Imperceptiblement, sans bruit, les conditions de l’entrée de Marine Le Pen à l’Élysée se réunissent une à une
Une étude de la Fondation Jean-Jaurès évalue le risque d’une victoire de Marine Le Pen au second tour de l’élection de 2022. Ce risque existe. Émettre cette hypothèse n’est pas prédire sa victoire, l’analyse des faits et des facteurs divers la rendant possible mérite en revanche de s’y pencher avec attention.
Une séquence du film de Raymond Depardon Une partie de campagne montre Valéry Giscard d’Estaing et quelques barons des Républicains indépendants rassemblés rue de Rivoli au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle de 1974. «Si nous ne faisons rien, c›est gagné», dit en substance le futur président de la République. On peut penser que ce choix stratégique sied parfaitement à Marine Le Pen aujourd’hui. L’histoire de son parti comme l’exemple de ses partenaires européens l’y incitent probablement au moins autant que la situation politique et sociale de la France.
Depuis une décennie, les partis de la droite radicale européenne ont muté. En un sens, ces partis sont des variants de ce qu’ils étaient voici vingt ou trente ans, pour ceux qui existaient alors. Longtemps le Front national a par exemple siégé au parlement européen avec des partis vivant aux marges de leurs systèmes politiques respectifs. Ce fut le cas avec le MSI (1984-1989) puis avec le LAOS grec notamment.
Il faut faire un détour par les autres pays d’Europe pour prendre avec distance les grandes tendances et les années charnières des droites radicales en Europe et du Front national. Les partis amis européens du FN entendent tous désormais accéder au pouvoir et, pour la plupart, à faire des concessions de forme ou de fond pour cela. Ils ont aussi fait preuve de méthode. À partir des années 2010, les droites radicales européennes ont changé leur approche en lien avec la crise de 2008-2009 tandis que nos sociétés, dont la société française, se sont déstructurées.
L’expérience Hofer
Les constitutions de l’Autriche et de la France sont différentes. Cependant, malgré un rôle constitutionnel différent, les élections présidentielles ont lieu au suffrage universel direct. Lors de l’élection présidentielle en Autriche en 2016, la présidence de la République est convoitée par le FPÖ qui y voit la clé de l’accession à la chancellerie. Alexander Van der Bellen a très tôt affirmé qu’il ne nommerait jamais Heinz-Christian Strache chancelier. L’enjeu est de taille.
À la différence de la France de 2021, l’Autriche était relativement mieux armée pour affronter la tempête électorale qui se préparait. Au premier tour, contre toute attente, Norbert Hofer réalisa le meilleur score national obtenu par le FPÖ. Figure jugée «lisse», au langage plus policé et aux écarts moins évidents que Strache, Hofer réalisa un score surprise au premier tour.
Au second tour, seul contre tous puisqu’il ne reçut aucun soutien supplémentaire, Hofer obtint 49,7%, puis 46,6% lors d’un deuxième second tour organisé pour cause d’irrégularités relativement mineures. Au contraire du FPÖ de l’ère Haider (années 1980-1990), le FPÖ avait réduit son budget dédié aux fédérations locales et aux organisations spécialisées. Cela équivaut à dire qu’il avait opté pour une stratégie de petite structure orientée sur la communication et la propagande. C’est en renonçant à vouloir être un «Volkspartei» (parti du peuple) à l’image du SPÖ et de l’ÖVP que le FPÖ a frôlé la victoire à la présidentielle de 2016.
Il en va de même pour le FN devenu Rassemblement national. Alors que la stratégie des années 1990 consistait en la multiplication des Cercles nationaux et que la première partie des années 2010 fut celle de la mise en scène de ralliements dans des groupes sociaux et professions jusqu’alors réticentes, comme les enseignants, le RN semble maintenant se focaliser sur la seule élection présidentielle et concentrer ses moyens à la tête du parti.
Le Pen, Salvini et/ou Grillo?
Le rapport qu’entretiennent les Français avec l’avenir correspond à celui des Italiens. Il est souvent dit que les phénomènes politiques et sociaux se produisant en Italie ont un temps d’avance sur leur survenue à l’identique en France. Si comparaison devait être faite avec la vie politique, on peut dire sans se tromper que l’équation néo-lepéniste correspond à la Lega, à Fratelli d’Italia (post-fascistes) et à une fraction droitière du Mouvement 5 Étoiles (M5S). Une potion où l’identitaire et le populiste, la critique de l’immigration et de l’ouverture se mêlent avec la critique démocratique de Paris et Bruxelles. Nos deux sociétés présentent des traits similaires et mettent en évidence un potentiel et des résultats correspondants plus que conséquents pour les différentes formations de droite radicale ou populistes.
En 2018, le centre-gauche apparaît comme le grand perdant du scrutin. La Lega arrive en tête de la coalition de droite. Le M5S obtient plus de 32%. Finalement, la Lega et le M5S forment un gouvernement de coalition.
Voici quelques années, une telle coalition était impensable. Elle ne l’a été que parce que, continuellement, les partis dominants de la Seconde République –PD et Forza Italia– se sont pliés aux contraintes financières liées au cadre de l’Union européenne. Comme souvent dans la vie politique et parlementaire italienne, la coalition M5S/Lega n’a pas duré, le gouvernement Conte est tombé. L’avènement de Mario Draghi à la tête du gouvernement, incluant la Lega, a libéré l’espace pour Fratelli d’Italia, l’autre parti de droite radicale.
Marine Le Pen abandonne le «bolchévisme blanc»
Dans l’Italie des années 1930, il se trouvait des responsables du régime pour craindre l’évolution vers le «bolchévisme blanc» de ce dernier, c’est-à-dire vers une forme de collectivisme nationaliste. On se souvient des critiques venues de la «droite hors les murs» et de personnalités comme le maire de Béziers ou Éric Zemmour, qui n’hésitait pas à voir en Marine Le Pen une femme «de gauche». Vibrionnait alors autour de Marion Maréchal-Le Pen une camarilla d’intellectuels ou militants d’extrême droite ou de droite radicale pour regretter la dérive «de gauche» de Marine Le Pen.
Florian Philippot ne fit pas seulement les frais de sa réputation largement usurpée d’«homme de gauche» (acquise de son fait après des affirmations mensongères sur son passé W) mais aussi de la ligne de «souverainisme intégral» impulsée au sein du RN, et qui rebutait notamment un électorat populaire soucieux de ne pas subir les conséquences immédiates d’une sortie de l’euro autant qu’une partie de l’extrême droite soucieuse de défendre la civilisation européenne –sinon de l’Occident.
Il fallait que le RN arrondisse son programme européen afin de ne pas percuter de plein front le mur de l’argent et de la dépense publique. Marine Le Pen a pris conscience –ou on lui a fait prendre conscience– de l’impératif d’émousser les prévisibles critiques économiques et européennes formulées contre son programme, en particulier au cours d’une campagne de second tour. Pour une partie de la droite radicale, ce sont moins les manifestations de gauche qui peuvent porter préjudice au RN et à la droite radicale qu’une série de déclarations enfiévrées de la BCE, du FMI ou des partenaires européens… L’Élysée vaut bien une messe d’orthodoxie financière.
L’enjeu pour Marine Le Pen, on le voit bien, est déjà d’additionner deux tendances, sécuritaro-identitaire et populiste, tout en rassurant l’électorat plus âgé et modéré, et en stimulant et motivant les électeurs ponctuels, pris d’un éventuel élan protestataire et adhérant à ses ultimes discours. Le chemin de l’Élysée est semé d’embûches.
Le RN, le monde du silence ou la stratégie du caméléon
On ne peut s’empêcher de penser que le RN a été prié de faire vœu de silence en attendant l’assomption de sa candidate. Il n’y a, de fait, plus de numéro 2 au parti. Pendant des décennies, comme l’ont si bien raconté et analysé Joseph Beauregard et Nicolas Lebourg dans Dans l’ombre des Le Pen, les numéros 2 des Le Pen ont construit l’appareil mais ont souvent vite disparu. La matrice originelle du FN est impulsée par François Duprat, la construction du parti par Jean-Pierre Stirbois, sa professionnalisation et la précision de son idéologie par Bruno Mégret… Après le départ de Florian Philippot, l’ère des numéros 2 s’est achevée. À l’image du FPÖ, le RN est une structure réduite, progressant volontiers par l’image et les médias davantage que par la mobilisation de «soldats politiques».
L’invention de la «dédiabolisation» tient du coup de génie. Elle fait des adversaires du RN des coproducteurs d’un changement d’image du parti. Une forme de dialogue surréaliste voit le jour lorsque des adversaires politiques, des journaux de gauche, etc. demandent au bureau politique du RN l’exclusion de tel ou tel du parti. Artisans malgré eux de cette «dédiabolisation», il se trouve encore des adversaires du RN pour la déplorer à chaudes larmes… Les querelles byzantines pour savoir si le RN est toujours le diable ou si ce dernier l’a quitté ont cet avantage pour le parti: faire répondre à ses prises de position plus que de forger et avancer ses réponses aux problèmes du temps présent.
L’ancien fondateur et président du FN Jean-Marie Le Pen (à droite) et Pierre Vial, candidat à la cantonale de 1990 à Villeurbanne au bureau du FN de Villeurbanne le 29 mai 1990. | Jean-Marie Huron / AFP.
Il y a trente ans, une candidature FN à une simple élection cantonale pouvait défrayer la chronique. Certains se souviennent de la cantonale de Villeurbanne en 1990 à laquelle Pierre Vial était candidat, qui suscita son lot de réactions nationales et une couverture de presse hors du commun pour une élection de ce type. Il faut dire que le candidat Vial, professeur d›histoire médiévale à Lyon III, adepte revendiqué du paganisme et fondateur du mouvement Terre et Peuple, avait une façon de saluer l’assistance depuis la tribune des meetings qui laissait circonspect. On est bien en peine de trouver, à l’heure actuelle, des personnages aussi sulfureux que Vial, Bernard Antony ou Carl Lang qui, chacun à leur manière, pouvaient difficilement miser sur leur côté rassurant.
Pour la première fois depuis 1995, une ville de plus de 100.000 habitants a été conquise par le FN/RN. Il y a vingt-cinq ans, les victoires à Toulon, Orange, Marignane puis Vitrolles avaient provoqué un nouveau «coup de tonnerre» après celui de Dreux.
Cette fois-ci, rien. La décision la plus emblématique de Louis Aliot, nouveau maire de Perpignan, reste la réouverture des musées. Cela tranche avec l’image de la politique culturelle du FN, dont le salon du livre de Toulon (alors dirigé par Serge de Beketch) fut la contre-vitrine.
Au cours des années 1990, il existe une presse d’extrême droite, dont Rivarol, Présent, Minute qui existent encore et d’autres journaux aujourd’hui disparus (Le Français, Alliance Populaire, Béret Baguette). Si des sites d’extrême droite attirent nombre de sympathisants du RN, la presse d’extrême droite n’a pas profité de l’essor du vote RN/FN. La masse des sympathisants fuit Jérôme Bourbon, se désintéresse des éditoriaux de Présent.
L’enjeu pour Marine Le Pen est d’additionner deux tendances, sécuritaro-identitaire et populiste.
En 1997, le congrès du Front national à Strasbourg suffit à lui seul à mobiliser le monde de la culture, la gauche, et un important cortège de dizaines de milliers de personnes le samedi du week-end pascal dans une capitale alsacienne vide et aux rideaux baissés. Les meetings du RN n’attirent aucun contre-manifestant, les congrès aucune pétition sur encarts publicitaires géants.
Le RN est presque devenu lisse au risque de devenir incolore et inodore. Son changement de logo, passant de la flamme du MSI à une flamme stylisée, est doublement emblématique: prise de distance graphique avec les origines et adoption d›un logo qui, à défaut d›être chatoyant, n’évoque pas de collages d’affiches violents.
Ses choix commémoratifs sont baroques et souvent aux antipodes de ceux d’il y a trente ans: les marins de l’île de Sein, le général de Gaulle, des affiches évoquant Jean Jaurès… Là encore, le FPÖ avait innové en faisant un rap apologétique de Leopold Figl, héros autrichien, ancien déporté à Mauthausen, premier chancelier de l’après-guerre, pour promouvoir sa liste aux élections européennes. Un patriote autrichien catholique déporté à Mauthausen pour défendre les positions d’un parti aux racines national-allemandes… il suffisait d’y penser.
Un appareil politique des plus légers
La quasi-totalité des fondateurs du Front national de 1972 sont décédés aujourd’hui. La génération suivante a, pour l’essentiel, quitté le parti ou vit en marge de celui-ci, comme Jean-Yves Le Gallou. Les scissions des vingt dernières années n’existent plus politiquement et ont emporté avec elles la vieille garde lepéniste qui, en quittant le FN, chérit avec le fondateur le compromis nationaliste d’antan. De même, on ne croise plus les mêmes patronymes qu’il y a vingt ou trente ans: Lehideux, Sabiani, Henriot, Malaguti, entre autres.
Les figures du parti mises en avant sont un ancien ministre RPR, un ancien député et ancien magistrat RPR. Cela renforce évidemment l’impression d’une compétence régalienne du RN, un ténor du barreau jadis perçu comme de centre-gauche, un maire de grande ville haï par les antisémites, etc. Le nom de «rassemblement national» peut rappeler l›ouverture de 1986 à des personnalités comme Olivier d’Ormesson, François Bachelot, Yvon Briant…
Le RN est un appareil politique des plus légers, parfois dans tous les sens du terme. Comme nombre de ses partenaires, il a jeté par-dessus bord les oripeaux du passé et entend être le sage réceptacle des colères et revendications d’un pays en crise. En la matière, ce n’est pas de prédiction dont le débat politique a besoin. Il a, en revanche, besoin de faire le tour des facteurs permettant l’élection de Marine Le Pen à la présidence de la République. Ce qui est certain, c’est que pour l’heure, la France roule en pente douce vers cette possible issue.
Gaël BRUSTIER