Du haut de ses 93 d’âge et éreinté par six décennies de combat politique acharné, Antoine Gizenga Funji avait fini par tirer sa révérence au matin du 24 février 2019. Malgré son grand âge, la surprise n’en était pas moins grande dans le gotha politique du FCC de l’époque qui avait eu le privilège d’avoir la primeur de la triste nouvelle auprès de Joseph Kabila qui présidait ce jour-là l’une de ces grandes messes de sa famille politique dans son emblématique ferme de Kingakati dans le faubourg Est de la capitale congolaise. Il fallait attendre que son certificat de décès soit établi dans une formation médicale de la place pour que le commun de mortels soit officiellement tenu pleinement informé par la presse, malgré l’indiscrétion mal placée d’un voisin du patriarche Gizenga dans le chic quartier de Mont Fleury (commune de Ngaliema) qui avait déjà posté sur les réseaux sociaux la vidéo de l’embulance évacuant le corps de l’illustre disparu de sa résidence sous les pleurs des membres de sa famille.
Même après la confirmation de la nouvelle par les canons officiels, il était difficile de faire avaler la réalité du trépas de cet homme politique à ses nombreux partisans dont certains l’avaient carrément élevé au rang d’une divinité aux côtés des Lumumba, Kimbangu et Kimpa Vita dans les différentes Églises des noirs du pays. La légende voulait que Gizenga, qui jouissait d’une longévité à nulle autre pareille pour quelqu’un qui a fait l’objet d’une impitoyable chasse à l’homme des réseaux néocolonialistes, soit l’incarnation des ancêtres et le trait d’union avec les vivants ayant comme patrie commune la République Démocratique du Congo. Gizenga lui même qui aimait à plaisanter des rumeurs lui rapportées sur son statut mythique était tout de même conscient de ne pas être un homme ordinaire. Casanier, il ne quittait presque jamais sa résidence, sauf si le devoir l’y obligeait comme lorsqu’il est devenu premier ministre ou qu’il devait se rendre à la résidence de l’alors président de la République Joseph Kabila pour discuter d’une candidature commune devant échoir au PALU à l’élection présidentielle de 2018 selon un accord tacite convenu entre les deux parties après l’expiration de deux mandats constitutionnels du président sortant.
L’on se rappelera que même lorsqu’il arriva en troisième position à l’élection présidentielle de 2006 après deux anciens belligérants qui se partageaient du reste le contrôle de la centrale électorale, Antoine Gizenga n’avait jamais battu campagne en dehors de sa résidence.
Une vie conscarée à Lumumba
La grandeur historique et politique d’Antoine Gizenga réside en grande partie dans le fait qu’il avait flairé à temps le génie politique de Patrice Lumumba et compris la nécessité d’évoluer sous son leadership de son vivant avant de ne vivre que pour répandre ses idées après sa mort tragique. Faut-il rappeler que Lumumba était l’ennemi public numéro 1 de la nébuleuse impérialiste : CIA, métropoles belge et française, Église catholique, régime néocolonialiste dirigé par le tandem Mobutu-Kasavubu ? Se poser comme le principal défenseur de quelqu’un dont toutes ces forces s’étaient juré de faire disparaitre et le nom et les idées n’était pas une décision facile à prendre. Il faut rappeler qu’au sein même du parti de Lumumba, le MLC/L, aucun cadre de l’époque n’avait pu résister longtemps au rouleau compresseur du néocolonialisme. À force d’usure, ils avaient presque tous fini par se résoudre à basculer dans le camp du vainqueur. Seuls les dirigeants du Parti Solidaire Africain (PSA) Antoine Gizenga et Pierre Mulele ainsi que des jeunes turcs de la Balubakat (Laurent Désiré Kabila et Soumialot notamment) inspirés par eux et encadrés par le CNL depuis Brazzaville parvinrent à allumer la flamme de la révolution populaire lumumbiste grâce à laquelle les idéaux défendus par Lumumba ont pu imprégner les masses congolaises.
À cet égard, le courage, la ténacité et l’humilité d’Antoine Gizenga doivent être à bon escient cités en exemple pour les générations futures. Il sied de rappeler qu’Antoine Gizenga avait exactement le même âge que Lumumba. Contrairement à ce dernier qui était un autodidacte qui s’est construit tout seul par la puissance de son intelligence inégalée, de son goût effréné de la lecture et de son ouverture sur le monde, Antoine Gizenga était un intellectuel policé ayant suivi une formation des plus élitistes au petit séminaire de Kinzambi et au grand séminaire de Mayidi. Avec un tel parcours, Gizenga aurait bien pu faire preuve de condescendance dans sa relation avec Lumumba. Au lieu de cela, il a eu la perspicacité et l’humilité de comprendre que Lumumba était le plus éclairé de toute l’engeance politique autochtone de l’époque et qu’il fallait s’incliner devant la transcendance de ses idées pour faire triompher la cause commune. Voici comment Gizenga lui-même rapportait les instants magiques de sa rencontre avec Lumumba : «Ma première rencontre avec Patrice Lumumba, déjà une vedette de la politique au Congo, eut lieu à l’occasion de la visite dans le pays, au milieu de 1959, du Ministre belge des colonies. Celui-ci vint évaluer la situation politique depuis la déclaration royale du 13 janvier 1959 (ndlr consécutive au soulèvement des congolais le 04 janvier 1959 à Léopoldville suivi d’un bain de sang). Arrivé à Léopoldville, il décida de convoquer tous les partis de la capitale en une sorte de conférence au bâtiment administratif de Kalina, afin de les sermoner. Nous nous rendîmes à la rencontre à l’heure prévue, chaque parti devant déléguer deux membres, nombre autorisé. Quelle ne fut pas notre surprise, Mulele et moi, à notre descente de la voiture devant le bâtiment ! Patrice Lumumba, que je voyais pour la première fois, se trouvait déjà à l’endroit, à la tête d’un groupe de militants de son parti. Chacun d’eux portait une pancarte, où étaient inscrites les revendications politiques qui coïncidaient singulièrement avec les nôtres, mais que lui présentait ici officiellement en public, sous le regard menaçant de la police. On pouvait lire sur ces pancartes, entre autres :’ indépendance immédiate et inconditionnelle du Congo uni et indivisible’, ‘élections pour tous, hommes et femmes, à partir de 18 ans, etc. (…) L’impression que Lumumba me laissa ce jour-là était qu’il était un homme d’action, très intelligent et déterminé, que des paresseux profiteurs craignaient de voir à la tête du parti MNC. Quant à Mulele et moi, nous pensions que c’était quelqu’un avec qui il fallait désormais compter pour libérer le Congo».
La suite des événements jusqu’à la constitution du gouvernement Lumumba et à sa mise à l’écart n’a fait que confirmer cette appréhension prémonitoire d’Antoine Gizenga.
Comment immortaliser Gizenga ?
En publiant en 2008 aux éditions L’Harmattan à Paris une ‘bible’ intitulée «Antoine Gizenga, le combat de l’héritier testamentaire de Patrice Emery Lumumba», notre compatriote Jean Mpisi, épistémologue, chimiste et essayiste, n’était pas loin de ce que l’histoire doit retenir de cette figure de proue. Gizenga lui-même, très porté par l’écriture, n’a pas emporté tous ses secrets dans sa tombe. Ses paroles ne s’envolaient jamais. Il prennait régulièrement soin de coucher par écrit pour des raisons d’univocité et de transmission fidèle à la postérité toutes ses idées. Le Parti Lumumbiste Unifié (PALU), situé sur le boulevard Lumumba à la hauteur du Pont Matete, héberge soigneusement toutes les archives des directives politiques, des décisions politiques, de circulaires, des articles de la revue politique «Pigano», des procès verbaux des réunions politiques ainsi que de tous les discours prononcés par le désormais immortel Antoine Gizenga. Au-delà de cette riche mine d’or, Antoine Gizenga a eu à signer deux ouvrages autobiographiques : «Mon témoigne» paru en 1977 ainsi que «Ma vie et mes luttes» dont le premier Tome a été publié en 201, et dont le deuxième sera certainement publié incessamment à titre posthume. Amoureux des belles lettres, philosophe et philologue, Antoine Gizenga a de son vivant mis un point d’honneur à léguer à la postérité sa riche et palpitante expérience vitale qui doit désormais servir de repère à tous ceux qui veulent s’inscrire dans la quête du mieux-être et de plus de liberté en faveur de notre peuple.
Cela dit, nous avons la ferme conviction qu’Antoine Gizenga lui-même n’aurait jamais voulu être immortalisé autrement qu’en faisant vibrer la RDC, l’Afrique et le monde au rythme des idées émancipatrices et progressistes du leader indépendantiste congolais Patrice Emery Lumumba à qui lui-même a consacré près de six décennies de son existence nonagénaire. De la terre de nos ancêtres où il repose en paix dans son emblématique résidence «Mashita-a-Gizungu» au quartier Buma dans la commune de la N’sele, Antoine Gizenga serait davantage fier des Congolais s’ils se nourrissaient sans distinction à la mamelle des idées de Lumumba. Tous ceux qui ont pratiqué Gizenga de son vivant savent qu’il considérait le héros national comme le dénominateur commun des Congolais de tous horizons, aux côtés de ses devanciers Kimpa Vita et Simon Kimbangu qui ont su en leur temps porter au paroxysme la lutte de notre peuple pour son émancipation et sa dignité. En réalité, les revendications politiques des Congolais sont les mêmes depuis la nuit des temps. Si avant l’indépendance, les Congolais luttaient tous pour la liberté, la dignité et l’indépendance, depuis le 30 juin 1960, ils sont tous passés sous les fourches caudines du néocolonialisme qui consistait à bafouer leur accession à la souveraineté internationale en les maintenant dans la situation ante quo (antérieure) par le truchement d’une bourgeoise comprador obéissant au doigt et à l’œil au diktat des anciens maîtres qui parvenaient ainsi à se substituer à la souveraineté du peuple. C’est à ce système que Lumumba s’est opposé au risque de sa vie jusqu’à être privé de sépulture sur la terre de ses ancêtres. Si certains d’entre les Congolais n’avaient pas cédé aux sirènes de nos oppresseurs en 1960 en leur servant de chevaux de Troie, Lumumba aurait à coup sûr réussi à enraciner durablement l’indépendance acquise et prouvé au monde entier, comme il le disait lui-même, «ce que les Congolais savent faire lorsqu’ils travaillent dans la liberté». La RDC aurait ainsi franchi plusieurs étapes et ne serait pas différente des pays comme le Canada, l’Inde ou le Brésil qui avaient le même niveau de développement économique que le Congo en 1960. Ceux parmi les Congolais qui ont trouvé un intérêt conjoncturel dans la persécution de Lumumba peuvent à leur corps défendant mesurer les dégâts causés par six décennies de gâchis depuis sa disparition. Grossomodo, Lumumba n’était pas en guerre contre d’autres Congolais, tout ce qu’il voulait, c’était de faire en sorte que les Congolais utilisent leurs ressources et leur intelligentsia pour bâtir leur prospérité dans la solidarité avec les pays africains et dans une coopération mutuellement avantageuse avec les pays de l’hémisphère Nord. Il n’avait pas pour cela à faire l’objet de la haine de certains compatriotes qui complotèrent avec les ennemis du peuple pour l’éliminer.
Immortaliser Antoine Gizenga, c’est faire en sorte que la bêtise de l’abandon d’un leader patriote et nationaliste aux mains des bourreaux ne se reproduise plus. «Un peuple qui ignore son histoire, répétait Antoine Gizenga, est un peuple soumis à l’esclavage perpétuel». Il ajoutait :»la vérité ne se cache jamais indéfiniment. Si tu la caches, elle se venge. Et quand elle se venge, elle se venge cruellement contre celui ou ceux qui l’ont cachée». À la lumière de cette pensée du patriarche Antoine Gizenga, l’on peut affirmer que la vérité de l’histoire politique de la RDC continue de se venger contre les Congolais. Normalement, l’œuvre de Lumumba devrait faire partie de la culture politique de chaque congolais. Tout congolais devrait se référer en toute circonstance au génie politique de Lumumba, au sens de son sacrifice suprême, à ses écrits qui traduisent fidèlement sa «pensée politique» ainsi qu’à ses discours. Nous avons, en tant que Nation, préféré adopter un système éducatif où on nous gave des théories d’Héraclès, de César, de Charlemagne, de Chrurchil, de Roosevelt, de Lénine, de Léopold II, du général de Gaulle, mais jamais de la pensée politique et des discours de Lumumba. Il y a dans l’élite congolaise, y compris parmi ceux qui se proclament lumumbistes, des gens qui n’ont jamais lu «la pensée politique de Lumumba», ni parcouru ses différents discours, encore moins la «lettre à sa femme Pauline». Le discours emblématique de Lumumba prononcé le 30 juin 1960, que toute l’Afrique et le monde libre nous envient, est ignoré de la plupart d’intellectuels congolais. Tous ces chefs d’œuvre du héros national devraient pourtant faire partie des programmes scolaires de l’éducation de base. Chaque enfant congolais qui a été à l’école devrait plus récitr par cœur et en chœur le discours de Lumumba du 30 juin 1960 ou la lettre à sa femme Pauline que «le corbeau et le renard» du gaulois Jean de la Fontaine. C’est à nous qu’il appartient de déconstruire les schèmes paternalistes qui nous empêchent de décoller et de nous développer. Et c’est à cela justement que nous appelait notre héros national en nous engeant à écrire notre propre histoire et à ne plus nous arrimer sur l’histoire écrite à Washington, à Londres, à Bruxelles ou à Paris. Notre dignité en tant que peuple est à ce prix.
C’est ici qu’il convient de tresser des lauriers mérités au président de la République Félix Antoine Tshisekedi Tshilombo qui n’a pas raté une occasion qui n’arrive à la RDC qu’une fois tous les 54 ans. Lors de son allocution historique d’acceptation de mandat en tant que nouveau président de la conférence des chefs d’États de l’Union africaine le 06 février dernier à Addis-Abeba, Fatshi a compris qu’il fallait débuter son propos avec un hommage appuyé à Patrice Emery Lumumba. Je suis convaincu que le patriarche Antoine Gizenga a tressailli de joie depuis l’outre-tombe en entendant le chef de l’État congolais débuter son premier discours sur le toît de l’Afrique en ces termes :»C’est un privilège unique pour la République Démocratique du Congo qui accède ce jour à la présidence de l’Union africaine à un moment symbolique et hautement significatif où nous célébrons les 60 ans de la disparition d’un digne fils du Congo et de l’Afrique, Monsieur Patrice Emery Lumumba. Croyant fermement au grand destin de l’Afrique, il n’avait pas hésité à organiser en août 1960 à Kinshasa, alors Léopoldville, le dernier congrès de l’histoire du grand mouvement panafricain. Le 30 juin 1960, peu avant sa disparition tragique, il déclarait, je cite : ‘l’Afrique écrira sa propre histoire. Et elle sera au Nord et au Sud du Sahara une histoire de gloire et de dignité’». Qui dit mieux. Passant de la parole aux actes, le président Tshisekedi avait déjà annoncé au cours de la cérémonie grandeur nature du soixantainaire de la mort de Lumumba, qu’il avait organisée en grande pompe au monument lui dédié sur le boulevard qui porte son nom, qu’il offrirait enfin au cours de l’année en cours une sépulture digne de son rang et de son sacrifice à Lumumba à la place échangeur, emblème de la capitale congolaise. Pour mémoire, Fatshi ne s’était pas fait prier pour accompagner la progéniture de Lumumba dans ses démarches auprès du gouvernement belge tendant à obtenir le rapatriement de la dent de Lumumba détenue comme un trophée par un des deux officiers belges, les capitaines Gat et Vercheure, chargés de dissoudre son corps saucissonné dans l’acide sulfurique après son assassinat à 70 kilomètres de Lubumbashi par un peloton commandé par eux-mêmes. C’est cette prestigieuse relique que l’État congolais, sous l’impulsion du président de la République, va enfin rapatrier afin que l’âme du héros national repose enfin en paix sur le sol de ses aïeux. Quelle fierté ! Il n’y a que de cette manière et de cette manière seulement qu’une nation se réconcilie avec son histoire et peut finalement espérer renouer avec le progrès. En réfondant la nation à partir de son principal pilier politique qu’est Patrice Emery Lumumba, Fatshi montre l’exemple de la meilleure façon d’immortaliser Antoine Gizenga. Il peut dès lors être rassuré d’être sur la bonne voie. Nul n’ignore que lorsque le Chef de l’État nouvellement élu était venu participer personnellement au deuil d’Antoine Gizenga dans sa dernière résidence au quartier Mont Fleury (Commune de Ngaliema), il s’était fait remettre par son secrétaire particulier une lettre que l’illustre disparu lui avait destinée tout en exigeant qu’elle lui soit remise en mains propres. Faut-il croire que toutes ces indications de la success-story du président de la République ci-haut retracée faisaient-elles partie de la mystérieuse missive ? Fatshi seul le sait !
Célestin Ngoma Matshitshi
Secrétaire Permanent Adjoint du PALU chargé de la jeunesse et des questions socio-politiques