l’Accusation ont exprimé leur satisfaction et souligné à quel point il était important pour eux de pouvoir livrer leur version des faits au monde entier, d’être écoutés et d’obtenir la reconnaissance de leurs souffrances.
En dépit de l’arrêt portant acquittement de M. Bemba qui a pour corollaire de donner un coup d’arrêt à la procédure en réparation, le Fonds au profit des victimes de la CPI risque d’avoir à puiser sur son propre compte pour offrir des réparations. Je prends acte et me félicite de la décision prise aujourd’hui par le comité directeur du Fonds en vue d’accélérer le lancement de son programme de mission d’assistance en Centrafrique, qui tiendra compte des souffrances endurées par les victimes dans l’affaire Bemba et des préjudices résultant des autres violences sexuelles et à caractère sexiste perpétrées dans cette situation.
Nous n’avons d’autres choix que de poursuivre nos efforts en nous inspirant du courage et de la persévérance des innombrables victimes et survivants pour que les auteurs d’atrocités soient traduits en justice. Nous souhaitons dire aux victimes centrafricaines que nous vous sommes infiniment reconnaissants pour votre force et votre détermination dans votre insatiable quête de justice. Vous êtes notre source d’inspiration et vous nous donnez le courage de poursuivre la lutte contre l’impunité.
Quelle que soit l’issue finale de cette décision, la Cour poursuivra sa lutte contre l’impunité des auteurs des crimes les plus graves avec une détermination sans faille. À cette fin, mon Bureau est résolument déterminé à remplir son rôle, en gardant avant tout et toujours à l’esprit le sort des victimes.
Le Bureau du Procureur de la CPI mène des examens préliminaires, des enquêtes et des poursuites à propos du crime de génocide, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, en toute impartialité et en toute indépendance. Depuis 2003, le Bureau enquête sur plusieurs situations relevant de la compétence de la CPI, notamment au Burundi, en Côte d’Ivoire, au Darfour (Soudan), en Géorgie, au Kenya, en Libye, au Mali, en Ouganda, en République centrafricaine (deux situations distinctes) et en République démocratique du Congo. La Chambre préliminaire II de la Cour est saisie de la demande d’autorisation d’ouvrir une enquête sur la situation en République islamique d’Afghanistan déposée par le Procureur. Le Bureau conduit également des examens préliminaires à propos des situations en Colombie, en Guinée, en Iraq/Royaume-Uni, au Nigéria, en Palestine, aux Philippines, en République gabonaise, en Ukraine et au Venezuela.
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Source : Bureau du Procureur