Gilbert Balufu Mbaya, frère cadet du cinéaste Balufu Bakupa Kanyinda et lui-même producteur cinématographique depuis de nombreuses années, se lance dans la réalisation dans les années ‘2010, avec «Congo ! Le silence des crimes oubliés», une œuvre qui le met sur l’orbite de la célébrité, notamment au Festival panafricain de cinéma et de la télévision de Ouagadougou (FESPACO). Mais c’est au terme d’un véritable chemin de la croix, dont il est encore loin de voir la fin.
Même en RDC, son propre pays dont il relate avec force détails les affres des violences provoquées par l’insécurité entretenue par la principauté militaire au pouvoir au Rwanda, «Congo ! Le silence des crimes oubliés» tarde à bénéficier de l’accueil qui lui est dû. Aucune projection officielle, aucune promotion, aucun soutien des autorités. Tout se passe comme si certains responsables voudraient imposer cette omerta dénoncée par le politologue franco-camerounais Charles Onana sur cette œuvre, euphémiquement décrétée «sensible».
Une demande de projection sur la chaîne nationale RTNC adressée à cet effet au ministère de la Communication et Médias en date du 25 novembre 2021 reste «à l’étude» jusqu’à ce jour. Avec amertume, Gilbert Balufu estime que «c’est une fin de non-recevoir qui m’est réservée». Pourtant, l’ancienne ministre de la Culture et arts, Catherine Kathungu, lui avait bien en son temps apporté son soutien lors du procès pour plagiat qu’il avait intenté au réalisateur belge Thierry Michel. Mais, quatre ans après, aucune présentation officielle du film n’a jamais été organisée en RDC. «La seule réponse réservée à mes requêtes à ce sujet m’a été transmise par l’entremise de son directeur de cabinet qui m’a annoncé que le ministère de la Culture ne disposait pas d’un budget pour une telle activité», déplore Balufu qui dit avoir reçu la même suite du directeur de cabinet de la nouvelle titulaire de ce ministère Yolande Elebe.
Revenu d’exil à la faveur du changement de régime intervenu avec l’accession à la magistrature suprême de Félix-Antoine Tshisekedi en 2019, Gilbert Balufu n’en est pas pour autant au bout de ses peines. «Le pouvoir est encore fragile», lui répondait-on lorsqu’il relançait le projet de diffusion de son œuvre. Et, de fait, l’ancien directeur général intérimaire de la RTNC, Freddy Mulumba Kabuayi, qui avait bien accueilli le film et même instruit ses services de préparer sa diffusion dès le lendemain matin «avait été suspendu de ses fonctions le même jour. Une suspension qui est devenue une révocation», révèle Gilbert Balufu.
Œuvre peu soutenue
Le cinéaste ne décolère pas, surtout lorsqu’il se rend compte que des autorités rd congolaises n’hésitent pas à soutenir des productions cinématographiques étrangères sur la RDC, du reste plutôt critiques sur le pouvoir en place. «Pour aller présenter ce film, au Congo ou à l’étranger, le Congo n’a pas d’argent. On ne me donne même pas un sou pour aller à Kikwit, à Kisangani ou à Mbandaka présenter ce film devant la population congolaise alors que des acteurs politiques, des ministres prennent des billets 1ère classe pour aller assister à un film d’un étranger qui vilipende leur pays et son peuple», s’exclame-t-il.
Il reconnaît que la seule autorité gouvernementale à l’avoir soutenu a été l’ancien ministre de la Communication Lambert Mende Omalanga. «Lorsque je lui ai écrit pour solliciter l’accord de diffusion, annexant le budget de la projection du film à Kinshasa, il a aussitôt instruit la RTNC en me réservant copie. Et, dans un sms, il m’a félicité en écrivant que l’enjeu de ce film était très important pour le pays tout en entier». Malheureusement, ces instructions du ministre Mende se sont heurtées à d’autres, plus impérieuses à l’époque, qui prescrivaient l’interdiction de diffusion de tout ce qui était hostile au Rwanda. «C’est une bombe que vous avez produite là. Si les Congolais suivent ce film, ce pouvoir pourrait tomber», lui avait assuré, sous le sceau du secret, un membre du Conseil d’administration du média d’Etat. «Congo ! Le silence des crimes oubliés» était carrément censuré à ce niveau en RDC, selon le cinéaste.
Une œuvre patriotique
Pourtant Gilbert Balufu aurait dû s’attendre, et se préparer à affronter ce calvaire. Dans le contexte sécuritaire prégnant de son pays et de l’ensemble de la région de l’Afrique des Grands Lacs et Centrale, «Congo ! Le silence des crimes oubliés» ne pouvait être qu’une œuvre problématique. «Ce qui m’a poussé à réaliser ce film, c’est l’histoire du Congo. Comme P.E. Lumumba l’avait dit, l’histoire du Congo sera un jour écrite par les Congolais, et non à Bruxelles, à Paris, ou à Washington. J’ai donc décidé d’écrire notre histoire. Parce que le fait de faire un film, c’est aussi une façon d’écrire son histoire au monde», confie-t-il. Seulement, l’histoire de son pays, ces 30 dernières années, ne pouvait se conter sans intégrer la vision de la dictature mono ethnique de Paul Kagame installée au Rwanda depuis le tristement célèbre génocide qui a ravagé ce pays en 1994.
Au départ, le cinéaste voulait écrire un livre mais s’est ravisé compte tenu des mesures de censure subies par les publications polémiques de l’époque, surtout lorsqu’elles osaient évoquer le pouvoir de Kagame. «Je me suis donc dit, pourquoi ne pas réaliser un film, puisque je suis cinéaste ?», explique Balufu. Et c’était parti, en toute discrétion, dès 2013. «J’ai fait le tour de toutes les provinces de la RDC dans son ancienne configuration. J’ai également fait le tour du Rwanda à trois reprises où j’ai bénéficié du concours de certains Rwandais, hutu comme tutsi», narre le cinéaste.
Il a, par la suite, parcouru le monde pour recueillir des informations relatives à la guerre de l’Est de son pays, de Bruxelles à Paris en passant par les 25 Etats qui composent les Etats-Unis d’Amérique.
Chemin de la croix
Dès sa publication en septembre-octobre 2015, «Congo ! Le silence des crimes oubliés», un long métrage de 78 minutes de type documentaire, est projeté à Harare, au Zimbabwe International Film Festival Trust de 2015, à la 10ème édition des Escales documentaires de Libreville, au Gabon la même année. Mais avec la sortie du documentaire commence un véritable parcours du combattant. Au Zimbabwe, le directeur du festival est limogé aussitôt après la fin de l’événement culturel pour des motifs demeurés obscurs. Un mot d’ordre de boycott semble poursuivre l’œuvre et son auteur, qui malmènent l’entente des décideurs politiques du continent et de la planète sur la situation sécuritaire à l’Est de la RDC. Le film, inscrit et programmé au Festival du film africain de Louxor en Egypte, est écarté, déprogrammé et remplacé par «L’homme qui répare les femmes» du Belge Thierry Michel, inscrit comme un fim congolais alors que c’est un film belge. Une association belge ayant pignon sur rue avait payé pour cela 30.000 Euros pour qu’on décale la production congolaise au profit de la production belge. Envoyé par la suite dans plusieurs autres festivals, «Congo ! Le silence des crimes oubliés» n’était plus accepté, carrément, révèle Gilbert Balufu.
Il a fallu attendre deux ans plus tard, en 2017, pour que le film documentaire soit de nouveau accepté, à Ouagadougou au FESPACO. Une chance et un hasard des circonstances caractérisés par la dimension particulière de ce forum cinématographique. «Le Fespaco emploie au moins 1.000 personnes et reçoit plus d’un millier de films, donc il est difficile de tout contrôler, c’est comme ça que le film est passé entre les mailles du filet», explique Gilbert Balufu. Sans pour autant se mettre à l’abri d’influences maléfiques orchestrées par Kigali.
Le triomphe du FESPACO
Au FESPACO 2017, «Congo ! Le silence des crimes oubliés» se retrouve en compétition avec 21 autres films documentaires soumis à l’examen d’un jury présidé par une Ghanéenne. La dame, qui a séjourné à Kigali avant le festival, s’organise pour soustraire le documentaire, qui rate la première des deux projections prévues, sous prétexte qu’il n’aurait pas été reçu. Alerté, Gilbert Balufu réagit promptement en fournissant aux techniciens chargés des projections 4 autres copies de son film, en français et en anglais, compte tenu de la présence dans le jury d’au moins une anglophone. Mais, même alors, au moment de lancer la seconde projection du documentaire, le jury et le public sont surpris d’entendre un son en anglais : c’est la version anglophone qui est lancée, avec tout ce que cela implique pour les membres du jury d’expression française. Encore une fois, l’auteur du film, présent dans la salle, accourt pour stopper la projection et livrer une copie du film en français.
A la suite de diverses plaintes de cinéastes présents au festival, dont celle de Mama Baye, une troisième projection de «Congo ! Le silence des crimes oubliés» est ordonnée par le jury, qui a lieu à l’Hôtel où résident les membres du jury. A l’issue des délibérations, l’œuvre de Gilbert Balufu se heurte au vote de la présidente ghanéenne (il vaut 2 voix sur 5), et s’en tire avec le 2ème prix de la catégorie documentaire. «Tout le monde sait que c’est mon film qui était sorti premier, et aussi que la Ghanéenne a tout fait pour le recaler», relate l’auteur.
Parcours du combattant
Le succès du film documentaire arraché de haute lutte à Ouagadougou, il ne restait plus à ses détracteurs qu’à étouffer son rayonnement à travers le monde. La manœuvre est lancée dans la capitale burkinabè même, par le cinéaste belge Thierry Michel, présent sur les lieux en sa qualité d’observateur. L’homme sait que le film de son collègue de la RDC est censuré dans de nombreux pays, et fait semblant d’offrir ses bons offices. «Thierry Michel m’avait dit que comme mon film est censuré par la France officielle, qui a influence plusieurs autres pays et que moi en tant que Blanc, on ne peut me censurer, donnes m’en une copie pour que je puisse l’inclure dans le programme en vue de lui donner une certaine visibilité. C’est comme ça qu’il obtenu la copie de mon film pour ensuite aller tout calquer et faire du plagiat», explique encore Gilbert Balufu.
«L’empire du silence», documentaire d’1 heure 50’, publié en 2021, est une pâle copie de «Congo ! Le silence des crimes oubliés», selon Gilbert Balufu, qui a intenté un procès à son collègue Belge au tribunal de paix de Kinshasa/Gombe. «J’ai assisté à la projection du film de Thierry Michel au Palais du peuple. C’est là que j’ai pris des notes et relevé au moins 80 éléments de ressemblance. J’ai aussitôt écrit à Thierry Michel pour lui dire qu’il a plagié mon film », dit-il. « Quand vous voyez «Congo ! Le silence des crimes oubliés» et « L’empire du silence », les titres sont pratiquement les mêmes. La FEPACI (Fédération panafricaine des cinéastes) a dénoncé cela», révèle encore Balufu.
Le plagiat de Thierry Michel
Avec le cinéaste belge s’engage une véritable guerre contre cette sorte de dédoublement et de dépossession d’une œuvre de l’esprit produite par un Congolais. Une guerre dans laquelle Thierry Michel est paradoxalement soutenu à la fois par la Belgique et par des compatriotes en RDC et à l’étranger. L’auteur de «L’homme qui répare les femmes», un documentaire consacré à l’œuvre du Dr. Denis Mukwege, est d’autant plus soutenu par l’entourage du médecin de Panzi que son film a servi de base à sa campagne électorale pour la présidentielle 2018. Gilbert Balufu a été accusé de tenter de museler son collègue, alors que c’est ce dernier qui s’emploie à étouffer l’œuvre profondément nationaliste et engagée du cinéaste rd congolais. Exactement comme le Rwanda et les puissances qui le soutiennent s’emploient à déposséder la RDC de ses richesses, en même temps qu’ils tentent d’étouffer toute voix qui s’élève pour dénoncer ces crimes.
Gilbert Balufu s’en plaint, mais ne se décourage pas pour autant. «J’ai fait ce film dans une réelle insécurité physique. J’ai échappé à 5 tentatives d’assassinats. Je suis quand même déçu du comportement de certains acteurs politiques congolais. Je leur dis : même si vous n’aimez pas Gilbert Balufu, aimez au moins votre pays ! Le Congo vous a tout donné. Ce film, je l’ai fait pour défendre les Congolais. Je ne sais pas ce que eux défendent. Ils défendent qui ?», s’interroge-t-il à voix haute, avec une pointe d’énervement.
J.N. AVEC LE MAXIMUM