S’il est un droit fondamental dont on use et abuse dans une démocratie, c’est sans conteste celui de manifester qui rime avec liberté d’opinion et d’expression. Il importe néanmoins dans certains cas de se demander si cet adorable concept couvre également le droit de faire l’apologie de l’insoutenable.
C’est manifestement ce que pensent quelques Congolais égarés par l’inversion des valeurs et la misère qui poussent beaucoup d’entre eux dans les filets des prévaricateurs, auteurs astucieux de toutes sortes d’indélicatesses de gestion des fonds publics. Ces derniers ne regardent pas à la dépense pour se procurer à vil prix l’adulation de ceux-là même qu’ils ont spoliés. L’Etat de droit est, à cet égard, à l’épreuve de ce ‘’syndrome de Stockholm’’ qui pousse une victime ayant longtemps partagé la vie de son bourreau à sympathiser avec lui, voire à adopter son point de vue à la suite d’un stress psychologique extrême et qui n’est en définitive qu’un banal moyen de survie.
75 ans d’un encadrement colonial coercitif et 32 ans d’une dictature féroce sous la deuxième République mobutiste ont inhibé chez nombre de Congolais la capacité de s’indigner et s’insurger contre la détérioration de leurs conditions de vie provoquée par toutes sortes d’abus de biens sociaux par les plus forts du moment. Le brutal étouffement des exceptions incarnées notamment par le prophète Simon Kimbangu et le leader indépendantiste Patrice-Emery Lumumba a contribué à dissuader toute velléité de résistance quant à ce, et donné à la commandite politicienne un véritable statut d’attribut culturel avec des manifestations d’adhésion ou de solidarité motivées par un conformisme utilitaire ou l’instinct de survie.
Conséquence : derrière des groupes de jeunes qui battent régulièrement le pavé ou se répandent en propos incendiaires dans les médias ou réseaux sociaux, se cachent souvent des apprentis-sorciers qui en ont fait de véritables brigades d’applaudisseurs stipendiés.
Avec l’inimitable gouaille dont il a le secret, le patron de Bosolo TV, Israël Mutombo, agacé, a parlé à leur sujet d’un «syndicat de défenseurs des détourneurs des millions» (SDDM) constitué par les voleurs de deniers publics chaque fois qu’ils sont mis en cause par la désormais célèbre Inspection Générale des Finances ou attraits devant les instances judiciaires. «Grâce au fruit de leurs rapines, ils se payent les services de bandes de fans malléables et corvéables à volonté constituées généralement de jeunes désœuvrés recrutés à coup de billets de banque qui manifestent, écrivent des tweets ou donnent de la voix à tort et à travers à la gloire de leurs clients», a-t-il ajouté.
Difficile de ne pas lui donner raison devant la multitude de messages de soutien à des gestionnaires appelés à se justifier auprès des magistrats ou des fins limiers de l’IGF pour diverses irrégularités sur fond d’accointances tribales et clientélistes. Comble de témérité, ces chahuteurs lancent parfois des anathèmes et des menaces comminatoires à l’encontre de ceux qui troublent par leurs initiatives de contrôle ou de répression la quiétude de leurs généreux pourvoyeurs de fonds.
Lors de sa dernière tournée dans le Grand Kasaï, le président de la République Félix Tshisekedi a été personnellement confronté à pareille esbroufe à l’étape de Lodja, principale agglomération de la province natale du Héros National Patrice Lumumba, à ce jour coupée du reste du monde car totalement enclavée. Alors qu’on s’attendait à des revendications relatives à la remise en état des infrastructures gravement délabrées de cette entité, la partie interactive de la communication du chef de l’Etat a été littéralement plombée par les propos ubuesques de deux chenapans manifestement téléguidés qui ont ânonné un plaidoyer comminatoire en faveur d’un gouverneur de province dont la déchéance votée par l’Assemblée provinciale pour détournements de deniers publics venait d’être confirmée par la Cour constitutionnelle, l’un des deux gredins allant jusqu’à menacer le n°1 de la République de voir les sankurois ne pas voter pour lui s’il ne réhabilitait pas illico presto le détourneur. Ces propos insensés ont scandalisé l’assistance, autant que le silence du ministre de l’Intérieur du gouvernement central qui, ressortissant du coin, s’est abstenu de condamner l’administrateur de territoire, auteur présumé de cette mascarade. De même que la complicité d’un député national qui organisa dès le lendemain l’exfiltration de Lodja vers Kinshasa des deux escogriffes pour les mettre à l’abri de la colère d’une masse profondément contrariée.
Manifestement, les fonds publics dérobés par le gouverneur déchu du Sankuru pendant trois ans n’ont pas été perdus pour tout le monde. Comme quoi le SDDM dénoncé par Israël Mutombo recrute aussi dans les hautes sphères.
Cette immoralité affichée par des hauts responsables qui font la promotion des antivaleurs n’est pas sans rappeler le ‘’pragmatisme’’ cynique de l’ancien président américain Richard Nixon qui, interpellé au sujet des frasques du dictateur nicaraguayen Anastasio Somoza qu’il protégeait, déclara que «Somoza is a bastard but he is our bastard» (‘’Somoza est un bâtard mais c’est notre bâtard’’) peu avant d’être honteusement chassé du pouvoir suite au scandale du Watergate.
En fin de compte, si la liberté d’expression et celle de manifestation restent des acquis essentiels de tout Etat de droit démocratique, encore faut-il que le président de la République, première institution nationale, veille à éviter que leur exercice sans discernement n’aboutisse pas à transformer la RDC en une pétaudière en prenant des mesures consolidant une gouvernance qui ne fasse pas le lit de pratiques consistant à primer des gestionnaires publics véreux, quels qu’ils soient.
LM