Récemment, le New York Times a publié un rapport sur la dette souveraine qu’Haïti a dû payer à son ancien colonisateur pour le rembourser de l’émancipation des esclaves et autres biens français. Leur estimation : Haïti a perdu entre 21 et 115 milliards USD, soit environ 1,5 à 8 fois la taille de l’économie haïtienne en 2020.
Quel serait le chiffre pour le Congo ? Pour Anne Wetsi Mpoma du panel d’experts belges, «le préjudice subi est impossible à quantifier, ce qui ne change rien au fait qu’il doit être réparé par une compensation f i n a n c i è r e » . D’autres experts soulèvent des obstacles techniques aux paiements de réparations.
En dépit de ces difficultés, des chercheurs ont quantifié les bénéfices. Jules Marchal (Histoire en quatre volumes de l’État indépendant du Congo, 1885- 1908), estime ainsi que Léopold II a réalisé quelque 220 millions francs belges (ou 1,1 milliard USD d’aujourd’hui) de bénéfices du Congo entre 1885 et 1908. L’auteur américain Adam Hochschild estime qu’une grande partie de cette somme a été consacrée à l’édification d’infrastructures et de monuments en Belgique.
Pour plusieurs spécialistes, la remise du Congo par le roi Léopold II au gouvernement belge en 1908 a changé l’organisation de l’extraction, passant d’une mentalité de pillage à une taxation ou extorsion plus institutionnalisée. Copiant les colonies britanniques en Afrique, «le but… n’était pas de maximiser les revenus à court terme, mais d’établir des institutions qui pourraient générer des revenus substantiels dans les années à venir, lorsque la participation africaine à l’économie commerciale aura augmenté ».
Le trésor belge a tiré beaucoup de profit du Congo, particulièrement au cours de la période des deux guerres mondiales, lorsque la métropole bénéficia de manière spectaculaire de ressources naturelles et de la main-d’oeuvre de sa colonie. Par exemple, les prêts de la Banque du Congo Belge ont fourni la quasi-totalité des devises au gouvernement belge en exil à Londres entre 1940 et 1945.
Cela ne signifie pas pour autant que les entreprises et les élites belges n’en ont pas profité. Un examen approfondi de certaines entreprises belges révèle l’importance du Congo pour la prospérité de la métropole. La Société générale de Belgique, un conglomérat qui contrôlait 70 % de l’économie congolaise avait ainsi fondé sous Léopold II les «trois compagnies de 1906» : l’Union minière du Haut-Katanga (UMHK), la Forminière, et la Compagnie du Chemin de fer du Bas-Congo au Katanga (BCK) qui se sont partagé les droits miniers dans la région du Katanga et du Kasaï, ainsi que la construction du chemin de fer. La clé de leur succès a été le mariage entre le secteur privé et l’État. Elles ont obtenu gratuitement des concessions minières et bénéficié de politiques de travail coercitives et des infrastructures de transport construites par l’État colonial.
Entre 1950 et 1959, l’UMHK a réalisé 51 milliards de francs belges de bénéfices (6,1 milliards USD). À la fin de la colonisation, l’UMHK était 4ème producteur mondial de cuivre et la Forminière contrôlait deux tiers de la production mondiale de diamants industriels.
Pendant la colonisation, les investissements belges étaient plus rentables au Congo qu’en Belgique : entre 1920-1955, le rendement total des actions congolaises était de 7,18 % contre seulement 2,87 % pour les actions belges. Entre 1950 et 1955, un quart des dividendes versés par les entreprises belges provenaient de la colonie.
L’exploitation minière n’était pas la seule source de profits. Sous la colonisation, le Congo a eu la plus grande production de café en Afrique. La production forcée de caoutchouc pendant l’EIC a été bien documentée. L’huile de palme était une autre source de gros revenu. Les frères Lever s’y sont mis en 1911. Le gouvernement colonial leur a donné des terres deux fois plus grandes que la Belgique; de 1910 à 1920, les exportations d’huile de palme sont passées de 2.160 à 7.624 tonnes et les noix de palme de 4.224 à 39.457 tonnes. En 1930, Lever Brothers est devenue l’une des sociétés les plus rentables au monde avant de fusionner avec la néerlandaise Margarine Unie pour former Unilever, première multinationale moderne dans le monde.
Bien sûr, on ne saurait réduire l’importance du colonialisme à l’extractivisme matériel son plus grand impact étant probablement la façon dont il a défiguré les sociétés locales, les cultures et la gouvernance politique. Les chefferies coutumières ont été démantelées ou rendues i r r e s p o n s a b l e s vis-à-vis de leurs populations; les systèmes de valeurs ont été perturbés, y compris le genre et les normes politiques. Des centaines de milliers, probablement des millions, de personnes ont été tuées ou sont mortes des suites de maladies et de déplacements créés par la colonie.
Il n’y a évidemment pas de solution facile. Cependant, il importe de reconnaître l’impact durable que le colonialisme a eu, comme souhaité par le rapport des experts soumis à la commission parlementaire belge. On espère que lors de son voyage au Congo, le roi Philippe exprimera plus qu’un « profond regret », une esquive sémantique qui évite toute responsabilité étatique. L’éducation est l’outil le plus important à mobiliser pour faire reculer le «voile d’amnésie» tissé par rapport au passé. Les mesures annoncées par la Belgique pour l’enseignement de l’histoire coloniale congolaise sont bonnes mais ne commenceront qu’en 2027 dans la région francophone (En Flandre, certaines parties de l’enseignement secondaire ont commencé en 2019).
Comme aux États- Unis, ce débat sur le passé constitue une partie importante de la décolonisation.
Quid des réparations? Sur la chaîne de télévision VRT en 2020, le 1er ministre De Croo a déclaré: «mon expérience est qu’on ne peut pas sortir un pays de l’extrême pauvreté avec un sac d’argent». Plus tard, Georges- Louis Bouchez, le président du Mouvement Réformateur (coalition au pouvoir à Bruxelles), a rejeté toute indemnisation pour le passé. «J’en ai marre de cette vision ‘‘woke‘‘ du monde, qui culpabilise et considère que l’homme blanc est responsable de tous les maux de l’humanité», a-t-il martelé. Pourtant, des sacs d’argent ont été distribués ailleurs. Après la seconde guerre mondiale, l’Allemagne a versé 2 milliards USD aux victimes de la persécution nazie. Aux États-Unis, le gouvernement a accepté d’ indemniser les Américains d’origine japonaise internés pendant la guerre (20.000 USD chacun). Une autre commission a donné environ 1,3 milliard USD aux Américains indigènes pour des terres saisies par l’Etat.
La compensation n’est pas toujours monétaire ou versée à des individus. Au Timor de l’Est, la commission de la vérité (2001-2005) a recommandé un processus combinant avantages individuels et collectifs : les mères célibataires, veuves de guerre et victimes de violences sexuelles devraient bénéficier de bourses d’études pour leurs enfants en âge d’être scolarisés. Comme on peut le voir, les exemples sont légion. Curieusement, rien de semblable n’est proposé au Congo.
L’OCDE estime que seulement 5 % des dépenses de la Belgique en aide publique au développement ont été consacrées au Congo en 2020, la majeure partie passant par des ONG et agences basées en Occident.
Même si Bruxelles dit vouloir regarder en avant «pour construire un avenir de fraternité entre les peuples congolais et belge», le processus de décolonisation, lancé par (ou contre) l’aïeul de l’actuel roi, doit continuer en Belgique, en RDC, et ailleurs.
JASON STEARN AVEC LE MAXIMUM