Entre Kinshasa et Kigali, on sent comme des accrocs dans la lune de miel de l’immédiat après élection de Félix Tshisekedi, lorsque les chefs d’Etat de la RDC et du Rwanda voisin, réputé caresser des visées expansionnistes et prédatrices, se donnaient du «mon cher frère». Trois années après, les relations entre les deux pays voisins semblent se détériorer. Suffisamment pour que le n° 1 rwandais hausse le ton, se plaignant notamment de n’avoir été ni prévenu ni associé dans la coalition des forces armées congolaises et ougandaises pour éradiquer les rebelles ADF et autres CODECO au Nord-Kivu et en Ituri depuis fin novembre 2021.
Le président rwandais n’apprécie que modérément les allégations selon lesquelles son gouvernement continuerait à soutenir les rebelles du M23 qui ont repris les hostilités dans le territoire de Rutshuru depuis début novembre 2021.
L’épine M23
Dans une interview-fleuve publiée par Jeune-Afrique le 28 janvier 2022, au lendemain d’une nouvelle attaque des positions FARDC par le M23 à Runyonyi, fauchant la plusieurs soldats loyalistes dont un colonel, ainsi que des affrontements à Rugari et Kisigari (45 km de Goma), Kagame est sorti de sa réserve pour en rejeter la responsabilité sur une branche du M23 réfugiée en Ouganda. Dirigée par Sultani Makenga, cette faction du mouvement rebelle aurait pris ses quartiers à la frontière entre la RDC, le Rwanda et l’Ouganda, d’où partent des raids meurtriers en territoire congolais. «S’agissant de ceux qui sont au Rwanda, nous avons régulièrement parlé de leur sort avec le gouvernement de Joseph Kabila puis avec celui de Félix Tshisekedi. Nous (leur) avons fait comprendre que nous avions désarmé ces individus; qu’on les avait mis dans des camps et que nous devions surveiller leurs activités. Cette situation n’a que trop duré. Nous avons donc demandé aux Congolais de les reprendre, quel que soit l’endroit où ils voudront les mettre», a déclaré le chef de l’Etat rwandais. «Aujourd’hui, la RDC doit décider de quelle manière elle veut gérer cette affaire», a poursuivi Paul Kagame.
ADF, nouveau casus belli
Force est cependant de constater que le contentieux entre les deux pays n’est pas exclusivement liée à la question des rebelles du M23. Dans une adresse au parlement rwandais rapportée par des médias mardi 8 février, le président Kagame s’est montré menaçant. «Le problème que nous avons avec la RDC, et nous insistons, ce sont les FDLR et ceux qui cherchent à coaliser avec les ADF contre le Rwanda. Nous avons un temps pour observer, négocier, mais pour notre sécurité, on n’a pas besoin d’une autorisation pour intervenir», a soutenu un Kagame particulièrement remonté. «Nous ne souhaitons jamais l’insécurité chez nos voisins mais celui qui nous en créera aura notre armée sur son chemin. Nous sommes un petit pays et notre stratégie, c’est d’étouffer toute menace partout où elle prend forme, et nous avons une armée pour ça», a-t-il ajouté, sûr de lui.
La nouvelle mise en garde rwandaise porte donc sur les ADF, ou plus sûrement, la coalition anti-ADF constituée par Kampala et Kinshasa sans Kigali. Pour Kagame, des collaborateurs des terroristes ADF opérant en RDC auraient été récemment appréhendés au Rwanda, ce qui fait de la résolution de cette équation une question régionale.
Mascarade ou bonne foi ?
D’aucuns considèrent ces propos comme une astuce pour s’offrir un nouveau casus belli avec la RDC. Vendredi 1er octobre 2021, Kigali avait bruyamment fait état de l’arrestation de 13 personnes soupçonnées d’avoir planifié des attaques terroristes sur son territoire avant de les présenter à la presse. Les suspects auraient été surpris avec du matériel de fabrication de bombes artisanales (explosifs, fils, clous, téléphones) selon un communiqué de la police rwandaise pour qui «les investigations ont révélé que la cellule terroriste travaille avec les Forces Démocratiques Alliées (ADF)». Le tour était ainsi joué, mais tel n’est pas l’avis de tout le monde.
Des sources proches du dossier assurent en effet, que dans la région des Grands Lacs, les services d’intelligence rwandais entretiendraient leurs propres FDLR, M23 et autres ADF, qu’ils actionnent à volonté pour déstabiliser le grand voisin de l’Ouest. «On voit mal un groupe dissident ougandais se hasarder au Rwanda, petit pays extrêmement quadrillé par la police et les services de sécurité où tout se sait à la minute», confie un diplomate africain en poste à Kinshasa.
Le vrai problème de Paul Kagame réside dans les incertitudes nées du changement intervenu au sommet de l’Etat à Kinshasa. Félix-Antoine Tshisekedi qui multiplie des initiatives pour rétablir la paix et l’autorité de l’Etat sur le territoire national, particulièrement dans les provinces de l’Est partiellement sanctuarisées depuis plusieurs décennies par des rebelles et miliciens soutenues notamment par … le Rwanda l’inquiètent. Fin mai 2021, le chef de l’Etat congolais avait décrété l’état de siège au Nord-Kivu et en Ituri, des entités voisines du Rwanda et de l’Ouganda sans en référer à qui que ce soit.
5 mois plus tard, le président congolais engageait son armée dans une opération conjointe avec les forces gouvernementales ougandaises contre les ADF sans en référer ni à la mission onusienne présente en RDC depuis quelques décennies, ni au Rwanda.
Re-marquer le territoire
La réactivation du M23, un mouvement rebelle dont les revendications territoriales épousent les visées hégémonistes et expansionnistes prêtées à Kigali est dès lors regardée par d’aucuns à Kinshasa comme une tentative de marquage de territoire en vue de la préservation du statu quo ante.
Il en est de même des menaces récurrentes de poursuite en territoire congolais d’ennemis pour le moins imaginaires. «Comme les ADF qui ont cessé depuis longtemps de s’attaquer à Kampala, les rebelles FDLR rwandais sont de moins en moins enclins à s’en prendre à leur pays d’origine et se limitent à écumer les gorges profondes des forêts congolaises pour survivre et faire du commerce de charbon de bois et de minerais», explique à ce sujet cet humanitaire familier des provinces kivutiennes depuis de longues années. Une guerre qui aurait pour motif l’activisme des ADF au Rwanda paraît donc d’autant moins crédible que ce groupe terroriste se réclamant désormais de l’Etat islamique, concentre ses atrocités en RDC.
Dépendance économique
Le président Kagame a beau prendre appui sur le prétexte de la jonction entre les FDLR et les ADF, il ne convainc plus grand monde ici où l’on pense que le problème de fond qui le taraude tient au fait que son pays ne peut survivre décemment sans des incursions prédatrices illégitimes en RDC.
Or, la mutualisation des forces militaires entre Kinshasa et Kampala, intervenue après d’importants accords en matière d’infrastructures annihile toute nouvelle perspective dans ce sens.
On rappelle à cet égard que le 16 juin 2021, Tshisekedi et Museveni avaient inauguré un chantier de réfection et de construction des routes reliant leurs deux pays (Kasindi – Beni – Butembo et Bunagana – Goma), ce qui tend à améliorer les échanges commerciaux entre la RDC et l’Ouganda. Une manière pour les deux gouvernements de contourner subtilement l’embargo de fait imposé par Kigali qui avait fermé sa frontière terrestre avec l’Ouganda au motif que Kampala entretenait des opposants au régime rwandais.
Rouverte subitement il y a quelques semaines en marge de la visite du général Muhoozi Kainerugaba, fils aîné du président Museveni à son ‘‘tonton Paul’’, la frontière rwando-ougandaise permettait à Kampala d’exporter pour plus de 211 millions USD de marchandises (contre seulement 13 millions USD pour Kigali).
En se conciliant les bonnes grâces de Tshisekedi, Yoweri Museveni compte certainement doubler voire tripler ce volume d’échanges fort profitables à son pays, ce que Kigali n’aurait pas apprécié, selon des analystes.
La résurgence du M23 au moment où Kinshasa entreprend d’asseoir son autorité dans la partie Est du pays prend dans ces circonstances un relief particulier et en inquiète plus d’un à travers le monde.
Un sommet des chefs d’Etats des pays signataires de l’«Accord-cadre pour la paix, la sécurité et la coopération pour la RDC et la Région» se tiendra en ce mois de février 2022 à Kinshasa. Il devrait rassembler, outre les Nations-Unies, l’Union Africaine et divers autres partenaires internationaux parmi lequels les chefs d’Etat ou représentants du Rwanda, de l’Ouganda, du Burundi, de la Tanzanie, de l’Angola, du Congo-Brazzaville, du Soudan du Sud, de la Centrafrique et de la Zambie. Les questions sécuritaires régionales, particulièrement celles concernant la RDC, y seront prioritairement examinées.
Accord-cadre d’Addis-Abeba
Kinshasa, qui prépare activement ces assises qui seront présidées par Félix Tshisekedi lui-même en présence d’Antonio Guterres, secrétaire général des Nations-Unies qui a confirmé sa participation et Moussa Faki Mahamat, président de la Commission de l’Union Africaine ne devrait pas rater l’occasion de ramener à la surface ses préoccupations en la matière.
Au moment où nous mettons sous presse, de nombreux chefs d’Etat ont annoncé leur participation en présentiel et par visio-conférence à ce sommet. Mais pas Paul Kagame, dont certaines sources affirment qu’il aurait décliné l’invitation à y prendre part.
Tout se passe comme si ce sommet de Kinshasa embarrassait le n° 1 rwandais qui se trouve comme acculé dans ses cordes. L’Accord-cadre de Nairobi engage, en effet, les pays de la région à «ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures des pays voisins, ne pas tolérer ni fournir une assistance ou un soutien quelconque à des groupes armés, respecter la souveraineté et l’intégrité territoriale des Etats voisins, ne pas fournir une protection de quelque nature que ce soit à des personnes accusées de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, d’actes de génocide ou de crimes d’agression, ou des personnes sous le régime des sanctions des Nations-Unies»… autant de recommandations contraignantes qui sont loin de faire l’affaire des Rwandais.
Après les attaques du M23 à Rutshuru, les FARDC avaient dénoncé l’implication de Kigali et déclaré en détenir comme preuve le fait que les assaillants étaient venus du Rwanda.
RDC, les faiblesses de la cuirasse
Certes, il incombe à la RDC de «continuer et approfondir la réforme du secteur de la sécurité, en particulier en ce qui concerne l’armée et la police, consolider l’autorité de l’Etat en particulier à l’Est, y compris en empêchant les groupes armés de déstabiliser les pays voisins et effectuer des progrès en ce qui concerne la décentralisation». Toutefois, le président Tshisekedi et son gouvernement devraient prendre en compte le fait que l’état de réalisation de ces objectifs en cours de mise en oeuvre, donc inachevés, pourrait servir de prétexte au premier va-t-en-guerre venu dans la région pour justifier la résurgence de nouveaux projets belliqueux sur le territoire congolais.
Ces trois missions confiées à la RDC par l’Accord-cadre d’Addis-Abeba constituent donc la clé de voûte des manoeuvres déstabilisatrices de prédilection couvées ci et là par les principautés militaires qui voient d’un mauvais oeil toute réorganisation militaire durable et toute consolidation de l’autorité de l’Etat en RDC.
A travers leurs pions comme le M23 ou d’autres, ils continueront à faire pression pour que la décentralisation ne se transforme en une balkanisation de fait, ce qui leur permettra de poursuivre le pillage des ressources naturelles de la RDC.
Le sommet de Kinshasa sur l’Accord-cadre d’Addis-Abeba sera, à n’en point douter, le premier terrain d’affrontement à cet égard.
LE MAXIMUM