Afin de permettre à ses lecteurs de comprendre la situation tendue au Burundi en particulier et dans la région de l’Afrique centrale en général, nous avons interviewé le Belge Tony Busselen(*), qui suit de près les évènements dans la région des Grands Lacs. Etant donné que la situation évolue et que les évènements se succèdent, nous tenons à préciser que cette interview a été réalisée le 15 septembre. Entretien mené par Olivier Atemsing Ndenkop.
Les manifestations anti troisième mandat au Burundi ne cachent-elles pas une question plus profonde qui serait une meilleure répartition du fruit de la croissance et donc l’amélioration des conditions de vie des citoyens en Afrique ?
La répartition du fruit de la croissance est en effet une question-clé pour toute l’Afrique. Mais il y a deux problèmes qui y sont liés : d’abord ce fruit devra, dans une première phase, être investi dans les infrastructures pour jeter les bases d’un progrès plus durable et aller de pair avec la création d’emplois. Et de deux : ce sont surtout les grandes multinationales qui vont partir avec la majeure partie de ce fruit.
L’Africa Progress Report rédigé en 2013 sous la direction de l’ ancien secrétaire général de l’ONU Kofi Annan notait : « On estime que 60 % des échanges internationaux sont aujourd’hui réalisés entre des filiales d’une même entreprise, et plusieurs sociétés d’extraction actives dans les pays riches en ressources naturelles importent des biens et des services d’une filiale ou d’une entité affiliée, obtiennent des financements d’une autre, et vendent en amont à d’autres entreprises du groupe actives dans la transformation. (…)
Pour les autorités africaines, faire appliquer les codes des impôts est souvent mission impossible. » Le Rapport estimait le vol par fraude fiscale de la part des multinationales à 38,4 milliards de $ qui quittent chaque année l’Afrique. Et on ne parle même pas des avantages fiscaux que ces grandes sociétés reçoivent sous l’impulsion du Fonds Monétaire International (FMI) qui pousse les gouvernements africains à « séduire » les investisseurs pour investir dans leur pays avec toutes sortes d’exemptions d’impôts, etc.
Donc, un mouvement qui voudrait obtenir une meilleure répartition du fruit de la croissance devrait d’abord revendiquer des investissements sérieux dans des infrastructures et pour la création d’emplois et, de deux, il devrait surtout orienter la colère populaire vers ces grandes multinationales qui, avec le soutien des pays industrialisés et des institutions financières, pillent le continent africain au milieu des guerres et de la misère. Ce genre de mouvement en viendrait presque logiquement à exiger de leurs gouvernements qu’ils s’en prennent à ces pratiques de pillage. Or, on ne constate rien de cela dans ce qui se passe au Burundi. Ni du côté du camp présidentiel, dirigé par Président Nkurunziza qui assure qu’il a reçu le pouvoir de Dieu lui-même et qui n’hésite pas à employer des méthodes extrêmement brutales contre ses opposants causant une centaine de morts, des blessés plus nombreux encore et un flot de 180.000 réfugiés vers les pays voisins. Pas non plus du côté du mouvement anti-Nkurunziza. Car, quand on analyse les événements, il est sûr que certains manifestants sont plus en colère à cause de leurs conditions de vie qui ne s’améliorent pas que sur la question du troisième mandat. Or, c’est pourtant bien cette dernière revendication qui est le dénominateur commun du front anti-Nkurunziza.
La colère s’explique aussi et surtout par la répression brutale. Mais c’est aussi un fait que les manifestations se limitent à quelques quartiers à Bujumbura. Différents observateurs qui connaissent bien le pays confirment que dans la campagne, où habite la majeure partie des Burundais et qui est surtout la partie la plus pauvre, il n’y a pas de manifestations, sauf à un certain moment dans la Bujumbura rurale, une des 18 provinces du pays. On ne peut pas parler de colère populaire massive généralisée, comme c’était le cas par exemple au Burkina Faso où c’est une partie bien plus importante de la population qui s’est mobilisée. Et enfin, il faut noter que les coups que Nkurunziza a reçus depuis avril de cette année sont surtout à mettre à l’actif des milieux de la classe politique qui comptent sur la pression des gouvernements occidentaux pour pouvoir retourner à Bujumbura comme membres d’un nouveau gouvernement et pour qui le mouvement de masse n’est pas l’instrument principal. Il y a eu les défections au plus haut niveau du parti de Nkurunziza lui-même, il y a eu la tentative de coup d’État échouée en mai dirigé par des hauts gradés militaires. Tout ça ressemble très peu à une révolte populaire massive.
La stratégie des opposants ressemble plutôt à attirer l’attention de la soi-disant « Communauté Internationale » et de provoquer une intervention extérieure. Et, en effet, il y a la menace de retirer l’aide budgétaire au gouvernement à Bujumbura qui dépend pour 50 % de l’extérieur. Or, Nkurunziza et les siens disent qu’ils préfèrent une crise budgétaire que lâcher le pouvoir. Dans ce cas, si les opposants persistent dans leurs stratégie, ils devront demander – voire provoquer – une intervention plus musclée de ce qu’on appelle la Communauté Internationale, mais qui est en fait l’Occident.
Y a-t-il un point commun entre les événements au Burundi, au Sénégal, au Burkina Faso et les « Printemps arabes » qui ont secoué la Tunisie, l’Egypte et la Libye, avec pour mot d’ordre « abat le pouvoir perpétuel » ?
Le point commun dans tous ces pays, auxquels vous comparez les événements actuels au Burundi, c’est une stratégie de changement de régime sous les auspices des Etats-Unis appuyés par l’Union Européenne. Ces dernières années en Afrique, il y a eu le mot d’ordre « alternance pour la démocratie » lancé dans les médias occidentaux. J’ai déjà dit dans une interview précédente que les mots d’ordre de l’« alternance » et « non au troisième mandat » lancé en 2009 par le président états-unien Obama, sont des mots d’ordre démagogiques qui évitent la question essentielle qui est : « l’alternance pour quoi faire ? » Alternance pour défendre la souveraineté ou pour continuer à suivre les consignes données par Washington, Paris, Londres ou Bruxelles ? Alternance pour quitter la voie stipulée par le FMI depuis trois décennies qui ne mène nulle part sauf à une exploitation toujours plus sauvage par les multinationales des ressources naturelles africaines et un affaiblissement permanent des États africains ? Ou alternance pour mettre en place un gouvernement encore plus docile au FMI ? Ces mots d’ordre d’alternance et de limite du nombre de mandats au nom de la démocratie dans la bouche des Occidentaux sont simplement ridicules. Au Togo, cela ne pose aucun problème pour les médias occidentaux que le fils de l’ancien dictateur Eyadema (37 années de dictature) se fait réélire cette année pour un quatrième mandat. Ce qui implique que père et fils ont le pouvoir depuis 1967, ça fait une dictature de 48 ans ! Avec la bénédiction de Paris !
Et au Bénin, Paris vient d’envoyer Lionel Zinsou, un ancien membre de cabinet de plusieurs ministres socialistes français et proche collaborateur de Laurent Fabius pour y être nommé… Premier ministre. Ce Monsieur a aussi une longue expérience dans les conseils d’administrations des grandes multinationales comme Danone, Hewlett Packard et la Banque Rothschild. Depuis 2008, ce monsieur était président du Comité exécutif de la société d’investissement PAI Partners, gérant un capital de 7,5 milliards d’euros ! Sans aucune élection ni lien avec un parti béninois, ce monsieur est parachuté au mois de juin 2016 dans le fauteuil de Premier ministre du Bénin !
Où est le souci pour la démocratie, la légitimité et la représentativité populaire dans les médias occidentaux ? Sur l’Ethiopie, un pays qui ne connaît tout simplement pas de partis d’opposition dans le parlement, où les élections sont gagnées à 100 % par l’alliance gouvernementale, Susan Rice, ancienne ambassadrice états-unienne à l’Onu et actuellement présidente du conseil de sécurité nationale états-unien, déclare, sans rire, que les élections s’y « sont déroulées d’une façon complètement démocratique » !
Qui peut prendre au sérieux ces grands discours sur la « nécessité de l’alternance au nom de la démocratie » de tous ces grands dignitaires et médias du monde capitaliste occidental ? Qui peut rester aveugle sur l’agenda géostratégique des Etats-Unis et de l’Union européenne en Afrique ? Prenez l’exemple de Djibouti. Le 21 juillet 2015, the Daily Telegraph publie un article en concluant que des diplomates états-uniens contestent la volonté du président de Djibouti, Mr Guelleh, de participer aux élections de l’année prochaine. Selon ces diplomates, une telle participation serait « inconstitutionnelle ». Il n’y a pas un seul membre de l’opposition de ce pays qui est même cité, ce sont les diplomates états-uniens qui s’octroient la compétence de la cour constitutionnelle de ce pays. Mais le comble est que le journal écrit noir sur blanc que « Washington espère qu’un dirigeant plus raisonnable sera élu, quelqu’un qui sera plus aligné sur les intérêts du Pentagone », le ministère de la Défense états-unien donc ! Quel est le crime de ce M. Guelleh ? Le fait d’avoir conclu un accord avec la Chine pour l’exploitation du port de Djibouti pour la somme de 185 millions de $.
Or, dans ce pays se trouve depuis 2001 un camp militaire états-unien où sont logés 4500 soldats. Ce camp Lemonnier subit pour le moment des travaux de rénovation et d’expansion pour la somme de 1,4 milliard de $. Ce camp serait, selon des officiers états-uniens, important pour la lutte contre le terrorisme et pour le rassemblement d’informations sur les différents groupes terroristes au Moyen Orient et en Afrique. Or, horreur, la présence de Chinois dans le port civil, pourrait mettre en danger ces opérations d’intelligence ! Et donc les diplomates états-uniens sont à la recherche d’un président plus « raisonnable »… au nom de la constitution et de la limitation du nombre des mandats. Et, enfin, on ne dit encore rien sur le fait que cette alternance est prêchée par des prêtres de la démocratie qui sont eux-mêmes les derniers à l’appliquer. On a vu, quand le peuple grec a voté pour une alternance, de quelle façon dictatoriale se sont comportés la Commission Européenne et l’Eurogroupe, une instance qui n’est même pas élue.
Au Conseil de sécurité de l’ONU, on n’arrive pas à formuler une résolution concernant le Burundi. Que se passe-t-il en réalité ?
D’abord il faut se poser la question : comment comprendre que, parmi les analyses et commentaires de nombreux spécialistes occidentaux, très peu donnent de l’importance au fait que cette communauté internationale est fondamentalement divisée ? Pour moi, c’est la preuve qu’un grand nombre de ces gens qui militent pour que la fameuse « communauté internationale » applique davantage encore une politique d’ingérence et d’intervention au nom de la « démocratie » et des « droits de l’Homme », sont vraiment endoctrinés et parlent la langue de bois. Ils font comme si les positions occidentales étaient représentatives de toute la communauté internationale.
Il y a en effet deux camps dans cette communauté internationale : le camp qui dit que Nkurunziza n’avait pas le droit de se présenter comme candidat et qu’il est « disqualifié », car « la décision de Nkurunziza de participer aux élections présidentielles est « totalement contraire aux accords d’Arusha » comme l’a martelé Louis Michel au parlement européen ; et, de l’autre côté, il y a un nombre assez important de pays et de gouvernements qui disent qu’ils constatent une divergence sur l’interprétation de la constitution. Et que cette divergence doit être résolue entre Burundais. Ce serait trop facile de réduire cette division au sein de la communauté internationale à une division entre pro et anti-Nkurunziza, ou supporters de la dictature versus démocrates. Dans le deuxième camp se trouve par exemple le président sud-africain, Jacob Zuma, qui a dit à plusieurs reprises en public qu’il avait conseillé à Nkurunziza de ne pas se représenter.
Quand on voit la composition des deux camps, ce serait d’ailleurs aussi ridicule de penser que la personne de Nkurunziza est la vraie raison de la division. La raison plus profonde est que des pays comme la Russie, la Chine, l’Angola, l’Afrique du Sud, le Tchad, la RDC, la Tanzanie, et bien d’autres pays Africains, n’acceptent plus les violations par le camp occidental de la souveraineté des pays africains sous prétexte de vouloir protéger les droits démocratiques des peuples. Le ministre des Affaires Etrangères russe Lavrov vient de publier le 24 août 2015 une opinion dans les journaux Rossiyskaya Gazeta en Russie et Renmin Ribao en Chine. L’article est écrit à l’occasion du 70ème anniversaire de la fin de la défaite de la deuxième guerre mondiale. Il note que la Russie et la Chine sont les deux pays qui ont le plus souffert dans cette guerre. Il y décrit et loue l’alliance Russo-Chinoise. Et il oppose cette alliance à l’Occident qui essaie de « falsifier l’histoire et de mettre les bourreaux nazis et les victimes soviétiques sur le même pied ». « Ainsi on sape les bases de l’ordre mondial moderne qui a été formulé dans la Charte de l’ONU ».
Cette Charte a comme principe le respect de la souveraineté et le refus de l’agression d’une nation par une autre. Lavrov dit : « Le futur du monde ne peut être déterminé par un État ou un petit nombre d’États ». Il parle clairement des Etats-Unis et de leurs alliés Européens. « Le bombardement de la Yougoslavie, l’occupation de l’Irak, le chaos en Libye et la guerre fratricide en Ukraine sont des preuves qu’une déviation de cette sagesse ainsi que le désir de dominer le monde, d’imposer sa volonté, ses visions et ses valeurs à d’autres États mènent à des conséquences tragiques. » Ce type de messages est simplement négligé en Occident ou ridiculisé. Et ce n’est donc pas un hasard que, sur le Burundi aussi, certains nient l’évidence qu’il y a une opposition grandissante contre « le petit nombre d’États » qui continuent à parler comme s’ils représentaient la communauté internationale et l’humanité entière et qui déclarent urbi et orbi qui est disqualifié à être président dans un pays et qui ne l’est pas.
Enfin, on doit noter une hypocrisie immense chez ces hommes politiques occidentaux qui aujourd’hui se disent « alarmés » et avertissent même d’un danger de génocide. Car, primo, tant la police que l’armée burundaise a reçu ces 5 dernières années un entrainement intensif et massif de la part des Etats-Unis (en ce qui concerne l’armée) et de la part de certains États européens (en ce qui concerne la police). Selon le « Security Assistance Monitor » qui se base sur les chiffres officiels de l’armée états-unienne, le Pentagone a entraîné entre 2011 en 2014 pas moins de 20 000 soldats burundais, c’est-à-dire presque la totalité des troupes burundaises.
La police a été formée par des programmes exécutés par la Belgique et les Pays Bas à partir de 2011. Secundo, en 2010, l’opposition anti-Nkurunziza avait déjà en long et en large avertit de la tendance qu’elle disait dictatoriales de Nkurunziza. Elle avait même boycotté les élections en dénonçant les conditions qui ne lui permettaient pas de mener des campagnes électorales surtout dans les provinces. Or, ses membres ont été qualifiés de « traitres à la démocratie » par les Occidentaux. Leonard Nyangoma, qui est aujourd’hui à la tête de l’alliance anti-Nkurunziza, a déclaré avoir été traité d’une façon arrogante par les ambassadeurs belge, français et allemand.
Quand il a dû se réfugier en Tanzanie à cause de la répression qui le visait, il a demandé un visa pour la France dans le cadre du regroupement familial. Les autorités françaises le lui ont refusé en première instance avec l’argument qu’il avait « boycotté les élections », ce qui aurait pu entraîner « un nouveau cycle politique marqué par la violence et l’instabilité sécuritaire ». Il a dû aller en justice pour obtenir son visa. En 2013, il s’est vu aussi interdire l’entrée aux Etats-Unis. Or aujourd’hui, ce même Nyangoma, se trouve donc à la tête de l’alliance anti-Nkurunziza qui est appuyé par … les Etats-Unis et ses alliés Européens. C’est un exemple de ce que Lavrov décrit comme « le désir de dominer le monde, d’imposer sa volonté, ses visions et ses valeurs à d’autres États ». La technique consiste à appliquer une politique incohérente où l’on appuie aujourd’hui les gens que l’on a rejetés hier et où l’on combat aujourd’hui les gens que l’on a appuyés hier, avec le seul critère « est-il pour le moment utile pour notre leadership ? ». Une telle politique ne peut mener que vers le chaos et l’instabilité, on l’a vu en Irak, en Afghanistan, en Libye et ailleurs et on le voit aujourd’hui au Burundi.
Qui se cache derrière l’assassinat des hommes politiques burundais depuis l’élection de Nkuruzinza et dans quel but ces crimes sont-ils commis ?
D’abord, on ne peut que constater que ces assassinats sont commis par des professionnels. Des gens qui s’y connaissent dans le métier militaire. Cela ne ressemble pas du tout à une révolte populaire mais plutôt à un règlement de compte entre maffias. Il s’agit d’attaques bien ciblées exécutées contre des personnes haut placées du camp Nkurunziza et, en représailles, contre des personnes de l’opposition. Particulièrement inquiétant est l’assassinat du général Adolphe Nshimirimana, deuxième homme du régime Nkurunziza, suivi par l’assassinat du colonel Bikommagu. Bikommagu était l’ancien chef des Forces Armées Burundaises (FAB), l’ancienne armée dominée par les Tutsi dans les années 1990, qui est aussi liée au coup d’État en 1993 contre Ndadayé, le premier président progressiste élu démocratiquement qui voulait en finir avec l’ethnicisme et la haine entre Tutsi et Hutu et qui voulait se battre pour l’unité nationale. Ainsi on risque de glisser vers une guerre entre deux composantes de l’armée burundaise qui, après l’accord d’Arusha, ont été intégrées dans une armée : les anciennes FAB contre les anciens rebelles de Nkurunziza. Ces deux camps se sont fait la guerre pendant plusieurs années dans les années 1990.
Le 24 juillet 2014, la chaine de télévision arabe Al Jazeera a montré un reportage dans le camp de réfugiés burundais Mahama, à l’Est du Rwanda. Dans ce reportage, plusieurs réfugiés témoignent de réunions qui ont été organisées dans ce camp afin de recruter des gens pour aller suivre des entrainements militaires et rejoindre un mouvement de rébellion inconnu. Dans un État où les services de renseignements sont partout, il est exclu que de telles activités de recrutement se fassent sans l’accord du gouvernement rwandais. Le Rwanda a d’ailleurs aussi hébergé le général Nyombare, auteur du putsch manqué à Bujumbura en mai dernier. Et, dès le début du mois de mai, le ministre rwandais des Affaires Etrangères a déclaré que les FDLR, rebelles rwandais se trouvant en RDC, ont été signalés au Burundi.
Les médias rwandais ont suggéré que ces FDLR seraient là pour appuyer Nkurunziza. Assez menaçant de la part du Rwanda puisque ces FDLR sont présentés par Kigali comme leurs ennemis les plus importants. En plus, tout le monde sait que les relations entre Kagamé et Nkurunziza sont tendues depuis que Nkurunziza a accordé des facilités de transit aux avions venus de Tanzanie, du Malawi et d’Afrique du Sud qui ont transporté des troupes pour la Brigade d’intervention africaine qui a participé à l’opération conjointe avec l’armée congolaise contre les rebelles du M23. Sachant comment le Rwanda a employé les FDLR comme prétexte pour intervenir militairement depuis 1998 à l’Est du Congo ou pour y mettre sur pied des rébellions comme le CNDP de Nkunda ou les M23, certains observateurs suggèrent que le Rwanda pourrait bien essayer de mettre sur pied ou de susciter une rébellion dont le noyau serait formé par les anciens FAB, composés d’éléments tutsi. Cela serait extrêmement dangereux puisque cela peut introduire l’aspect d’une confrontation Hutus-Tutsis dans le conflit, avec tout ce que cela a impliqué dans la région dans les années 1990. Il faut dire aussi que beaucoup d’observateurs accusent le gouvernement de Nkurunziza d’essayer d’ethniciser le conflit en présentant les protestataires comme des Tutsis qui veulent reprendre le pouvoir.
Tout en contestant les résultats des élections législatives du 29 juin 2015, l’honorable Agathon Rwasa a néanmoins décidé de siéger à l’Assemblée nationale. Comment comprendre une telle contradiction ?
Agathon Rwasa a dirigé le mouvement d’opposition hutu le plus ancien, fondé dans les années 1980. Après avoir signé un accord de paix et avoir transformé son mouvement armé en parti politique en 2009, il devra entrer en clandestinité à cause de la répression par le gouvernement Nkurunziza entre 2011 et 2013. Certains essaient de ridiculiser le fait qu’il a accepté d’intégrer des institutions résultant d’élections qu’il a lui-même contestées, mais son passé devrait faire réfléchir et inciter à la prudence. Un homme pareil n’accepte pas l’humiliation d’entrer dans un gouvernement par la petite porte, sans agenda et sans ambition pour le futur. Il a en effet joué un jeu ambigu ces derniers mois : d’un côté il s’est opposé à la candidature de Nkurunziza.
Mais en même temps, il n’a jamais participé aux manifestations dans la rue. Il a déposé sa candidature pour les élections présidentielles tout en disant que le climat sécuritaire ne permettait pas d’organiser un scrutin crédible et qu’il continuait à exiger le retrait de la candidature de Nkurunziza. Il a même appelé à continuer le boycott du scrutin pour lequel il était lui-même candidat. Enfin, après les élections, il a refusé les résultats des élections en les qualifiant de « fantaisistes ». Ensuite, il a accepté la fonction de vice-président d’une Assemblée nationale issue de ces mêmes scrutins. Et il a accepté d’envoyer cinq de ses membres dans le gouvernement d’union nationale composé par le CNDD-FDD. Tout cela donne l’impression que Rwasa a été très tactique et qu’il a attendu l’évolution des choses avant de prendre sa décision. Si la pression de l’extérieur avait empêché les élections, il aurait été en bonne position pour participer à un gouvernement de transition qui allait préparer des élections.
Et maintenant que les élections ont eu lieu, et que Nkunrunziza a prêté serment et a prouvé qu’il ne cèderait pas devant la pression des Occidentaux, il a accepté un rôle secondaire au sein des institutions. La question est de savoir quelles sont ses ambitions pour le futur ? Je pense que la présence du FLN dans les institutions est importante et il faudra bien suivre l’évolution. Dans les années 1980, le FLN était le bras armé du Palipehutu, parti basant son idéologie sur la haine contre tous les Tutsis. Des Présidents comme Bagaza et Buyoya exerçaient dans cette période une dictature et s’identifiaient comme Tutsis. Or depuis 2003, Rwasa s’est vu confronter à un gouvernement dirigé par un Hutu, d’abord sous Ndayzeye et ensuite depuis 2005 sous Nkurunziza.
C’est en 2009 qu’il transforme son mouvement armé en parti politique et qu’il jure de suivre la voie de la non-violence et de la lutte politique. Quand on regarde le programme politique du FLN aujourd’hui (que l’on peut retrouver sur leur site web), on n’y trouve plus aucune trace de cette ancienne idéologie réactionnaire ethniciste du Palipehutu. C’est un programme assez moderne, orienté vers le développement économique et social du Burundi qui est présenté. On peut espérer que Rwasa et son parti ont évolué vers un souci d’unité nationale en donnant la priorité au développement économique et social du Burundi. Vu l’impact de cette idéologie ethniciste, il n’est pas du tout exclu qu’en cas de guerre civile, cette ancienne idéologie remonte à la surface et que le FLN contribuera à la division et le déchirement de la nation burundaise. Mais il n’y a pas de fatalité. Ce sont les faits qui démontreront si Rwasa est réellement décidé à faire tout pour une solution pacifique et un renforcement de l’unité nationale par le dialogue ou s’il est resté un fanatique qui voit le monde en fonction de « contradictions » ethniques et qui attend son moment.
Selon plusieurs spécialistes de la région des Grands Lacs, le nikel de Musongati et le pétrole découvert au large du lac Tanganyika constituent l’enjeu majeur de la crise qui déchire le Burundi. Etes-vous de cet avis ?
L’enjeu majeur, je ne le dirais pas. Mais il y a certainement des intérêts économiques sous-estimés en jeu au Burundi. En juin de l’année passée, Bloomberg a annoncé que l’État burundais avait augmenté jusqu’à 15 % ses parts dans le projet de construction d’une mine de nickel et de fer à Musongati. La construction de la mine a été lancée en octobre 2014. Selon Bloomberg, la mine en question pourrait produire 5 millions de tonnes de nickel, cobalt et de fer en dix ans, moyennant un investissement de 3 milliards de $. La société russe Kermas est un groupe qui est actif en Allemagne, en Russie, en Turquie, en Afrique du Sud et au Zimbabwe, et qui détient les 85 autres pourcents dans la mine, ce qui ne doit pas plaire aux monopoles états-uniens et européens.
Ensuite, il y a des mégaprojets, comme la construction du plus grand port de la côte de l’est à Bagamoyo en Tanzanie, un investissement chinois de 11 milliards de $, combiné avec un projet de relier le Burundi avec ce port par chemin de fer, ce qui fera du Burundi un pays important dans les décennies à venir pour le commerce en Afrique de l’Est.
Et finalement, il y a des réserves pétrolières dans le lac Tanganyika qui se trouvent dans le sol du Burundi, Tanzanie, Congo, Zambie et Malawi. Et ce serait logique que ces pays aient un intérêt commun de gérer ces réserves d’une façon plus avantageuse.
Voilà autant de raisons qui contribuent à une certaine inquiétude et une certaine mobilisation dans les capitales occidentales. Mais, comme je dis, ce serait trop court de réduire l’enjeu majeur à ces intérêts économiques. Ce n’est qu’un aspect d’un conflit géopolitique régional plus vaste.
Après le Burundi, les élections présidentielles sont attendues au Rwanda, au Congo Brazzaville et en RD-Congo. Les présidents en fonction dans ces trois pays ont- directement ou non- indiqué qu’ils se représenteront. Comment comprendre que la Communauté internationale dirigée par les USA s’acharne sur les autres pays et pas sur le Rwanda ?
Il est vrai que les Etats-Unis et la Grande Bretagne ont également fait des déclarations sur le Rwanda, mais il est aussi vrai qu’il y a un acharnement plus poussé envers les autres pays. Les réactions sur une telle déclaration états-unienne sont différentes dans les autres pays qu’au Rwanda. En RDC, par exemple, les déclarations de la part des dirigeants occidentaux sont utilisées et présentées par l’opposition comme des décisions irrévocables de la part des maîtres du monde. Au Rwanda, l’opposition n’a simplement pas la possibilité de s’exprimer et donc de telles déclarations n’y ont pratiquement aucun effet. Les Etats-Unis savent cela aussi naturellement et ces déclarations servent en fait à préserver un minimum de crédibilité à leurs déclarations sur les autres pays.
Kagame se prépare ouvertement à une modification de la constitution. Le mardi 11 août, le parlement rwandais a annoncé officiellement qu’il allait effectivement réformer la constitution, permettant ainsi à Kagame de briguer un troisième mandat en 2017. La réaction de Washington ou de l’Occident en général est timide. Washington a attendu trois semaines pour avertir Kagame que le gouvernement états-unien n’accepterait pas un changement de la constitution. Mais Jason Stearns, spécialiste de la région proche et de l’establishment états-unien, réagissait immédiatement avec un tweet cynique : “would donors cut aid to Rwanda over constitutional revision, as w/M23 ? Probably not. ” Cela implique que les Etats-Unis ne seraient cette fois-ci même pas prêts à débloquer la très modeste somme de 200 000$ comme ils l’ont fait en 2012 quand le Rwanda continuait à appuyer et armer les rebelles du M23 au Congo, malgré les consignes officielles de Washington.
Mais c’est bien le Ministre britannique de la coopération au développement et de l’Afrique, Grant Sharps, qui vient de décrocher la timbale. Le 10 septembre, deux jours après l’installation officielle de la commission qui rédigera le projet de réforme de la constitution, il visite Kigali. Il déclare : « Le Royaume Uni n’est pas en faveur d’une réforme de la Constitution pouvant permettre à Paul Kagame de briguer un troisième mandat ». Mais ensuite il explique pourquoi : « La difficulté avec les amendements de constitutions est qu’une fois qu’un pays le fait, tout le monde pense pouvoir le faire aussi. Beaucoup de pays voisins n’ont pas les mêmes standards que ceux d’ici. »
Donc en fait, le problème pour Londres n’est pas un troisième mandat pour Kagame, car « il gère bien son pays » (sic). Mais le vrai problème selon Sharps est plutôt le fait que les pays voisins, la RDC et le Burundi, pourraient suivre l’exemple. Donc ici on voit bien que la question du troisième mandat cache une autre question qui est de savoir si le Président concerné respecte oui ou non les « bons standards » selon Londres. En plus, malgré l’interdiction des émissions de la BBC en Kinyarwandas, qui dans d’autres contrées serait un casus belli, Sharps déclare que les relations entre la Grande Bretagne et le Rwanda sont au beau fixe et il signe un contrat d’appui à l’enseignement pour la somme de 41,5 millions d’euros.
Par contre, en RDC, par exemple, la situation est pourtant beaucoup moins pressante qu’au Rwanda. Là, on discute sur la façon d’empêcher le glissement des élections qui impliquerait que Kabila pourrait éventuellement encore rester président quelques mois ou années après 2016 ! Et là, le verdict de Washington est sans hésitations : « il n’en est pas question ! » Herman Cohen, ancien sous-secrétaire d’État responsable pour l’Afrique entre 1989 et 1993 et commentateur bien écouté sur la région de l’Afrique centrale, écrivait le 26 août : « Le gouvernement américain est catégorique sur l’obligation constitutionnelle de tenir cette élection en novembre 2016. Washington ne va pas attendre le mois de juillet ou d’août 2016 pour faire pression sur le régime de Kabila. Si aucun préparatif n’est visible d’ici fin 2015, le gouvernement américain entamera sans doute des discussions avec ses partenaires européens pour imposer des sanctions sur la famille de Kabila et son cercle immédiat de proches conseillers. »
Votre question maintenant est pourquoi cette différence avec le Rwanda ? La réponse est simple : Kagame est un allié important des Etats-Unis dans la région et en Afrique. Il dirige une armée qu’il met à la disposition des Etats-Unis au Mali, en Centrafrique, au Darfour. Il est un proche ami des hommes les plus importants de l’establishment états-unien, comme Warren Buffet, Bill Gates, Bill Clinton, etc.
La question clé, c’est que, si les Etats-Unis parlent beaucoup de démocratie et de droits de l’homme, ce qui compte réellement pour eux est leur leadership dans le monde. C’est l’idée clé qui revient depuis deux décennies dans tous leurs documents appelés « National Security Strategy » qui sont publiés tous les quatre ans environ et qui décrivent leur stratégie au niveau de leur politique étrangère. Le dernier de ces documents qui a été publié au début de cette année commence avec cette thèse :
« Any successful strategy to ensure the safety of the American people and advance our national security interests must begin with an undeniable truth—America must lead. Strong and sustained American leadership is essential to a rules-based international order that promotes global security and prosperity as well as the dignity and human rights of all peoples. The question is never whether America should lead, but how we lead. »
Cela veut dire que, pour les Etats-Unis, le critère crucial qu’ils emploient pour définir leur attitude vis-à-vis d’un gouvernement d’un autre pays est le degré de docilité et de loyauté de ce gouvernement envers « le leader » et/ou l’utilité de ce dirigeant dans leur stratégie de « leader » du monde entier. Et il n’y a pas d’alliances permanentes, c’est-à-dire que n’importe quel dirigeant qui a bien servi et collaboré pendant des années avec Washington, peut tomber en disgrâce et devenir la cible des attaques, dès que l’on juge qu’il n’est plus nécessaire ou qu’il devient un obstacle pour le « leadership » états-unien. J’ai donné tout à l’heure l’exemple assez explicite de Djibouti. Dès qu’un dirigeant d’un pays devient trop « souverainiste », qu’il signe des contrats avec des pays comme la Chine et autres BRICS ou qu’il n’est pas prêt à accepter des conditions avantageuses pour certaines multinationales états-uniennes, il court le risque de devenir la cible d’une stratégie de changement de régime.
Faut-il craindre le retour de la guerre dans les Grands Lacs ?
Il est clair que la stratégie de pression via les canaux diplomatiques, via les médias et les menaces de retirer l’aide extérieure a échoué jusqu’à présent. Aussi l’opposition à Nkurunziza a échoué à augmenter systématiquement la mobilisation et à empêcher l’élection de Nkurunziza. Depuis les élections, Nkurunziza continue son agenda sans faire de grandes concessions.
De l’autre côté, il y a eu le 1er août l’annonce de la création d’une alliance anti-Nkurunziza, le Conseil National pour le Respect de l’Accord d’Arusha et de l’État de Droit au Burundi, CNARED. Il est clair que le MSD, parti d’Alexis Shinduje, a été le moteur de cette alliance. Shinduje est un ami de longue date de Samantha Power, actuellement l’ambassadrice états-unienne au Conseil de Sécurité. En effet, en 2001 il a mis sur pied, avec Samantha Power qui en a été la co-fondatrice, la Radio Publique Africaine. La RPA a obtenu très vite un accord de partenariat avec la Voix de l’Amérique, la radio officielle internationale de Washington. Entièrement financée par des sources étrangères, la RPA devient en 2006 la radio la plus écoutée au Burundi, plus que la radio nationale. Elle fera d’Alexis Shinduje une célébrité, qui 8 ans plus tard, en 2009, met sur pied son parti le MSD.
Le CNARED est un rassemblement très hétérogène qui n’est unit qu’autour d’un but, le départ de Nkurunziza. Le CNARED publie ces derniers mois un communiqué guerrier après l’autre. Ce qui donne au moins l’impression que cette alliance joue un peu le rôle de porte-parole politique d’un mouvement militaire naissant. Surtout quand on voit le nombre d’assassinats, il est hors de doute que des professionnels bien organisés sont à l’œuvre, dont le but est de mettre sur pied une spirale de violence qui pourrait aboutir à une guerre ouverte.
Il y a maintenant deux voies possibles : la voie des négociations et du dialogue ou bien la voie de la guerre et de l’ingérence. Il est remarquable de voir comment la majorité des commentaires et analystes occidentaux excluent la première voie et annoncent la guerre comme imminente et inévitable. Thierry Vircoulon, spécialiste important lié à l’establishment français, écrit le 24 août que le Burundi « est passé d’une crise électorale à une pré-guérilla ». Il annonce « une explosion » et prédit : « Qu’elle prenne ou non la tournure d’un affrontement entre les Hutus et les Tutsis comme durant la guerre civile, elle sera brutale et sans pitié. »
Le journal Jeune Afrique prévoit trois scénarios. Or, la description de ces trois scenarios implique la nécessité d’une guerre car les deux scénarios sans guerre seraient ou bien « le pourrissement » qui aboutirait à « une grande lassitude de la communauté internationale, qui, au bout du compte, pourrait laisser Nkurunziza modifier la Constitution afin de se représenter ad vitam aeternam », entendu « ce qui serait donc inacceptable ».
Ou bien ce serait une capitulation soudaine de Nkurunziza, qui semble très improbable. Foreign Policy, une publication proche des démocrates états-uniens titrait le 28 août « How the West lost Burundi ». Les auteurs, deux spécialistes états-uniens sur le Burundi, sonnent l’alarme pour les Occidentaux : « The regime is betting that it can withstand isolation by moving closer to Russia and China, making this the unlikely scene of a significant challenge to Western influence in Africa. If this pays off, it could set a precedent with geopolitical echos well beyond this country’s borders ».
Ils constatent aussi que « Burundi teeters on the brink of a return to violence. » Il est clair que dans le contexte international d’aujourd’hui, une guerre au Burundi qui entrainerait ses pays voisins, risque de faire basculer la région dans une énième crise, qui tôt ou tard serait le prétexte pour une ingérence accrue, ou même une intervention militaire dirigée par Washington et l’Union Européenne. On connaît le scenario après l’avoir vu en Afghanistan, en Iraq, en Libye, au Mali, en Centrafrique, en Syrie etc.
Or il est clair que le peuple burundais ne veut pas la guerre et la violence. Entre la ligne dure du noyau autour de Nkurunziza et celui autour du CNARED, il y a une grande majorité du peuple burundais qui refuse la guerre. Des sympathisants du CNARED vivant à Bujumbura me disent qu’ils sont sûrs qu’il n’y aura pas de guerre et qu’un gouvernement d’union nationale sera formé. Louis-Marie Nindorer, un intellectuel vivant aussi à Bujumbura reproche sur son blog au CNARED d’avoir trop peu d’égards envers deux groupes de Burundais : premièrement « les supporters de Pierre Nkurunziza, eux-mêmes partagés entre, (a) d’un côté, les écorchés vifs des longues dominations et répressions tutsi (1972, 1988, 1993-1996), constamment dans leurs tranchées à guetter et à voir tout en mal, d’où qu’il surgisse, les agressions fatales d’une “minorité nostalgique et revancharde” (tutsi), et (b) de l’autre, des citoyens modérés ou passifs et retournables. » Deuxièmement, il cite « les Burundais hostiles à la reconduite de Pierre Nkurunziza mais soucieux de ne pas être instrumentalisés par une opposition opportuniste et peut-être elle-même en partie sectaire, qui n’a absolument rien démontré de la valeur ajoutée potentielle qu’elle représente pour un Burundi post-Nkurunziza meilleur, avec ou sans le CNARED, avec ou sans le CNDD-FDD ».
Et, enfin, au sein de la communauté internationale il y a une majorité de pays africains qui tiennent au dialogue et à la souveraineté du peuple burundais. Donc, non, il n’y a pas de fatalité : la guerre et une ingérence accrue ou intervention internationale patronnée par Washington et l’Union Européenne dans la région ne sont pas inévitables. Tout dépend dans quelle mesure les forces qui veulent éviter le conflit armé et qui respectent la souveraineté et l’unité des Burundais peuvent bloquer les forces qui cherchent à pousser vers le conflit armé et une intervention extérieure sous la direction directe ou indirecte de Washington et de l’Union Européenne.
Il est clair que ni Nkurunziza, ni le CNARED ne sont des forces de gauche, ce qui se reflète d’ailleurs dans la réalité politique de beaucoup de pays en Afrique. Mais quelle solidarité la gauche en Europe pourrait alors développer avec le peuple burundais et dans d’autres crises avec les peuples d’Afrique ?
La première chose pour nous ici en Europe est de combattre le consensus anti-solidarité qui existe chez nous en Europe. Un consensus autour de l’idéologie libérale qui prône l’individualisme, le chacun pour soi et l’initiative privée comme la seule façon de penser qui serait « réaliste ». Le fameux sempiternel « il n’y a pas d’alternative », cet abominable principe TINA — « There Is No Alternative » fait que, depuis plusieurs décennies, on est devenu habitué à la politique de destruction de la solidarité et du système de sécurité sociale que mènent nos gouvernants en Europe. Au niveau mondial, il y a l’idée de la globalisation, c’est-à-dire l’idée que les grandes sociétés privées, les multinationales, auraient le droit et le devoir d’exiger que les frontières du Sud s’ouvrent, pour qu’ils puissent y faire des superprofits au milieu de la misère en ne changeant rien à cette misère, au contraire.
Le livre de Raf Custers Chasseurs de matières premières est un des rares livres qui remet en question ce consensus et qui décrit comment les multinationales fonctionnent réellement et comment elles travaillent en rangs serrés avec leurs gouvernements et leurs diplomates avec le seul but d’augmenter leurs profits. Au niveau de la politique, il y a l’idée que nos gouvernements auraient le droit sacré de s’ingérer et d’intervenir dans les pays du Sud pour y défendre « les droits de l’homme et la démocratie des peuples ».
Ce consensus devient dangereux au moment où nos dirigeants décident d’aller bombarder ou envoyer des troupes en Afghanistan, en Libye, en Irak ou bientôt peut-être en Syrie. Et on a pu constater l’immense hypocrisie de ce consensus quand, après des décennies de cette politique de globalisation libérale, d’ingérence et d’intervention militaire, un flot de réfugiés qui fuyaient les guerres et la misère sont arrivés chez nous en août de cette année. En Belgique, tous les partis traditionnels paniquent à cause de ce qu’ils appellent « la crise des réfugiés ».
Ils ne pensent qu’à « défendre » les frontières de l’Europe. A obliger les réfugiés à rester chez eux, au milieu de la guerre et de la misère. Pendant deux décennies, on s’est habitué à voir des images télévisées montrant des millions de réfugiés obligés de fuir leur maison et d’aller vivre ailleurs dans des pays extrêmement pauvres. Mais, quand un nombre relativement restreint de ces réfugiés arrivent chez nous, on sème la panique et on n’est même pas capable d’installer des douches et des camps de réfugiés un peu convenables pour les centaines de réfugiés qui ont dû camper pendant des semaines au milieu de Bruxelles. Et il n’y a que la gauche conséquente et un mouvement de paix trop faible qui font remarquer que ces réfugiés sont le résultat des bombardements des armées occidentales, sous la direction des Etats-Unis, en Libye, en Irak, en Afghanistan et en Syrie. Quand on a voté la décision d’aller bombarder la Libye en 2011, aucun parlementaire belge n’a voté non ! Qui pose la question de l’alliance de nos gouvernements avec des pays comme l’Arabie Saoudite et les Etats du Golfe, Israël, mais aussi le Rwanda, des pays qui allument la guerre dans leurs régions respectives ? Qui met en question les livraisons d’armes des Occidentaux à ces fauteurs de guerre ?
Chez nous en Europe, le mouvement de solidarité avec les peuples opprimés est l’otage de ce consensus libéral. On a oublié qui opprime vraiment ces peuples. On a oublié le rôle des multinationales et des gouvernements qui défendent les intérêts de ces multinationales. Au lieu de cela, on est devenu des supporteurs fanatiques des gouvernements occidentaux pour qu’ils s’ingèrent encore plus – au nom de la démocratie et des droits de l’homme – dans les affaires d’autres États. On reste aveugle sur les intérêts réels que défendent ces gouvernements, sur leur réel agenda géostratégique qui s’exprime dans les deux poids deux mesures.
De deux, on a une vue dualiste entre d’un côté les gouvernants des pays du Sud, qui représenteraient d’office la dictature, la corruption, la mauvaise gouvernance, et de l’autre côté l’opposition et la société civile, qui eux représenteraient d’office la démocratie et les droits de l’homme. Il n’y a pas de position nuancée possible : si vous osez refuser de vous joindre aux campagnes qui plaident pour plus d’ingérence contre les gouvernants du Sud, vous êtes traité de défenseur de la dictature. De trois, et c’est lié au point deux : on a vidé la politique de son contenu et on l’a réduit à une série de règles, de débats juridiques qui tournent surtout autour des élections. Or, il n’y a pas de moment plus facile pour ceux qui se comportent comme maîtres du monde pour semer la zizanie et diviser pour régner qu’au moment des élections.
Dans ce raisonnement antipolitique, ce qui compte est l’alternance et la question « pour quoi faire ? » est devenue complètement superflue. Et enfin, quatre, on a accepté que les droits pour lesquels les peuples colonisés se sont battus et qui forment la base de leur lutte pour la démocratie, c’est-à-dire leur indépendance, leur souveraineté et le droit de chercher leur propre voie vers une société juste, a été complètement rendu secondaire, voir nié ou même dénoncé comme du « souverainisme ». On voit revenir les même anciens schémas de la pensée coloniale : certains peuples ne seraient pas capables d’être souverains et ils devraient accepter que l’Occident parle en leur nom et intervienne constamment d’une manière ouverte dans la vie politique de leur pays, soi-disant pour défendre les peuples opprimés.
Sans une réelle rupture avec ce consensus et cette façon de penser, la gauche européenne restera otage des fauteurs de guerre, de ceux qui refusent l’indépendance et l’unité des peuples, l’unité panafricaine.
Et comment voyez-vous le rôle de la gauche en Afrique ?
Là, je ne peux donner qu’une impression de l’extérieur et en termes généraux. C’est à la gauche Africaine elle-même de faire son bilan et de chercher une stratégie concrète. Je crois que, comme partout dans le monde, la gauche est dans une situation plus difficile depuis la chute de l’Union Soviétique et le triomphe du grand capital. Il me semble qu’en Afrique il n’y a que quelques pays où des partis et mouvements de gauche jouent un certain rôle dans la vie politique et dans l’opinion publique. Je pense à l’Afrique du Sud et à la Tunisie, par exemple.
La très grande majorité des acteurs politiques en Afrique qui jouent un rôle important embrassent le marché libre et le monde capitaliste. Il est important de dire que, chez ces dirigeants des grands partis au pouvoir comme dans l’opposition, il y a une gradation entre deux pôles. D’un côté, vous avez le pôle de la bourgeoisie compradore, à 100 % dépendante et au service de l’impérialisme. Et l’autre pôle est celui des bourgeoisies nationales qui défendent la souveraineté, la modernité, l’émergence économique de leur pays et qui parfois ont de vagues sympathies pour la gauche, que ce soit Cuba ou la tradition marxiste dans le mouvement de libération du colonialisme du passé. On peut à ce sujet faire trois constatations : d’abord que l’influence grandissante de la Chine et des pays émergents en Afrique les dernières années est un stimulant important pour le pôle de la bourgeoisie nationale. Même s’il est vrai que cette influence reste un facteur externe, ce qui compte ce sont les décisions et les actes des dirigeants africains pour garantir que cette collaboration avec les BRICS puisse effectivement bénéficier aux masses africaines.
Deuxièmement, on peut constater aussi bien au sein du pouvoir qu’au sein de l’opposition des gradations entre les deux pôles et que des forces politiques peuvent aussi évoluer d’un pôle vers l’autre. J’ai déjà dit que, si l’on veut rompre avec le consensus impérialiste, on devra quitter le dualisme noir-blanc entre pouvoir-opposition. Il faut juger les positions concrètes des acteurs politiques. Il est clair, par exemple, que dans les gouvernements des pays de l’Afrique de l’Ouest, par exemple, le premier pôle pèse plus que celui de la bourgeoisie nationale. Tandis que dans les pays du SADC, par exemple, le deuxième pôle est plus présent. Au niveau de l’opposition on pourrait dire que c’est le contraire : que la gauche est plus présente dans l’opposition en Afrique de l’Ouest que dans le SADC.
Mais, trois, c’est aussi un fait que cette bourgeoisie nationale émergente ne met pas fondamentalement en cause le rôle des grandes multinationales ou ne conçoit pas l’État comme défenseur des intérêts du peuple entier contre la voracité de ces multinationales et l’arrogance et l’agressivité des gouvernements impérialistes. Or, tant qu’on ne rompt pas avec la domination des multinationales et de leurs gouvernements, on ne pourrait progresser que d’une façon limitée et une vraie amélioration du sort des peuples restera faible et toujours hypothétique. Il n’y a que la gauche conséquente qui pourra tôt ou tard assurer un saut qualitatif important à ce niveau.
Si cette gauche veut remplir sa mission historique, elle devra devenir une force indépendante qui s’appuie sur les masses organisées et se prenant en charge. Une force qui sait convaincre et faire des alliances avec les couches les plus nationalistes et patriotiques de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie de leur pays. Une force qui sait aussi appliquer l’art de la tactique puisqu’elle doit survivre dans un environnement où les espaces de libertés peuvent soudainement être effacées par des dictatures et des guerres.
Et, enfin, une force qui sait s’unir au-dessus des frontières dans un mouvement panafricain anti-impérialiste. C’est un défi énorme qui demandera sans doute un long combat. Mais, encore une fois, c’est à la gauche africaine elle-même de chercher sa voie. Ce que nous pouvons faire ici en Europe, c’est de nous battre contre le consensus autour de la globalisation libérale et la politique d’ingérence et d’intervention ici chez nous. Entre-temps, naturellement, il est important de garder le contact, de l’intensifier, et d’apprendre les uns des autres.
OLIVIER A. NDENKOP, TONY BUSSELEN
* Tony Busselen de nationalité belge est aussi collaborateur du magazine Solidaire, mensuel et site web du Parti de Travail de Belgique. Son livre Une histoire populaire du Congo a été édité chez Aden en 2010.
Source : Journal de l’Afrique n° 14, Investig’Action