Dans une interview exclusive d’environ 25 minutes accordée mercredi 6 juillet 2016 à la télévision nationale de la RD Congo, le facilitateur au dialogue national inclusif, Edem Kodjo, s’est montré peu rassurant sur les chances de réussite de ces pourparlers, compte tenu des positions de la frange dite radicale de l’opposition politique en RD Congo. Elle n’arrête pas de tergiverser, de l’avis du Togolais. Kodjo, qui prend le peuple Congolais à témoin, réinvite tout le monde à saisir l’occasion de se parler afin de dégager des solutions consensuelles, et ainsi éviter une évolution chaotique de la situation politique. Le diplomate Togolais s’exprimait au micro de notre excellence consœur Françoise Buela. Interview.
Françoise Buela (FB) : Après votre rencontre avec les conclavistes de Genval, depuis lors vous vous êtes tu, jusqu’à aujourd’hui, qu’est-ce que vous avez rapporté ?
Edem Kodjo (EK): Je ne sais pas si je me suis tu jusqu’aujourd’hui, je ne peux pas parler tout le temps. Je pense que c’est l’occasion justement que vous m’offrez aujourd’hui de pouvoir dire deux, trois mots sur cela, et pas seulement sur cela, mais aussi sur l’évolution du travail qui m’a été confié, comme vous le dites si bien.
Disons qu’à Bruxelles, il y a un côté éminent positif, ma rencontre avec ceux qui avaient assisté au conclave autour de Monsieur Tshisekedi il y a quelques semaines. C’est la première fois, en réalité, que j’avais la possibilité de les rencontrer, pratiquement tous, à l’exception de ceux qui ne sont pas venus au conclave bien évidement. Parmi eux, il y avait pas mal de dirigeants qui jusqu’à présent, hésitaient ou ne voulaient pas rencontrer le facilitateur pour des raisons qui leur appartiennent. Mais voilà que la glace est rompue et je m’en réjouis. Donc, c’est déjà là un élément positif parce qu’il faut que le dialogue avance, Il faut bien qu’on se mette ensemble d’accord autour d’une table, qu’on parle. J’ai compris qu’il s’agit là du début d’un commencement que je voudrais voir renouvellé souvent et le plus rapidement possible.
Ensuite, pour le débat concernant l’évolution du dialogue, il y a encore quelques réticences concernant le panel que nous avions installé lors de notre réunion à Addis-Abeba le 1er juin, si vous vous rappelez. Nous avions décidé de renforcer considérablement le panel, d’abord par le renforcement du bureau de l’Ua. Ici, l’ambassadeur en règle a été nommé par le renforcement de la structure même du dialogue avec l’inclusion de Monsieur Sidikou de la Monusco, et de Monsieur Said Djinnit qui représente le secrétaire général de l’Onu auprès de la communauté de pays de Grand Lacs. Ils sont là, coude à coude avec, derrière, le facilitateur pour que nous puissions ensemble le convoi vers l’avant. A cela, nous avons ajouté un élément lequel est très important, celui de la constitution d’un groupe de soutien. Ce groupe de soutien que d’aucuns appellent le panel, groupe de soutien composé non pas d’individus personnels ou d’Etat individuel, mais constitué des structures internationales, l’Ua, l’Onu, l’Ue, l’Oif, auxquelles s’ajoutent les pays des Grands-Lacs et de la Sadc. Ces structures doivent être en permanence le soutien de l’action du facilitateur, de manière que la facilitation n’ait jamais d’obstacles insurmontables devant lui. Et la première réunion de ce panel aura lieu la semaine prochaine à Addis-Abeba. C’a été l’élément important. Mais ce que nous croyons susceptible de rencontrer l’adhésion totale de l’opposition. Celle-ci a essayé d’ajouter des éléments nouveaux à ce panel. Pour nous, c’est difficile de savoir comment nous allons finalement nous accommoder avec tout cela, mais je vous dis tout de suite qu’il y a moyen de le faire, et nous ne désespérons pas d’avoir une situation qui soit conforme à la volonté de tous. Ceci dit, j’estime tout de même que le temps passe, et qu’il ne s’agit plus de multiplier les obstacles et des objections. Le moment est venu désormais d’aller de l’avant, de s’assoir pour faire quelque chose.
FB : Vous avez dit ça à monsieur Tshisekedi ?
EK: Oui bien sûr, bien sûr. Pourquoi croyez-vous que je ne lui dise pas ça ?
FB : Quelle était sa réaction ?
EK: Ouf, sa réaction, je n’ai pas besoin de la rapporter. Monsieur Tshisekedi est le président de ce comité de sage et dans ce genre des réunions, il ne s’exprime pas tout le temps, c’est une personnalité qui est assistée par d’autres qui prennent la parole à tour de rôle pour donner leurs points de vue. Monsieur Tshisekedi lui conclut, résume. Mais l’ensemble du dialogue est venu conjointement avec les autres. J’étais un peu seul dans l’arène, mais je ne me suis pas dégonflé du tout. Je pense que toutes les réalités ont été dites dans cette réunion de Bruxelles.
FB : Est-ce qu’on peut avoir une idée sur quelques vérités, parce que c’est pour cela que vous vous êtes déplacé ?
EK : Je me suis déplacé pour un résultat, je ne veux pas dire aujourd’hui que j’ai ramené le résultat que l’espérais.
FB : Donc vous êtes encore une fois déçu ?
EK : Mais pourquoi encore une fois déçu ? C’est un long processus, ce cheminement. Vous savez, quand j’arrivais ici au mois de janvier, je ne pensais pas que la facilitation allait durer tout ce temps- là. Je pensais que c’est quelque chose de beaucoup plus court, mais ce n’est pas mon problème à moi. J’ai lu dans la presse, parfois, des objections de tous genres à l’encontre du facilitateur. Non, ce n’est pas le facilitateur qui est responsable. Le facilitateur est comme un berger qui peut amener son troupeau à la rivière, mais les éléments de troupeau qui refusent de boire et il ne peut pas les obliger à boire. Alors dorénavant, que les gens suivent mieux leur affaire. Ce n’est pas sur le facilitateur qu’il faut concentrer des critiques ou des objections de tous genres, il n’y est pour rien. Qu’on se le dise bien. Si ça ne dépend que de lui, le dialogue serait plié, terminé depuis longtemps, je serais retourné chez moi.
FB : Parce que vous étiez face à Monsieur Tshisekedi, et vous venez de dire que lui fait les résumés, il y a certaines personnes qui prennent la parole autour de lui, est ce que vous avez senti en lui, la lucidité, la force de ses propos, est ce qu’il est prêt à venir ai dialogue ?
EK: Combien de fois on ne m’a pas déclaré à moi et aussi à la presse internationale que le parti de Monsieur Tshisekedi est pour le dialogue ? Ils sont prêts à venir au dialogue.
FB : Mais pas avec le format dont ils ne sont pas d’accord ?
EK : Ce format, dont on dit tous les jours qu’il n’est pas bon, je veux rappeler ici qu’il n’y a pas deux lectures de la Résolution 2277, il n’y a qu’une seule lecture de cette Résolution. A son alinéa 10, la Résolution soutient clairement ce dialogue, celui que je suis en train de faciliter, et non un hypothèque dialogue à venir ! Il faut que je sois clair pour tout le monde. J’espère que ça tombe sur le sens. Aujourd’hui, Monsieur Ban Ki Moon, tout le conseil de sécurité des Nations-Unies, l’Union Européenne, l’Union Africaine, toutes les organisations internationales, régionales ou continentales soutiennent le dialogue. Alors, je ne vois pas. On ne soutient pas quelque chose à construire, mais on soutient quelque chose qui est en marche.
FB : Mais vous êtes d’avis que tout ceci ne suffit pas, sinon vous auriez déjà commencé avec le comité préparatoire ?
EK : C’est une longue école de patience, cette affaire. Je comprends aussi l’impatience de beaucoup de personnes ici à Kinshasa, et en dehors de Kinshasa, en RDC. Une grande impatience que je sens moi-même de manière palpable. Et cette impatience est justifiée. Seulement, si on veut faire un dialogue inclusif, et si le mot à un sens, le dialogue inclusif voudrait inclure tout ce que le pays comporte comme classe politique, et l’opposition outre la Majorité présidentielle. Inclusif à un sens. Donc à partir de là, moi, ma mission était de venir ici organiser un dialogue inclusif. Que les gens jouent sur ça pour retarder le processus, c’est vrai, et c’est condamnable. Mais ça ne veut pas dire qu’on peut se lever et faire n’importe quoi, en disant que les gens ne veulent pas venir, nous on n’a pas le temps d’attendre, on fonce, on va vers l’avant. Moi je veux bien, mais ça donnera quel résultat ? Les gens me disent, vous ne connaissez pas le pays, il faut commencer d’abord à danser et ceux qui vont avoir envie vont venir entrer dans la danse. Moi je veux bien, mais si l’envie ne les prend pas pour entrer dans la danse, vous aurez quel résultat à la fin de votre séance de tam-tam ?
FB : Aucun résultat auquel vous êtes arrivé 6 mois après ?
EK: S’ils ne parlent pas, je n’ai pas dit que je n’y arriverai jamais !
FB : Le temps n’est pas avec vous ?
EK : Le temps peut-être en retard avec moi, le temps peut redevenir avec moi.
FB : Tel que les choses se présentent, vous n’avez rien obtenu à Bruxelles ?
EK : Vous le faites express ou quoi ? Parce que vous me faites rire. Je n’ai rien obtenu de Bruxelles ? Ce n’est pas exact. J’ai obtenu de Bruxelles que des partis politiques bien connus réunis dans les plateformes bien connues, lesquels ont toujours rejeté à 100 % l’idée même de rencontrer le facilitateur, j’ai obtenu que ces gens-là soient réunis et me rencontrent. C’est beaucoup, la glace est rompue, on peut aller de l’avant. Comment vous dites que je n’ai rien obtenu ? Vous estimez que si je n’ai pas la liste tout de suite que je n’ai rien obtenu ? J’ai obtenu. En diplomatie, il faut savoir aller pas à pas, même si ça donne l’impression. Regardez la scène internationale, il y a des négociations qui se poursuivent depuis des années !
FB : Pour le cas de la RDC, Monsieur Edem Kodjo, 2016 c’est une année électorale ?
EK : Vous croyez que je ne sais pas ? (sourire), vous croyez que je ne connais pas les délais ? Je connais les délais. C’est pour ça qu’à partir d’un certain moment, il ne sera plus tolérable. Rechercher à gagner du temps, parce qu’il y a des limites qui vont se présenter bientôt et nous ne pourrions que faire constater à l’ensemble de la communauté internationale, qui sont opposés à ce dialogue.
FB : Ça peut arriver quand ?
EK : Je ne sais pas.
FB : A Kinshasa, il y a une frange de l’opposition pro-dialogue qui se sent un tout petit peu négligée par le facilitateur, parce que pour vous, il faudrait absolument que l’opposition qui se trouve à Bruxelles vienne prendre part au dialogue ?
EK : Ce n’est pas du tout exact, Madame. J’ai lu dans les journaux, les résultats de cette réunion. Les gens qui étaient là, je les ai reçus plusieurs fois même. L’ancien vice-président Azarias Ruberwa, on s’est parlé combien de fois ? Les autres membres qui ont signé la déclaration de ce colloque, je les ai reçus à mon bureau. Chacun peut avoir une impression qu’il faut prendre en considération essentiellement leurs propres objectifs ou désidérata de participer activement au dialogue, ils sont les bienvenus. Mais je dis tout de suite que je ne peux pas mettre, je l’ai déjà dit une fois et je ne veux pas me répéter, tous les Congolais dans le comité préparatoire. Il faut qu’on s’assume.
FB : Eux demandent de commencer avec le comité préparatoire ?
EK : Oui, on me demande de commencer avec le comité préparatoire. Commencer avec qui ?
FB : Avec ceux qui sont prêts à partir ?
EK : Cette logique là, ce n’est pas celle à laquelle j’ai été nommé. Si on veut m’obliger à rester dans cette logique, on trouvera un autre facilitateur pour faire ce travail.
FB : Vous vous faites le travail avec … ?
EK: Moi, je fais le travail dans le sens qui était indiqué dans la création, le lancement du dialogue national et inclusif. Qu’on ne me dise pas si les gens ne sont pas prêts, qu’il n’y a qu’à commencer ! Je ne peux pas rentrer dans cette logique. Je veux qu’on le sache très bien.
FB : Excusez-moi de revenir, vous avez eu cette occasion de parler avec l’Udps, dites-nous clairement pourquoi l’Udps et ceux qui sont avec elle sont-ils réticents pour participer au dialogue ?
EK : Madame, vous êtes journaliste, vous connaissez l’Udps, ce parti politique. Vous avez lu toutes leurs déclarations, vous savez en quels termes ils analysent le dialogue. Vous savez les conditions qu’ils posent. Nous, nous avons essayé de rencontrer ces conditions dans la mesure du possible.
FB : Mais ils ont aussi demandé le départ du Président de la République au 20 décembre, c’est contenu dans… ?
EK : Je laisse les responsables politiques affirmer les choses qui, parfois, appariassent comme ne tombant pas, n’ayant pas de base. Ça c’est leur affaire. Je ne me mêle pas, et je n’ai aucune envie de me mêler de ce que les gens peuvent déclarer. Que ça soit dans l’opposition ou en dehors de l’opposition. Déclarez ce que vous voulez, la réalité sur le terrain est toute autre. Et nous travaillons avec les réalités sur le terrain.
FB : Ca complique votre travail ?
EK: Que ça complique ou pas mon travail, c’est mon affaire, et je continuerai à faire ce qui est humainement faisable jusqu’à ce qu’on démontre que ce n’est plus faisable.
FB : Vous ne sentez pas quand même que vous n’êtes pas écouté ?
EK : Ecoutez. Si je n’étais pas écouté, on ne s’assiérait pas comme on se voit. Si je n’étais pas écouté, on ne s’assiérait pas autour d’une table et m’écouter !
FB : Sur quoi se fonde votre espoir ?
EK : Sur ma propre capacité à saisir les données qui ne sont pas encore palpables, sur mon instinct et ma perception des choses aussi.
FB : Quelle est votre crainte ?
EK : Ah, ma crainte, c’est qu’on n’arrive pas au bout de ce processus, on n’arrive pas à faire une vraie table ronde. C’est une crainte qui n’a pas beaucoup de fondement, parce que je suis persuadé que personne ne pourra tenir longtemps sur les positions qui me paraissent complètement inadéquates. Parce qu’on ne peut pas concevoir qu’on refuse obstinément de participer à un dialogue, parce dialogue d’abord c’est rester et discuter, se bavarder, c’est aller sous l’arbre à palabre ! Alors, qu’on pose des conditions de toute nature, soit on refuse d’aller délibérer, ça ce n’est pas africain, et pas acceptable. Il faut le dire clairement. Cette crainte ne va pas durer éternellement, d’autant que c’est une perception d’affaire, toute la communauté internationale aujourd’hui, est déterminée à nous aider à aller de l’avant. Et si on veut rester seul dans sa tour d’ivoire, qu’on refuse toute autre considération, vous croyez que le peuple congolais ne comprend rien ? Il comprend, voit, apprécie et appréciera !
FB : En tant que facilitateur, qu’est ce qui pourrait expliquer cette réticence de l’opposition que vous avez rencontrée en terme de sécurité, environnement … ?
EK : Les réticences, c’est toujours dans la nature…Si c’est la sécurité et l’environnement, j’ai même demandé qu’on puisse nous saisir une liste de gens qui sont actuellement détenus, le cas échéant, qu’on voit comment on peut élargir avec les Maman Sidikou, Said Djinnit, qu’on peut agir pour obtenir l’élargissement de certaines personnes. Ça aussi, j’attends toujours la liste. L’environnement est essentiel, et je crois qu’on le comprend chez tous les protagonistes du dialogue. Il faut un environnement serein où il n’y a pas d’atteinte grave à la sécurité des personnes, des droits des hommes politiques, des Médias etc. Mais ce sont des dossiers sur lesquels on travaille. Mais je pense qu’on a obtenu quelques résultats parfois.
FB : La Majorité présidentielle vous pose-t-elle des problèmes déjà ?
EK : Non. Je n’ai pas beaucoup de problèmes de la part de la majorité présidentielle proprement dite. Il y a des gens qui sont à la jonction de la majorité présidentielle et de l’opposition, qui peuvent parfois élever la voix pour des choses qui ne sont pas exactes. Mais au fait, nous savons, par métier, expérience, que dans ce genre d’affaires, on donne des coups, on les accepte, à condition qu’ils soient bien placés.
FB : C’est pourquoi on vous accuse de jouer le jeu de la Majorité présidentielle, voilà qui ne vous pose aucun problème ? Vous êtes à l’aise avec le pouvoir ?
EK : C’est mon problème, moi ? Est-ce moi le problème ? (rire) Croyez-vous que je n’ai pas suffisamment de difficultés avec ceux qui ne veulent pas venir pour que j’en aie avec la sensibilité présidentielle ? C’est leur problème à eux. S’ils trouvent que je ne fais pas bien et que je ne fais rien de bon, ils vont le dire, croyez moi. Quel est ce raisonnement bizarre qui consisterait à dire « parce que je suis en bons termes avec eux » ? Le médiateur, quand il arrive dans un pays, doit chercher d’être en bons termes avec tout le monde. Vous pensez qu’on peut faire un travail quelconque en étant en mauvais termes avec la sensibilité présidentielle ou l’opposition ? Vous allez où là ? De toute façon, je n’attends rien personnellement de ce dialogue. Donc je ne suis pas venu pour soutenir l’un contre l’autre. Je suis ici parce qu’il s’agit du Congo, et qu’il faut que les africains se lèvent et disent non à la situation qui risque d’arriver si nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord.
FB : Qu’est ce qui peut arriver ?
EK : La situation conflictuelle grave, on n’a pas besoin de vous faire un dessin là-dessus. Donc, nous ne souhaitons pas tout ça, parce que je suis aussi membre du Conseil de sage de l’Union africaine dont le rôle, précisément, est de prévenir les conflits entre Etats et à l’intérieur des Etats. Et c’est à ce titre que Madame Zuma m’a nommé pour m’occuper de ce dossier.
Interview décryptée par Didier Okende Wetshi