Le président américain Donald J. Trump a provoqué un tollé en annonçant son intention de remplacer Mme Ruth Bader Ginsburg, juge à la Cour suprême US (l’équivalent de la Cour constitutionnelle congolaise), où elle avait été nommée par Bill Clinton en 1993, décédée le 18 septembre 2020.
Il a suffi que le président américain exprime sa volonté de la remplacer rapidement pour que naisse une vive polémique entre sa majorité (républicains) et l’opposition (démocrates) qui estime qu’il est inopportun de procéder à ce remplacement à 45 jours de l’élection présidentielle.
Ce bras de fer entre républicains et démocrates à un peu moins d’un mois et demi de la présidentielle américaine à la quelle le candidat démocrate Joe Biden part avec les faveurs des sondages face au sortant Donald Trump rappelle un débat similaire en RDC sur ce qui a été qualifié de violations graves de la constitution par le président de la République Félix Tshisekedi sur les ordonnances du 17 juillet 2020 relevant et remplaçant deux juges à la Cour constitutionnelle. Seule nuance : même si elle est considérée par les démocrates américains comme politiquement inopportune car intervenant in tempore suspecto, l’initiative de Trump n’est pas qualifiée d’inconstitutionnelle contrairement aux deux ordonnances du président de la RDC.
Matières sensibles
« Il n’est pas étonnant qu’en RDC comme aux USA, les questions relatives aux juges constitutionnels suscitent autant de passions. C’est parce qu’il s’agit de questions hautement sensibles et qui ne peuvent pas être traitées avec insouciance ou légèreté», déclare à ce sujet un constitutionnaliste de l’Université de Kinshasa à nos rédactions. Il rappelle que le juge constitutionnel est d’abord et avant tout chargé d’assurer le respect de la Constitution, «la loi des lois qui est la norme suprême à travers le contrôle de la constitutionnalité des lois, des traités internationaux et des actes réglementaires élaborés aussi bien par les instances du pouvoir exécutif que par les assemblées, dont il a mission de vérifier et garantir la conformité à la loi fondamentale. Ce contrôle s’étend aussi à toutes les dispositions pouvant porter atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution. Bien plus, la Cour constitutionnelle est juge de la régularité des consultations électorales nationales (référendum, élection présidentielle, élections législatives et sénatoriales) et juge pénal du président de la République et du premier ministre. C’est tout sauf une simple sinécure».
On rappelle que deux juges constitutionnels congolais, Noël Kilomba et Jean Ubulu, nommés le 17 juillet dernier à la Cour de cassation par le président Tshisekedi avant la fin de leurs mandats à la Cour constitutionnelle, avaient refusé ces nominations préférant achever leurs mandats de juges constitutionnels. Evoquant notamment des raisons liées au statut particulier de ces derniers, ils avaient déclaré illégale leur nomination dans une autre juridiction avant le parachèvement desdits mandats. «En conformité avec la Constitution, spécialement en son article 158, alinéa 3, nous nous trouvons dans l’obligation de rester à la Cour constitutionnelle pour y achever nos mandats», avaient-ils expliqué affirmant avoir été nommés «sans consultation préalable», présidents à la Cour de cassation.
Créée en 2013, la Cour constitutionnelle est la plus haute instance judiciaire en RDC. Le prochain renouvellement par tirage au sort de 3 membres sur les 9 que compte cette haute juridiction est prévu en avril 2021.
Sur pied des dispositions constitutionnelles en vigueur, Maître Théodore Ngoy, avocat des deux juges a rappelé que «seul le tirage au sort qui va intervenir l’année prochaine peut permettre au chef de l’Etat de procéder à l’investiture de 3 juges tirés au sort ou volontaires (principe d’inamovibilité oblige). Un seul des 3 sera désigné à son initiative, les 2 autres devant lui être proposés impérativement par le parlement et le Conseil supérieur de la magistrature. Or, en l’espèce, il a pris seul l’initiative de désigner et d’investir 2 juges issus du quota du Conseil supérieur de la magistrature hors délai et sans tirage au sort. Les juges Ubulu et Kilomba doivent donc reprendre leurs places et ce n’est qu’en avril 2021, que l’un d’entre eux pourra, si démissionnaire ou désigné par tirage au sort, quitter ses fonctions et être remplacé par un autre proposé par l’institution dont ils sont issus, aux côtés de 2 magistrats présentés par les deux autres institutions».
A défaut de procéder ainsi, Ngoy considérait que le président se rendrait coupable de violation intentionnelle de la constitution, donc de haute trahison.
Pour sa part, Martin Fayulu, candidat malheureux à la présidentielle de 2018, s’est montré plus incisif : «Monsieur Tshisekedi qui n’est déjà pas légitime a commis un acte de violation intentionnelle de la constitution. On ne peut pas laisser passer cet aspect de choses. C’est pour cela que je soutiens totalement l’action de Théodore Ngoy. On ne peut pas accepter des choses inacceptables. Ce n’est pas parce que ces juges m’ont causé du tort que je dois soutenir la violation intentionnelle de la constitution. Nous sommes des hommes de principe et de valeur. Monsieur Tshisekedi doit respecter la constitution», a-t-il martelé.
Violation intentionnelle de la constitution
Pour le professeur Raphaël Nyabirungu, «ces violations font davantage mal parce qu’elles ont été faites intentionnellement par celui à qui la constitution a confié la lourde tâche de la protection de celle-ci. Or, sans le respect strict de la constitution, un Etat de droit est impossible. Sans un respect strict de la constitution, il n’est pas possible d’avoir la bonne gouvernance. Sans un respect strict de la constitution, on bascule dans un Etat autoritaire, un Etat chaotique». Et l’universitaire de préciser que les deux ordonnances présidentielles du 17 juillet avaient violé plusieurs articles de la constitution, notamment les articles 1, alinéas 1 ; 12 ; 79 ; 82 ; 91 alinéas 1-3 ; 150 alinéas 2-3 ; 152 et 158.
Aux États-Unis, à 45 jours de l’élection présidentielle, le candidat démocrate Joe Biden et l’ex-président Barack Obama ont immédiatement mis en garde le président Donald Trump face à ses velléités de nommer un nouveau juge à la Cour suprême fédérale en remplacement de la défunte Ruth Bader Ginsburg. «Il faut que les électeurs choisissent d’abord le nouveau président avant que celui-ci, quel qu’il soit, puisse proposer un juge au Sénat», a dit Biden. Quant à Barack Obama, il a appelé son successeur républicain à s’abstenir de remplacer Madame Ginsburg alors que «des bulletins de vote sont déjà en train d’être déposés par ceux qui votent par anticipation ou par correspondance» pour le scrutin du 3 novembre.
La Cour suprême américaine
9 juges composent la Cour suprême aux USA. Ils sont nommés à vie, et Donald Trump a déjà procédé à 2 nominations, celles des conservateurs Neil Gorsuch et Brett Kavanaugh. Son camp (républicain) dispose actuellement de 5 juges sur les 9. L’enjeu est considérable puisque la Cour tranche les principales questions de société, comme l’avortement, le droit de porter des armes ou les droits des homosexuels, qui sont souvent aussi des lignes de fracture d’une société américaine plus clivante que jamais. La Cour suprême US a aussi des compétences pour les litiges électoraux. Elle était intervenue à ce titre lors de la présidentielle de 2000 pour faire triompher George W. Bush contre Al Gore.
Alors que la santé de Mme Ginsburg était chancelante, les républicains se préparaient à son remplacement. Donald Trump avait présenté début septembre une liste de personnalités à cet effet parmi lesquelles 2 sénateurs ultra-conservateurs, Ted Cruz et Tom Cotton.
Le chef de la majorité républicaine au Sénat, Mitch McConnell, a annoncé dès vendredi soir qu’il était disposé à aller de l’avant dans le processus de validation de la nomination d’un(e) nouveau(nouvelle) juge par Trump.
Les démocrates ne l’entendent pas de cette oreille et rappellent que dans des circonstances similaires il y a 4 ans, le même McConnell avait bloqué la désignation d’un nouveau juge par le président sortant Barack Obama plusieurs avant l’élection présidentielle, estimant qu’il ne fallait pas changer un juge de la Cour suprême pendant une année électorale. Le président de la commission judiciaire du Sénat, Lindsey Graham, un autre républicain, a déclaré samedi : «Je comprends parfaitement le président».
Les républicains disposent d’une majorité de 53 sièges contre 47 au Sénat, mais les choses ne sont pas acquises pour autant car une poignée d’entre eux se montrent réticents à cet égard. Il s’agit essentiellement de ceux confrontés à des réélections difficiles dans des États modérés comme la sénatrice républicaine du Maine, Susan Collins, qui a déclaré sans ambages samedi que le Sénat ne devait pas confirmer un nouveau juge à la Cour suprême avant la présidentielle du 3 novembre. «Par honnêteté envers le peuple américain, cette décision de nomination à vie à la Cour suprême devrait être prise par le président qui sera élu le 3 novembre», a-t-elle dit en substance. Cette bataille parlementaire déplace le curseur de la campagne électorale aujourd’hui dominée par la Covid-19 et ses conséquences vers les équilibres au niveau de la Cour suprême.
Nécessaires équilibres
Les équilibres tant recherchés au sein de la Cour suprême des Etats-Unis entre républicains et démocrates devraient inspirer les décideurs congolais qui ne doivent pas dramatiser outre-mesure ce que certains analystes en RDC n’ont eu de cesse de vilipender comme une «politisation» de la Cour constitutionnelle.
Le système constitutionnel américain, qui a inspiré celui en place en RDC est fondé sur la séparation des pouvoirs et met en œuvre des mécanismes de ‘’checks and balances’’ (poids et contrepoids) sur lesquels est adossée toute démocratie moderne : chaque institution est mise en condition de «checker» les autres pour s’assurer que le pouvoir est équilibré («balancé»).
A l’instar de la Cour constitutionnelle congolaise, la Cour suprême américaine est souveraine dans ses attributions à la seule différence que tous les 9 membres de la supreme Court US sont nommés à vie à l’initiative du président avant d’être approuvés par le Sénat alors que leurs homologues congolais quoiqu’inamovibles ont un mandat de 9 ans et sont proposés à l’investiture par 3 institutions (président de la République, parlement et Conseil supérieur de la magistrature).
En février 2016, il s’était produit aux Etats-Unis une sorte de «coup de force» lors du remplacement du juge Antonin Scalia bloqué par … les républicains pendant les derniers 11 mois du mandat président démocrate Barack Obama.
Jusque-là l’équilibre était relativement assuré car la Cour comprenait 4 juges conservateurs (proches des républicains), 4 libéraux (proches des démocrates) et 1, le juge Anthony Kennedy, plutôt conservateur mais considéré comme une personnalité très ouverte car il votait parfois avec les libéraux. C’est Neil Gorsuch, un conservateur connu comme défenseur des valeurs de la famille et hostile à l’avortement qui a été choisi en 2017 par Donald Trump pour occuper le siège vacant à la Cour suprême. La nomination de ce juge (on les appelle «Justice») était un gage donné à l’électorat ultra-conservateur de Trump. Aujourd’hui, avec le décès de Ruth Bader Ginsburg, le président Trump, adepte des solutions extrêmes est tenté de la remplacer par un magistrat de son obédience. Avec six conservateurs et trois progressistes, la Cour suprême sera passablement déséquilibrée.
Comme quoi, le débat sur les nominations du 17 juillet dernier sont loin d’être une banalité.
A.M