Quelle idéologie façonnera l’ordre international du 21ème siècle ? C’est probablement l’une des premières questions à poser en ce moment de remise en cause de toutes les certitudes du fait du Covid-19. L’idéologie libérale dominante dans un monde post-guerre froide peine à s’adapter aux defis actuels. D’où viendrait l’idéologie du nouvel ordre mondial ? Il est clair que le centre économique du monde se déplace de l’Atlantique vers le Fleuve Yangtsé (Chine, Inde). L’Asie du Sud-Est devient inexorablement la plaque tournante de l’économie mondiale. La Chine reste la 2ème économie globale et toutes les projections indiquent qu’elle va dépasser bientôt les Etats-Unis économiquement. Ainsi, beaucoup de chercheurs estiment que l’idéologie chinoise exercera une influence profonde sur l’ordre normatif mondial du 21ème siècle comme l’a été avant elle le libéralisme américain.L’histoire montre ainsi qu’aucune idéologie moderne n’a été en mesure de se maintenir comme une valeur internationale ad vitam aeternam. Au contraire, plusieurs idéologies modernes ont été élevées à un tel statut, notamment le nationalisme dans les années 1910, le fascisme à partir des années 1930, le communisme (1950), le nationalisme dans les années 1960, et le libéralisme depuis 1990. Le communisme et le capitalisme s’étaient livré une guerre froide. Cependant, aucune de ces idéologies modernes n’a exercé définitivement une influence dominante sur le système international moderne que l’a été le confucianisme sur l’ancien système chinois.
Pour évaluer la probabilité d’une telle possibilité, il faut reccourir aux défis idéologiques actuels auxquels le libéralisme américain est confronté, à la compétition idéologique en Chine, et à l’après libéralisme.
Déclin du libéralisme
Les libéraux adoptent un large éventail de points de vue en fonction de leur compréhension de l’objectif visé des principes libéraux. En tant que tel, le sens du libéralisme diverge dans différentes parties du monde. Malgré les différences, le libéralisme dans n’importe quel pays, affirme généralement les principes d’égalité, de liberté, de démocratie, des droits civils, de gouvernement laïc, de coopération internationale et des programmes de soutien qui en découlent.
Le libéralisme est d’abord devenu un mouvement politique distinct après avoir obtenu un certain degré de popularité parmi les philosophes et économistes occidentaux des Lumières. Dans la première moitié du 20eme siècle, le libéralisme occidental s’est propagé dans les démocraties européennes à d’autres parties du monde, principalement en raison de la domination offerte par leurs victoires dans les deux guerres mondiales. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis sont devenus de facto le principal représentant du libéralisme, et leur pouvoir hégémonique a signifié l’influence sur les normes internationales des valeurs libérales américaines d’égalité et de liberté. C’est ce qui ressort du chapitre I, article 1 et 2, de la Charte des Nations Unies (ONU) reflétant la directive de l’ONU : « Développer des relations amicales entre les nations fondées sur le respect du principe de l’égalité des droits et de l’autodétermination des peuples, et mesures appropriées pour renforcer la paix universelle ».Les gouvernements libéraux-démocrates ont réalisé de grands progrès sociaux à travers l’Europe occidentale pendant la guerre froide, une évolution qui a renforcé leurs valeurs dans presque tous les domaines; le libéralisme étant considéré comme une idéologie occidentale en opposition directe à celle de l’Est communiste. Avec le succès ultérieur du camp occidental dirigé par les États-Unis dans sa rivalité stratégique avec celui oriental dirigé par les Soviétiques, le libéralisme est devenu l’idéologie internationale dominante dans la période d’après-guerre froide. Ce triomphe du monde occidental a conduit beaucoup à croire en la prééminence des valeurs libérales. Francis Fukuyama est allé jusqu’à dire que « Ce à quoi nous assistons peut-être, ce n’est pas seulement la fin de la guerre froide, ou le passage d’une période particulière de l’histoire d’après-guerre, mais la fin de l’histoire en tant que telle c’est-à-dire le point final de l’évolution idéologique de l’humanité et de l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain ». A tort, parce que le libéralisme est aujourd’hui confronté à des défis majeurs. En 2016, l’anti-establishmentarisme a pris de l’ampleur dans le monde occidental même. Aux États-Unis, il a pris la forme du Trumpisme, tandis qu’en Europe et dans d’autres pays démocratiques, il est connu sous le nom galvaudé de populisme. Bien que les partis libéraux dans de nombreux pays continuent d’exercer le pouvoir et d’influencer à la fois au pays et à l’étranger, la combinaison du Brexit et l’élection de Donald Trump à la tête des USA en 2016 a porté un sérieux coup à la position mondiale du libéralisme. Au Royaume-Uni et aux États-Unis on est à ce jour idéologiquement divisé, et le libéralisme est beaucoup moins dominant que par le passé. Cependant, les causes profondes du déclin du libéralisme dans les pays occidentaux diffèrent de celles observées ailleurs. En Occident, cette tendance est principalement la contreperformance de la réponse, inadéquate, des gouvernements démocratiques, à la suite de la crise financière de 2008 et beaucoup plus, la stagnation des économies libérales en comparaison avec celles émergentes parfois dirigé par un pouvoir politique fort comme la Chine. Dans les pays non occidentaux le libéralisme est miné à la fois par le ralentissement de la croissance économique des pays occidentaux et par les ‘‘deux poids, deux mesures’’ de leurs politiques étrangères. L’Afrique sait pertinemment que la politique américaine de droits de l’homme par exemple n’est pas la même selon qu’elle s’exécute au moyen Orient et en Afrique Sub-saharienne.
Compétition idéologique en Chine
Le déclin du libéralisme en tant que valeur politique mondiale dominante crée une occasion pour d’autres idéologies de rivaliser pour l’influence. Son successeur est susceptible de provenir d’un pays qui connaît un plus grand succès politique et économique que les États-Unis: La Chine. Comment exercera-t-elle son pouvoir dans l’ordre international futur? Acceptera-t-elle la culture, les normes et les institutions de l’ordre d’après-guerre? Ou cherchera-t-elle à la changer? Je crois, comme beaucoup, que c’est le questionnement central du 21ème siècle. En 2017, le gouvernement chinois annonçait son plan visant à accroître considérablement le soft power d’ici 2035 en déclarant publiquement que la modernisation de la Chine « offre une nouvelle option pour d’autres pays qui veulent accélérer leur développement tout en préservant leur l’indépendance; et il offre la sagesse chinoise et une approche chinoise pour résoudre les problèmes auxquels l’humanité est confrontée». Cela implique un désir de la part du gouvernement chinois de faire avancer son idéologie officielle et d’exercer une influence mondiale. En général, il y a trois idéologies puissantes en concurrence pour l’influence dans l’élaboration de la politique étrangère de la Chine :
(1) Le marxisme est l’idéologie officielle du Parti communiste chinois, mais il a une influence limitée sur la politique étrangère réelle. Le gouvernement chinois a déclaré que le marxisme devrait guider tous les secteurs … et continuer à s’adapter aux conditions de la Chine, se maintenir à jour et renforcer son attrait populaire. Néanmoins, le gouvernement chinois semble réticent à mentionner le marxisme en expliquant sa politique étrangère. En fait, il n’a pas prétendu utiliser le marxisme comme principe directeur dans sa politique étrangère depuis l’adoption de la politique d’ouverture et de réformes en 1978, clairement en raison de la contradiction entre l’idée fondamentale de la lutte de classes dans le marxisme et l’accent sur la coopération internationale imprégnée du principe d’ouverture. L’adoption ultérieure du développement pacifique, sous Hu Jintao, comme principe fondamental a rendu impossible l’orientation de la politique étrangère par le marxisme.
(2) Le pragmatisme économique a été l’idéologie la plus populairement acceptée par le gouvernement et le peuple chinois dans le sillage des réformes politiques de Deng Xiaoping de 1978. Comme la probabilité d’une autre guerre mondiale s’est considérablement calmée, la prospérité économique est devenue le point de référence pour juger la pertinence d’une idéologie en Chine. Les réalisations économiques du pays au cours de quatre dernières décennies ont jeté une base sociale solide aux valeurs du pragmatisme économique. Bien que le gouvernement chinois n’ait pas précisé la croissance économique comme sa principale priorité depuis 2013, la plupart des Chinois considèrent toujours l’économie comme la base de la force globale nationale, et donc, soutiennent l’élévation des intérêts économiques au niveau d’un objectif politique principal. Le pragmatisme économique a largement établi sa légitimité en Chine à travers l’argument marxiste selon lequel l’économie est à la base de la superstructure politique.
(3) Aujourd’hui, le traditionalisme prend de l’ampleur chez le Chinois lambda ainsi que chez les intellectuels et les politiciens, même si ce n’est pas l’idéologie officielle. Le traditionalisme ne se réfère pas exclusivement au confucianisme, mais plutôt à une combinaison de toutes les écoles de pensée chinoise ancienne. Malgré leurs différences, chacune de ces écoles souligne l’importance du leadership politique, ainsi que le rôle de la crédibilité stratégique, dans la constitution d’une base pour la solidarité et la durabilité de ce leadership. À cet égard, ils font valoir que les politiques étrangères d’une superpuissance devraient donner la priorité à la réputation stratégique. Pour atteindre cet objectif, l’ancienne idée d’une autorité humaine (wang) promeut les valeurs de bienveillance (ren) et de justice (yi) dans la prise de décision.
Le traditionalisme préconise également la stratégie de premier plan par exemple, et souligne ainsi l’importance d’un leadership qui produit des réalisations démontrables. Cette école de pensée encourage la Chine à améliorer sa réputation stratégique internationale en assumant davantage de responsabilité internationale en matière de sécurité, en particulier en offrant aux voisins sa protection. Bien que le traditionalisme ne soit pas l’idéologie officielle du gouvernement chinois, les érudits du traditionalisme et du gouvernement chinois sont d’accord pour dire que la politique étrangère devrait être guidée par la sagesse politique traditionnelle chinoise plutôt que par toute idéologie, Marxiste soit-elle, enracinée dans la culture occidentale. Par exemple, en 2011, Pékin a publié le livre blanc China’s Peaceful Development, dans lequel on pouvait lire : «Prendre la voie d’un développement pacifique est un choix stratégique fait par le gouvernement et le peuple chinois, conformément à la belle tradition de la culture chinoise, la tendance au développement de l’époque et les intérêts fondamentaux de la Chine ». Indépendamment de ces pensées traditionnelles chinoises bienveillantes on a vu l’application de ce principe pragmatiques dans les politiques réelles du gouvernement chinois, notamment en politique étrangère. En fait, les anciens dictons chinois émaillent tous les discours de politique des dirigeants chinois. Cependant, la possibilité que ces valeurs traditionnelles chinoises embrassent celles du pragmatisme économique, générant ainsi une formule hybride qui guide la politique étrangère de la Chine. Le pragmatisme économique est encore très populaire chez l’homme de la rue et chez les dirigeants en Chine.
Quelle idéologie pour le 21ème siècle ?
Les éléments ci-dessus, montrent trois dynamiques en évolution : (i) Bien que le libéralisme américain soit en déclin, il reste néanmoins l’idéologie mondiale dominante, et à l’heure actuelle et n’a pas de concurrent sérieux. (ii) En tant qu’État émergent le plus puissant aujourd’hui, l’idéologie de la Chine va remettre en question celle des États-Unis. (iii) La Chine prétend officiellement être guidée par les valeurs traditionnelles chinoises dans son élaboration de la politique étrangère. Ces trois dynamiques impliquent deux possibilités : compétition entre le libéralisme américain et les valeurs traditionnelles chinoises; ou une combinaison des deux. Cela laisse présager un conflit culturel Chine-USA qui va dégénérer en un affrontement civilisationnel. Cependant, l’adoption d’une combinaison des deux offrirait aux deux géants de grands avantages. De même, Reus-Smit propose que les principes pertinents par lesquels se façonnent les ordres internationaux ne sont pas nécessairement homogènes. Ils peuvent être des combinaisons de différents types. La combinaison des valeurs traditionnelles libérales et chinoises pourrait générer un nouvel ensemble d’idéaux compétitifs qui contribuent à établir un ordre international stable. Par conséquent, une telle possibilité s’offre en combinant les trois valeurs du libéralisme — l’égalité, la démocratie et la liberté, avec les trois valeurs traditionnelles chinoises — la bienveillance, la justice et les rites. Une telle combinaison pourrait façonner un ordre international d’un caractère tout à fait différent de celui de la guerre froide et de l’après-guerre froide.
Il est d’une importance non négligeable que les chercheurs congolais et africains s’intéressent à la compréhension et à la définition du lien intrinsèque entre ces valeurs du libéralisme et celles de traditions chinoises car l’ordre international du 21ème siècle sera probablement dirigé par elles.
« Connaitre pour anticiper, comprendre pour agir, agir pour avancer ».
Georges Lohalo
Doctorant en Relations Internationales à l’Université Normale du Centre de la Chine
georgeslohalo@gmail.com