Un mois jour pour jour avant le verdict du procès pour ‘‘négationnisme’’ intenté contre le politologue Franco-Camerounais, Charles Onana, fixé au 9 décembre 2024, un rapport inédit vient tordre le cou au narratif du chef de la principauté militaire de Kigali sur le génocide de 1994. Ce rapport est à l’origine de l’accusation de complot génocidaire cette année-là au Rwanda. Il a été surabondamment utilisé pour prouver la planification des tueries de masses qui avaient ponctué la chute du régime Habyarimana et l’arrivée au pouvoir du FPR de Paul Kagame. Au Tribunal pénal international sur le Rwanda (TPIR) d’Arusha, c’est sur base d’un extrait de ce rapport rédigé par des officiers des Forces armées rwandaises (FAR), le seul connu à l’époque des faits, que le procureur avait justifié le grief de planification du génocide, et fondé les poursuites contre les personnes attraites devant la cour. Seulement, ce n’était qu’une partie, infime, du document de 35 pages publié par les soins de Justice Info, mercredi 5 novembre 2024.
Le rapport Bagosora, du nom du président de la commission d’experts militaires des FAR mise sur pied par le président Juvénal Habyarimana fin 1991, pour proposer des conseils et stratégies à mettre en œuvre pour stopper l’agression du pays lancée par le FPR de Kagame à partir du 4 décembre de la même année, avait rendu ses conclusions le 21 décembre 1991. Parmi la dizaine d’officiers supérieurs rwandais qui rédigèrent ce travail technique, le colonel Théoneste Bagosora était le plus ancien.
Rapport «égaré»
Mais le rapport Bagosora ne fut jamais divulgué. Tout au moins pas dans son intégralité. Seule sa partie la plus sulfureuse, relative à la définition de l’ennemi en présence, a servi de pièce à conviction pour établir la thèse de la planification du génocide des Tutsis qui aura lieu d’avril à juillet 1994, aux lendemains immédiats de l’assassinat de Juvénal Habyarimana.
A ce génocide «prend part une grande partie des Forces armées rwandaises, les FAR, et pour lequel Bagosora, directeur de cabinet du ministère de la Défense en avril 1994, devient le suspect numéro 1», écrit Thierry Cruvellier de Justice Info. Devant le TPIR en 2002, le procureur Chile Eboe-Osuji définit le rapport de la commission de 1991 – en fait l’extrait du rapport – comme «l’acte de naissance du projet génocidaire au Rwanda». Après que les juges du premier procès contre un ancien maire, Jean-Paul Akayesu, se furent référés au même extrait pour établir l’intention génocidaire. Même si, malgré l’inexistence officielle de l’intégralité du rapport, il était connu qu’il ne s’agissait que de la deuxième partie d’un document qui en comptait cinq autres.
Le 18 décembre 2008, la chambre de première instance du TPIR rendait son jugement dans l’affaire Bagosora qui fut condamné à la prison à vie pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, une peine qui sera réduite à 35 ans de prison par la chambre d’appel, rapport Justice Info.
Jugement nuancé et complexe
Théoneste Bagosora est mort en 2021 dans une prison de l’ONU au Mali, mais le jugement du TPIR qui le condamne reste marqué dans les annales de cette instance judiciaire internationale comme «le jugement le plus nuancé et le plus complexe» dans son analyse de planification du génocide. Au procureur du TPIR qui fonde ses accusations sur cette planification, les juges avaient répondu qu’«il est clair que la définition de ‘l’ennemi’ contient à la fois une connotation ethnique et une référence à des actes proscrits». Les juges, dirigés par leur collègue Erik Mose, notent également la «dangereuse ambiguïté» du document. «Le mot Tutsi est utilisé 14 fois dans ce document et, à certains endroits, de façon interchangeable avec ‘ennemi’, et il existe des généralisations qui pourraient indiquer que les Tutsis sont tous unis derrière la seule idéologie de l’hégémonie tutsie. Dès lors, on peut se demander si la façon dont est formulé le document ENI – l’extrait en question, Ndrl- qui combine l’ethnicité avec un langage plus direct sur le FPR, est un exemple de ‘double langage’, l’intention réelle de ses membres étant de cibler les Tutsis», ont-ils noté.
Si pour le procureur près le TPIR, l’extrait du rapport Bagosora était «un pas vers une conspiration criminelle», il n’en est pas de même pour les juges qui renoncent carrément à une telle interprétation, en raison du contexte dans lequel se sont déroulés les faits. De leur point de vue, «définir l’ennemi est chose courante chez les militaires, ici ou ailleurs. Dès lors, la Commission ‘n’était pas en soi inhabituelle ou illégitime, surtout au vu du fait que les hostilités étaient ouvertes sur le territoire rwandais depuis l’invasion du FPR, le 1er octobre 1990».
Contexte d’agression et «discours de haine»
En raison du contexte d’agression du Rwanda par le FPR de Paul Kagame, la chambre des juges n’est pas d’accord avec le point de vue de l’accusation selon lequel la définition de l’ennemi contenue dans le rapport Bagosora implique «que tous les Tutsi sont des extrémistes souhaitant reconquérir le pouvoir. Le contenu (de la définition, ndlr) est peut-être troublant, mais il ne démontre pas une intention criminelle», expliquent-ils encore. D’autant plus qu’au moment de rendre leur arrêt, en 2008, les magistrats savent également qu’au moins trois ou quatre des membres de la commission militaire figuraient parmi les quelques officiers supérieurs des FAR notoirement connus comme s’étant opposé au génocide en 1994, ajoute Thierry Cruvellier.
30 ans après les tristes tueries de masse au pays des milles collines, la thèse de la planification du génocide bat de plus en plus de l’aile. La position des juges du TPIR dans l’affaire Bagosora est on ne peut plus claire. «Il n’est pas soutenu que les accusés se soient mis d’accord en même temps sur un plan, ou que ce plan ait consisté en une ligne de conduite unique et unifiée, avec un partage égal des tâches», observent-ils. C’est sans appel, au propre comme au figuré. «La déduction correcte à tirer de la preuve est que, à différents moments, chacun des accusés a accepté de participer à un plus large et long effort visant à homogénéiser de manière croissante la société rwandaise en faveur des citoyens hutus, avec comme objet de tuer les Tutsi en cas de besoin. C’est leur participation à ce processus – et la volonté de créer ou d’exploiter diverses occasions de l’accomplir – qui caractérise leur accord», concluent les juges. Le document qui a forgé le récit de la planification du génocide du TPIR, tout au moins l’extrait exploité, ne démontre donc nullement la planification du drame rwandais de 1994. Loin s’en faut.
Le lecteur soucieux de s’imprégner du «Rapport de la commission instituée par le Président de la République avec les officiers le 14 décembre 1991 à l’Ecole supérieure militaire», rédigé par les colonels Bagosora Théoneste, Hakizimana Pontien, Gatshinzi Marcel, Habimana Déà, Muberuka Félicien, le lieutenant-colonel Nsengiumva Anatole, les majors Bafufite Juvénal, Cyiza Augustin, Etabakuze Aloys et Karangwa P. Claver, peuvent le consulter sur le lien https://www.justiceinfo.net/fr/137947-justice-info-rapport-cense-origine-complot-genociaire-rwanda.html?s=03.
J.N. AVEC LE MAXIMUM