Entre le ministre d’Etat, ministre de la Justice et Garde des sceaux, et le parquet, la gué-guerre autour du désengorgement des prisons refait surface. La recommandation de la cheffe du gouvernement, Judith Suminwa, exhortant les protagonistes à privilégier le dialogue dans le cadre d’une concertation entre le ministère de la Justice et le Conseil supérieur de la magistrature semble être tombée dans les oreilles de sourds.
Au cours du Conseil des ministres du 6 septembre 2024, la première ministre avait, tout en réaffirmant «la ferme volonté du gouvernement de mener à terme des réformes à des fins thérapeutiques initiées dans le secteur de la justice», instruit le ministre de la Justice de mettre à profit le cadre de concertation «à l’effet de favoriser les échanges interinstitutionnels dans un élan de cohésion sociale». Mais rien n’y a fait.
Lors de la rentrée judiciaire 2024-2025 à la Cour de cassation, le 15 octobre 2024 au Palais du Peuple de Kinshasa, le procureur général près cette juridiction, Firmin Mvonde et ses collègues, ont tiré à boulets rouges sur le jeune ministre de la Justice. En présence du président de la République, magistrat suprême, le n° 1 du parquet et le 1er président de la Cour de cassation s’en sont pris avec véhémence au «tribunal des réseaux sociaux», qui «condamne sans preuves», et son impact négatif sur le système judiciaire congolais. «Permettez-moi à présent, avant de clore mon propos, de survoler un petit aspect de la problématique de l’atteinte au principe constitutionnel de la présomption d’innocence à l’heure des nouvelles TIC où le tribunal du Net fonctionne à plein régime car, il suffit d’être soupçonné d’un quelconque fait apparemment repréhensible pour déjà être condamné par la voie des réseaux sociaux, comme l’a dit le procureur général tout à l’heure. Pareille dérive étant un déni de démocratie et des droits reconnus à chaque citoyen. Puis-je noter à ce stade, que les magistrats que nous sommes avons également besoin d’être couvert par cette présomption d’innocence par rapport aux discours populistes qui nous vilipendent à longueur de journées, même s’il est évident que dans nos rangs il y a certainement des antivaleurs. Les membres de nos familles, surtout nos enfants, dont les enfants sont honnêtes et justes, traînent la honte d’être pointés des doigts ou des lèvres comme descendants des antivaleurs alors que nous luttons avec eux pour accompagner votre haute autorité dans la lutte contre cette peste de corruption», a pesté le 1er président de la Cour de cassation.
Justice ne veut pas dire magistrature
Piqué au vif, le ministre Constant Mutamba a, de son côté, profité d’une adresse au personnel judiciaire, mercredi 16 octobre à Kinshasa, pour répliquer de manière cinglante. «La justice ne veut pas dire magistrature. C’est la confusion qu’on a entretenue pendant des années. Tous ceux qui crient au populisme, au discours populiste ne disent pas quelle est la loi que le ministre a violée parce que nous faisons tout conformément à la loi. C’est plutôt eux qui doivent respecter la loi, parce que nul n’est au-dessus de la loi. Le régime des plus forts, je vous le dis, est dépassé. On a le choix, soit de rester dans le statu quo, soit de changer le pays. Nous avons le choix … Si vous voulez, j’entre dans les réseaux et nous commençons à martyriser notre peuple, et nous tous nous nous tapons des millions comme d’habitude, des maisons ici et là, et tout quoi … Les membres de ces réseaux maffieux doivent avoir honte parce qu’ils ont affaire à un jeune qui aurait pu aimer la grande vie autant qu’eux.
Honte parce qu’ils ont affaire à un jeune qui a encore le sang chaud, qui devait plus verser dans les anti-valeurs qu’eux. Mais lorsqu’ils ont affaire à un jeune qui commence à leur administrer des leçons de moralité, d’éthique, du travail, il y a un problème. Tant que le magistrat suprême ne me donnera pas des instructions contraires, je ne reculerai pas», a-t-il déclaré avec fermeté.
Des malfrats dans la nature
Quelques jours auparavant, le procureur général près la cour de cassation avait rallumé la mèche de la polémique autour des libérations de détenus opérées à l’initiative du ministre de la Justice. Dans une correspondance aux procureurs généraux près les cours d’appels de Kinshasa, le 11 octobre 2024, Firmin Mvonde avait déploré «les méfaits occasionnés par les évadés du centre pénitentiaire et de rééducation de Kinshasa qui ont quitté cette prison en dehors de tout critère légal». En même temps qu’il instruisait ses collaborateurs «d’activer tous les mécanismes de droit pour rechercher activement ces malfrats, les arrêter et les traduire devant les juridictions compétentes afin qu’ils répondent de leurs forfaitures».
S’adressant à la presse dans une vidéo devenue virale sur les réseaux sociaux, le procureur général Mvonde explicitait sa décision. «En tant que ministère public, je suis interpellé. J’ai instruit les deux procureurs généraux de Kinshasa d’activer les recherches pour mettre la main sur tout celui – parce que l’intéressé nous a assuré qu’il n’était pas le seul à avoir quitté la prison – sur toute personne qui serait sorti des installations carcérales en dehors de tout critère légal. Nous avons géré au mieux les prévenus qui devaient être en prison, et nous constatons que la recrudescence de tous ces cas qui se trouvent à Kinshasa et qui sont documentés, parce que nous sommes en liaison avec les services, sont le fait de beaucoup de ces détenus libérés. Tel est ce cas emblématique du monsieur qui a tué, condamné à mort, aussitôt sorti, qui se met à courir derrière les personnes, à attenter à leurs vies. Cela interpelle le ministère public. Nous n’allons pas nous décourager, nous allons continuer à traquer ces malfrats pour qu’ils puissent répondre de leurs méfaits partout où ils seront attrapés. Les procureurs généraux ont sous leurs contrôles les parquets inférieurs, il y a aussi des services qui sont sous leurs ordres. Ils vont donc se mettre à la tâche et ramener là d’où ils sont partis, ces bandits de grands chemins qui sont sortis de la prison sans titre légal. C’était pour moi une occasion pour interpeller même la conscience collective, toute la population kinoise, toute personne qui connaîtrait quelqu’un qui est parti de la prison après avoir commis des faits suffisamment graves de le dénoncer pour que nous puissions nous occuper de lui. Votre vie n’a pas de prix. Aidez-nous à faire le travail», expliquait-il.
Le salut du peuple est la loi suprême
Seulement, d’évasion du Centre pénitentiaire et de rééducation de Kinshasa (prison de Makala), il n’y en a pas eue selon le gouvernement qui n’a jamais fait état que d’une tentative avortée dans la nuit du 1er au 2 septembre 2024. De même qu’aucune statistique comparative du taux d’extorsions et d’agressions avant et après les libérations de Constant Mutamba ne semble avoir été effectuée pour permettre d’établir la relation avec la recrudescence des crimes dénoncée. Firmin Mvonde aurait donc, selon Mutamba, présenté les détenus préventifs libérés en nombre par le ministre de la Justice comme des évadés de Makala.
Le 13 octobre, Constant Mutamba avait répondu vertement à la charge du procureur général près la cour de cassation contre lui. «Les désengorgements des prisons, amorcés dans le cadre de la mise en œuvre du programme d’actions du gouvernement Suminwa, sur instruction du magistrat suprême (Félix Tshisekedi Ndlr), sont légaux et réguliers. Ce sont des commissions constituées de magistrats et agents pénitentiaires qui proposent au ministre de la Justice les listes des prisonniers pouvant bénéficier de la libération conditionnelle, conformément à la nouvelle loi pénitentiaire. Rien n’arrêtera cet engagement ferme du gouvernement à humaniser nos prisons et cachots, et à veiller à la régularisation des emprisonnements. Le salut du peuple est la loi suprême», avait-il clamé.
Entre le ministère de la Justice et les magistrats, on est donc encore loin de la paix des braves souhaitée et souhaitable.
J.N. AVEC LE MAXIMUM