Le parallèle entre Israël d’aujourd’hui et l’Afrique du Sud d’hier n’est pas infondé. Mais assimiler purement et simplement les deux régimes est réducteur.
La France doit condamner Israël pour le régime d’apartheid qu’il mène à l’encontre du peuple palestinien: voilà ce que demandent une trentaine de députés de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), majoritairement communistes, parmi lesquels Jean-Paul Lecoq, Fabien Roussel, David Guiraud, Thomas Portes, Aurélien Taché. Leur proposition de résolution n°143 du 13 juillet 2022 n’a aucune chance de passer à l’Assemblée nationale. Mais elle y fait des remous, comme on a encore pu le voir mardi 2 août.
Des responsables politiques israéliens, Yitzhak Rabin ou Ehud Barak n’avaient-ils pas pourtant eux-mêmes formulé la crainte qu’en cas d’échec du «processus de paix», Israël en soit réduit à un tel régime? Et depuis deux ans, plusieurs rapports émanant d’ONG israéliennes (B’Tselem), internationales (Human Rights Watch, Amnesty International) ou des Nations unies souscrivent à cette qualification.
Il est vrai que la politique et la pratique israéliennes à l’égard de la population palestinienne s’apparentent parfois à l’apartheid sud-africain, aujourd’hui disparu. Mais assimiler purement et simplement les deux est réducteur.
Une qualification pertinente?
L’apartheid (littéralement «développement séparé» en afrikaans) est un régime institutionnalisé destiné à assurer la domination d’un groupe racial ou ethnique sur les autres, par la séparation des races tout d’abord (lieux de résidence et activités sociales), l’inégalité et la soumission ensuite (les groupes dominés étant privés de l’essentiel des droits fondamentaux, droits politiques et liberté de déplacement surtout, et soumis à une oppression systématique).
Inspiré par une idéologie autoritaire et raciste, il fut institué en Afrique du Sud à partir de 1948 par les Boers, calvinistes blancs rigoristes, parmi lesquels de nombreux descendants de rescapés français de la révocation de l’Édit de Nantes, qui se disaient «peuple élu de Dieu». Sous le poids de sanctions croissantes, et sous pression américaine, l’apartheid est finalement démantelé en 1994. Il est désormais considéré comme un crime, passible de la Cour pénale internationale.
Qualifier indifféremment d’apartheid les régimes en vigueur dans ces différentes zones est réducteur.
Peut-on qualifier ainsi le régime institué par Israël dans les territoires soumis à sa juridiction? Oui, répond Amnesty international. La proposition de résolution n°143 tend pour sa part «à la condamnation de l’instauration d’un régime d’apartheid par Israël à l’encontre du peuple palestinien, tant dans les territoires occupés (Cisjordanie, incluant Jérusalem-Est, et Gaza) qu’en Israël».
L’affirmation est ici globale et sans nuance. Elle ignore que la situation est différente selon les territoires concernés: «En Israël, les Palestiniens-Arabes Israéliens se battent pour l’égalité, les Palestiniens des territoires occupés se battent pour la liberté», précise très justement Jean-Paul Chagnollaud, professeur émérite des Universités et directeur de la revue Confluences Méditerranée, cité par le journaliste Charles Enderlin.
En effet, c’est de discrimination dont sont l’objet les Palestiniens-Arabes d’Israël, tandis que leurs frères palestiniens des territoires occupés subissent une oppression. Cette distinction est essentielle. Sur le territoire d’Israël, c’est la relation entre des individus et leur État, dont la nature est d’être un «État pour les Juifs», qui est en jeu: les Arabes-Palestiniens qui y vivent ont la nationalité israélienne et la qualité de citoyens; ils possèdent le droit de vote et jouissent des principales libertés fondamentales, mais ils n’appartiennent pas à la nation juive.
En Israël, on distingue plusieurs nations (juive, arabe, druze) régies pour une part selon des règles différentes, dont certaines sont discriminatoires: cela peut faire penser à l’apartheid. «Le principe constitutionnel adopté en 2018, selon lequel “Israël est l’État-nation du peuple juif” a entériné des discriminations existantes. Pourtant parler d’apartheid en Israël serait abusif alors que c’est ce qui se passe en Cisjordanie occupée», juge l’essayiste franco-israélien Marius Schattner.
La Cisjordanie vit sous régime d’occupation militaire, lequel est un régime d’oppression. Ce qu’il s’y passe rappelle la domination coloniale passée, reposant sur la condition mineure des indigènes, les Palestiniens en l’occurrence, contrastant avec le statut de plein exercice des Israéliens vivant dans des zones qui s’étendent de plus en plus, taillées sur les territoires palestiniens, les «colonies».
Et puis, si l’on veut être vraiment précis, il faut encore distinguer Jérusalem-Est, dont la population palestinienne jouit du statut de «résident» (plus avantageux, mais précaire), et la bande de Gaza soumise au blocus depuis 2007.
Qui dit apartheid entend souvent sanctions, et faire le lien entre les deux se trouve au centre de la démarche des députés français.
Qualifier indifféremment d’apartheid les régimes en vigueur dans ces quatre différentes zones est donc réducteur: certes, on retrouve partout ces discriminations que subissent les ressortissants palestiniens et l’oppression à laquelle ils sont soumis, caractéristiques de l’apartheid. Mais l’essentiel, qui fonde le statut des intéressés, est estompé: pour les Palestiniens de Gaza ou de Cisjordanie, le développement séparé et la sujétion, conséquence de l’occupation militaire; pour les Palestiniens de Haïfa, l’inégalité du statut personnel dans l’État d’Israël.
D’un côté, une population administrée par des autorités locales aux compétences limitées, comme dans les bantoustans d’Afrique du sud; de l’autre, un État qui discrimine ses citoyens, mais avec une intensité bien moindre que celle qui régnait en Afrique du Sud (où, à la différence des Palestiniens d’Israël, les Noirs, Métis et Indiens n’avaient pas droit de vote au plan national). De ce fait, si la qualification d’apartheid n’est pas infondée, elle n’est pas partout pertinente, ne mettant pas en relief le cœur des situations concernées.
Une qualification efficiente?
Parler d’apartheid à propos d’Israël est bien sûr destiné à faire choc, à faire entendre la légitimité d’une cause, avec l’espoir de mieux mobiliser contre la violation des droits humains qui résulte de cette situation.
L’insistance mise sur le caractère criminel de l’apartheid peut gêner les partenaires de l’État hébreu. Avec une nuance cependant: le caractère trop systématique de cette accusation entraîne, en effet, une réaction négative. D’où l’accusation d’antisionisme –voire, plus abusivement, d’antisémitisme– adressée aux contempteurs d’Israël, laquelle peut affaiblir cette dénonciation.
Qui dit apartheid entend souvent sanctions, et faire le lien entre les deux se trouve au centre de la démarche des députés français, qui appellent les autorités françaises à lever l’interdiction du boycott des produits israéliens. Si les sanctions ont été efficaces dans le cas de l’Afrique du Sud, pourquoi ne le seraient-elles pas dans le cas israélo-palestinien, pensent-ils.
En réalité, c’est la reconnaissance de l’existence d’une nation palestinienne et de son État, et non pas le démantèlement d’un régime d’apartheid supposé, qu’il faudrait rechercher. Or, le développement continu des colonies rend de moins en moins probable la possibilité d’un «vrai» État palestinien, remplacé par un archipel inconsistant de «zones palestiniennes» sans liens entre elles, rappelant alors oui, en effet, l’éparpillement en «peau de léopard» des bantoustans de l’apartheid sud-africain.
AVEC AGENCES