Par Lambert Mende Omalanga*
La situation vécue ce mardi 13 décembre 2022 à Kinshasa, après la pluie diluvienne qui a noyé de nombreux quartiers de la capitale congolaise, rappelle à maints égards les inondations provoquées par le débordement des eaux de la rivière Makelele, au début des années ’90. Le bilan provisoire de cette calamité fait état de plus d’une centaine de morts, particulièrement dans les quartiers à urbanisation ‘’spontanée’’ de la commune de Ngaliema (38 morts), de Mont-Ngafula (une trentaine) et de Selembao (12 victimes). Même des municipalités plus vieilles et passablement mieux urbanisées, ont eu leurs lots de décès dus au déluge qui a emporté plusieurs logements de fortune. Ainsi, à Kintambo, la bourgmestre, Fatou Inona, a fait état de 5 membres d’une famille qui ont succombé à une électrocution. A Bandalungwa, on a déploré 4 morts, à la suite de la énième sortie de son lit de la rivière Makelele, toujours encombrée de tonnes de déchets. La commune de Limete a, quant à elle, enregistré 3 morts.
Plus de 38.000 ménages sinistrés
Le gouvernement central a publié un premier bilan officiel confirmant de lourdes pertes en vies humaines et d’importants dégâts matériels. Plus de 120 vies humaines ont été emportées par cet orage tropical ainsi que 280 habitations qui se sont effondrées et 64 nouvelles têtes d’érosion qui ont surgi en l’espace de 24 heures dans la capitale. Le vice 1er ministre, ministre de l’Intérieur et sécurité, Daniel Aselo, a annoncé un deuil national de trois jours à dater de mercredi 14 décembre sur instruction du président de la République.
Félix-Antoine Tshisekedi a également instruit le 1er ministre Jean-Michel Sama Lukonde de réconforter et assister les familles éprouvées et d’intervenir sans délai pour réouvrir la RN1 sur le tronçon Matadi-Kinshasa coupée par les glissements de terrains à hauteur de Matadi-Kibala. Une mission accomplie dès mardi dans l’après-midi après que plusieurs membres des gouvernements central et provincial de Kinshasa aient sillonné les lieux des sinistres.
La RN1 reliant Matadi à Kinshasa coupée
Alors que l’Office des routes et l’OVD s’affairaient déjà sur le chantier, Jean-Michel Sama Lukonde a annoncé la reprise de la circulation sur cet axe vital pour l’approvisionnement de la capitale dans les 48 heures pour les engins de faible tonnage, les véhicules poids lourds devant attendre la fin des travaux dans 7 à 10 jours, depuis Washington (Etats-Unis) où il séjournait dans le cadre du sommet Afrique-USA organisé par le président Joe Biden, le président Félix-Antoine Tshisekedi a appelé ses homologues à agir avec diligence pour résoudre les problèmes posés par le dérèglement climatique. « Toute ma pensée est tournée en ce moment vers mes compatriotes, victimes de cette catastrophe naturelle. Il est impérieux d’agir vite et maintenant », a-t-il martelé après avoir présenté ses condoléances aux familles endeuillées.
Pour sa part, le Cardinal Fridolin Ambongo, a exprimé sa «compassion et proximité spirituelle et pastorale avec toutes les personnes sinistrées, et en particulier celles qui, en ce moment, sont sans abris, ni secours». L’archevêque de Kinshasa a également déclaré «qu’il devient de plus en plus urgent que l’autorité urbaine procède sérieusement aux grands travaux d’assainissement, de réaménagement et d’urbanisation de la ville de Kinshasa, afin de prévenir et de minimiser l’ampleur de telles catastrophes naturelles».
D’autres réactions moins amènes ont été enregistrées, à l’instar de celle de Moïse Katumbi Chapwe qui, en tangage acrobatique paradoxal entre l’Union sacrée au pouvoir et l’opposition, a déclaré que «le bilan des pluies diluviennes à Kinshasa est effroyable. L’absence de curage des caniveaux et de drainage des eaux a transformé certains quartiers en cimetières. Toutes les responsabilités doivent être dressées». Ou de celle de Moïse Moni Della pour qui « les responsables nationaux, provinciaux et même ruraux doivent être mis au banc des accusés (comme) complices d’une gestion dangereuse, calamiteuse. Le juge du tribunal de l’histoire leur infligera une lourde peine pour non-assistance à peuple en danger. La théorie du complot qu’on évoque chaque fois pour justifier nos insuffisances, inconscience et incompétences nous ridiculise davantage. Les occidentaux qui et les voisins qui pillent certes nos richesses, nous empêchent-ils de curer nos caniveaux et rivières ? à construire n’importe où, sans normes urbanistiques ? ». Des postures critiques qui s’expliquent à l’approche des scrutions de 2023.
Un indescriptible tohu-bohu
Depuis belle lurette, le débat sur l’urbanité de Kinshasa défraye la chronique, sur fond des dénonciations rituelles des trottoirs immondes, occupés anarchiquement par des terrasses-bars érigées anarchiquement sur les emprises publiques et des nuées de vendeurs à la criée revendiquant dans un indescriptible tohu-bohu une sorte de « droit à des revenus financiers » même au noir pour justifier l’invasion des chaussées et étendues interdites à un pareil usage. Dans ces caravansérails vertigineux où des marchés-pirates et des garages de fortune disputent les avenues et espaces publics aux usagers pédestres, cyclistes, pousse-pousseurs, motocyclistes et automobilistes ainsi privés de passages et de parkings, la vie se décline, à quelques rares exceptions près, dans une pagaille telle que le chaos devient la règle et l’ordre l’exception. C’est le roule-qui-veut général dans lequel ne sont observés aucun respect des bandes de circulation, ni des feux de signalisation et moins encore des vitesses et des poids à l’essieu légalement requis.
Force est de constater que cette ville-province, capitale de la RDC, qui n’est pas, ou est mal, géré est un véritable capharnaüm dans lequel règnent une inimaginable anomie. Les conducteurs empruntent gaillardement les bandes réservées à la circulation en sens inverse sous le regard débonnaire d’une police plus prompte à négocier les pots-de-vin qu’à réguler la mobilité. Des nuées de motards non identifiés et non protégés, méconnaissant délibérément les feux de signalisation, déboulent de partout et se faufilent à qui mieux-mieux entre les automobiles que leurs « syndicats » incendient au moindre accroc.
Démission des pouvoirs publics
La responsabilité de ce charivari est certes à partager entre le pouvoir central, les provinces et les usagers de la chaussée dont l’insalubrité est par ailleurs devenue une seconde nature. Mais la cause première de ce scandale qui est en train d’acquérir un véritable statut d’attribut culturel ici incombe aux représentants des pouvoirs publics. Selon l’article 203, point 21 de la Constitution, le trafic routier, la circulation automobile, la construction et l’entretien des routes d’intérêt national, la perception et la répartition des péages pour l’utilisation des routes construites par le pouvoir central et/ou par la province relèvent des compétences concurrentes du pouvoir central et des provinces tandis que l’organisation de l’habitat urbain, la voirie et les équipements collectifs provinciaux sont, aux termes de l’article 204 de la Loi fondamentale de la compétence exclusive des provinces. Le gouverneur n’a donc nul besoin de l’habilitation de qui que ce soit pour éradiquer les incivilités qui ont transformé Kin-la-belle en Kin-la-poubelle.
La multiplication des nids-de-poule, les défectuosités de l’éclairage public, la gestion fantaisiste des parkings et les embouteillages monstres dus souvent à la non prise en charge par la police routière des externalités négatives qui y foisonnent attestent d’une démission coupable des pouvoirs publics.
L’acquisition par l’hôtel de ville de quelques engins destinés au ramassage des ordures dans le cadre de l’opération ‘’Kin bopeto’’ n’a manifestement pas été à la mesure des maux dont la capitale congolaise est affligée. Sauf à faire preuve d’inconséquence, en plus de moyens routiers et héliportés destinés à mettre un peu d’ordre dans ce maelstrom sur les voies publiques, la police de Kinshasa, une ville de plus de 12 millions d’âmes agglutinés sur 9.65 Km2, soit une densité de 1.200 personnes par Km2, ne peut se passer d’un personnel capable de garantir l’effectivité du contrôle technique de tous les véhicules en circulation, le poids à l’essieu notamment sur les sauts-de-mouton, l’identification des taximen etc.
La rue de tout le monde et de personne
Les bourgmestres et les unités de police affectées à leurs communes devraient être régulièrement évalués sur leur capacité à y éradiquer la tendance de la plupart des kinois à se débarrasser de leurs déchets dans les rues ou les caniveaux érigés pour canaliser les eaux des ménages et des pluies. Leur désinvolture à cet égard installe dans le pays une culture d’abandon généralisée derrière l’idée selon laquelle, après les limites d’une résidence privée, l’espace est exempt de lois et de règles, un dépotoir où quiconque est libre de faire ce que bon lui semble comme installer à volonté des activités récréatives ou lucratives, déverser des détritus etc. Cette limitation de l’univers vital à un périmètre confiné autour du lieu du repos, du sommeil, et de l’alimentation de chaque individu procède d’une mentalité animale que les gouvernements de la République et de la ville-province de Kinshasa et les services de police placés sous leur supervision n’ont pas encore réussi à extirper des mentalités. Moult accidents sont enregistrés sur l’emblématique boulevard Lumumba, élargi à huit bandes, dont quatre dans chaque sens, à cause de la propension des usagers qui préfèrent prendre le risque de le traverser au pas de course même là où existent des passerelles piétonnières ou sans attendre que le feu passe au vert pour eux. L’insouciance des forces de l’ordre, plus enclines à rançonner les passants, rendant inefficiente l’érection des séparateurs dont la hauteur a été relevée pour sanctuariser la bande réservée aux conducteurs se rendant vers l’aéroport y est pour beaucoup.
Les passerelles piétonnières érigées à grand frais par l’État sont parfois utilisées comme lieux d’aisance ou squattées par des délinquants à l’affût de ceux qui les empruntent et qui se voient parfois ravir téléphones portables, sacs à mains, bijoux et autres biens de valeurs devant une police impassible tandis que les ‘’sauts de mouton’’ nouvellement inaugurés servent de lieux d’étalage de marchandises pour une flopée de petits vendeurs à la criée. Le charivari est total entre des voyageurs désireux d’attraper un vol à N’djili, des taximen pressés de faire le plein de passagers pour leur ‘’demi-terrain’’ et des piétons traversant imprudemment le boulevard alors que des policiers goguenards se frottent les mains en identifiant les quelques malchanceux qu’ils seront alpagués pour leur soutirer quelques espèces sonnantes et trébuchantes.
Déficit de gouvernance et danger public
Peu de conducteurs respectent les normes relatives à la conduite automobile en agglomération, à la limitation à 55 tonnes du poids sur les viaducs (sauts-de-mouton). Il en est de même des motos-taxis convoyant 2 ou 3 passagers tout autant prohibés sur ces appontements qu’ils empruntent témérairement. On ne peut que conclure à un déficit de gouvernance qui n’a rien à voir avec la modicité des moyens budgétaires affectés aux travaux d’infrastructures de fluidification de la mobilité qui est souvent mise en exergue étant donné que l’application des règles en vigueur est susceptible de résoudre le problème. C’est la défaillance de l’autorité publique qui réduit à néant la saine « peur du gendarme » sur laquelle est adossé tout État de droit.
L’inaction des responsables de cette ville tentaculaire est, de toute évidence aux sources de ces dysfonctionnements meurtriers du processus de mise en œuvre des règles urbanistiques élémentaires et entretient l’ambiance délétère qui constitue en elle-même un défi quasi infranchissable à tout espoir de développement et d’émergence de ce pays dont le cœur bat incontestablement à Kinshasa.
*Député national