Les goûts et les couleurs ne se discutent, comme on n’aime à l’affirmer, certes. En quelque 17 années, la ville de Bukavu s’est métamorphosée. De cela, tout le monde en convient. Ce dont on peut douter, par contre, c’est que l’une des plus belles villes de l’ancien Zaïre se soit améliorée. Les avis des voyageurs en provenance du chef-lieu de la province du Sud Kivu sont partagés sur le sujet. Et il semble bien que pour la plupart, Bukavu n’a presque plus rien de sa belle robe d’antan. Et ce n’est pas que l’expression d’un sentiment nostalgique. A Bukavu, de nouvelles bâtisses ont poussé comme des champignons ci et là, non sans quelque désordre apparent, même s’il traduit un indéniable boom immobilier. Ce qui n’est pas sans entamer sérieusement le plan cadastral urbain : « des parcelles ont été arbitrairement morcellées, en 5/7 m, en 10/20 m, en 4/6 m. A Bukavu, des fosses sceptiques sont érigées à même le salon, le tuyau de respiration orientée sur la rue », rapporte, sarcastique, ce bukavien des années ’90. « A la frontière au bord de la Ruzizi, se sont précipités et s’agglutinent les nouveaux riches. L’espace a été loti dans le plus grand arbitraire. C’était au plus payant », explique ce voyageur venu à Kinshasa dans les valises d’un club de football local.
Les politiques sont passées par là
Mais la puissance de l’argent n’explique pas à elle seule l’extraordinaire promiscuité architecturale qui s’observe à Bukavu. Où tout ou presque peut être vendu, n’importe quand. Le week-end dernier, Déogratias Mashali, le directeur provincial de la Société Nationale d’Electricité (SNEL) Sud Kivu-Maniema est monté au créneau : pour dénoncer la spoliation d’une partie de la parcelle de l’entreprise d’Etat sur avenue Walungu au quartier Nyakulemba en commune d’Ibanda. En fait, des personnes non autrement dénoncées s’étaient taillées des parcelles à l’intérieur de ce domaine public de l’Etat. Ce qui est impossible sans le concours des responsables du cadastre et des affaires foncières. D’autant plus que la parcelle squattée de la SNEL à Bukavu hébergeait un dispensaire de l’entreprise et n’avait rien d’un lieu abandonné.
La SNEL Bukavu n’est pas seule sur la liste des propriétés du domaine public de l’Etat vendues ou morcellées à Bukavu. Le mess des officiers de la ville, le camp militaire Saio, le Musée, le Fonds Mondial, avaient déjà subi le même sort, rapportent des voyageurs.
Bombe à retardement
Selon des sources du Maximum au chef-lieu de la province du Nord-Kivu, l’arbitraire cadastral et foncier, une véritable bombe à retardement enfouie en pleine ville de Bukavu, vient d’« en haut ». Au propre comme au figuré. Au Sud Kivu, les services des affaires foncières n’ont pas connu de nomination de conservateur par Kinshasa depuis des lustres. L’ancien conservateur jusqu’à il y a quelques années a été démis de ses responsabilités par le gouvernement provincial. Qui lui a préféré un agent de bureau de 2ème classe, aux compétences et à la probité douteuse, selon nos sources. On doit à Sieur Kanigi, détenteur d’un simple diplôme de 4 ans post-primaires selon ses détracteurs, la situation cadastrale catastrophique de Bukavu. Mais l’homme dispose de solides soutiens « en haut », en la personne de Mme la ministre provinciale des affaires foncières, Adolphine Muleyi.
Rébellion ou ignorance ?
La situation de Bukavu semble connue à Kinshasa, au ministère des affaires foncières dirigé depuis quelques mois par l’opposant et juriste Lumeya Dhu Malegi. Le ministre aurait adressé une demande d’explication en bonne et due forme au conservateur des titres immobiliers de Bukavu, selon nos sources. Ce qui équivaut à une suspension de fait, mais rien n’y a fait : Sieur Kanigi s’est opposé à toute remise-reprise avec un intérimaire avant de céder, puis de revenir en force vendredi dernier, grâce à l’intervention musclée en sa faveur de Mme la ministre. On rapporte que c’est Adolphine Muleyi en personne qui a réinstallé le conservateur Kanigi à son poste. Au risque de provoquer des émeutes à Bukavu, lorsque pro et anti Kanigi ont manifesté devant les bureaux des affaires foncières. Cela s’est rarement vu, même à Kinshasa où les conflits fonciers sont pourtant légion.
Actes illégaux
Un ecclésiastique local interrogé par Le Maximum le week-end dernier estime que la situation est plus sérieuse qu’on ne le croit. « Il y a là aussi bien de la rébellion contre le pouvoir central que de l’arbitraire », explique-t-il. Parce qu’au Sud Kivu, « le gouvernement provincial, tout au moins certains de ces animateurs, sont persuadés et persuadent les fonctionnaires et agents relevant de leurs services qu’ils ne dépendent plus du gouvernement central ». Ce qui est une hérésie, dans le secteur des affaires foncières, particulièrement. Comme cet avocat conseil, également interrogé, qui avance qu’ « en matière foncière, le Conservateur n’engage pas la province, il engage la République. C’est pourquoi il est nommé ou commissionné par le Gouvernement central, dont il répond. Parce que tout contrat qui excède les 3 ans engage la République et non pas la province». Les affaires foncières ne relèvent pas du domaine des provinces, donc. Les actes posés par des conservateurs illégalement commis à ces tâches pourraient donc être frappés d’illégalité. Les conflits fonciers ont des beaux jours encore au Sud Kivu.
J.N.