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Ne faisons pas bégayer l’histoire
Le 5 Septembre 1960, à la suite de la révocation du 1er ministre Patrice Lumumba par le président Joseph Kasavubu, un acte illégal, notre pays est entré dans un cercle infernal dont les conséquences s’observent encore 60 ans après.
Le 5 septembre 1960 doit être considéré comme un jour fatal pour le Congo indépendant. Seulement deux mois (exactement 66 jours) après l’indépendance, le président Kasavubu, poussé par ses conseillers belges dont Jean Van Bilsen et l’ambassadeur américain Clare H. Timberlake, annonçait de sa voix fluette à 20 h 03, à la radio de Léopoldville le limogeage du premier ministre Lumumba
Surpris et furieux, ce dernier, chef de la majorité parlementaire qui avait porté Kasavubu à la présidence de la République s’est rendu à la même radio une heure plus tard 21 h 05 pour y prononcer à son tour la déchéance du chef de l’Etat.
Mais alors que Lumumba comptait sur la toute nouvelle Armée nationale congolaise (il était aussi ministre de la Défense nationale) pour arrêter le président Kasavubu pour haute trahison, les militaires, contrôlés par le colonel Joseph Mobutu et encadrés par les officiers belges s’interposent pour empêcher les quelques soldats fidèles au premier ministre d’agir avec l’appui des… forces des Nations Unies (ONUC), qui choisirent résolument le camp de Kasavubu.
Ainsi se termina l’idylle d’un couple explosif. Pourtant depuis le 30 juin 1960, jour de l’indépendance, Kasavubu et Lumumba, unis, s’étaient battus côte à côte pour sauver le Congo. La loi fondamentale (constitution) prévoyait que la politique était définie et conduite par le premier ministre et sa majorité. Le chef de l’Etat n’était là que pour incarner l’unité du pays, pour, diraient certains, « inaugurer les chrysanthèmes », comme le Roi en Belgique.
Le 1er ministre devait avoir la haute main sur la gestion de l’Etat. Certains proches du chef de l’Etat ne l’entendaient pas de cette oreille et avaient fait pression sur lui pour le pousser à faire en sorte de disposer de plus de pouvoirs que ne lui reconnaissait la Loi fondamentale.
Le président Kasavubu lui-même en souffrait dans son amour-propre semble-t-il car il déclarera quelques années plus tard avec un humour qu’on ne lui connaissait pas : « il fallait que l’un de nous deux tombe pour que le pouvoir revienne à celui qui dégainerait le premier, c’est ce que j’ai fait ». Ayant dégainé – et tiré – le premier, il s’efforça de changer arbitrairement les règles démocratiques en vigueur en imposant un présidentialisme inconstitutionnel et en obligeant les nombreux premiers ministres qui vont se succéder après Lumumba (assassiné au Katanga le 17 février 1961) à se contenter du rôle de simple exécutant de la politique du président.
Le motif invoqué par le président Kasavubu pour neutraliser et éliminer Patrice Lumumba fut « la guerre civile atroce au Sud Kasaï ». Dans son allocution radiodiffusée, il avait en effet déclaré que « le premier ministre (qu’il avait appelé, sous l’émotion sans doute, ‘’le premier bourgmestre’’) a trahi la tâche qui lui était confiée et, en ce moment encore, il est en train de jeter le pays dans une guerre civile atroce ». C’était pure calomnie car il faisait allusion à l’engagement des troupes de l’Armée Nationale Congolaise, commandées par Mobutu qui était devenu son allié contre Lumumba, pour réduire la sécession du Sud-Kasaï. Des éléments de ces troupes avaient effectivement commis au Kasaï des massacres que le secrétaire général de l’ONU Dag Hammarskjöld, un Suédois qui détestait Lumumba comme tous les Occidentaux, qualifiera, avec une légèreté déconcertante de « génocide de Lumumba contre des Baluba. En 1992, la Commission des Assassinats de la Conférence nationale souveraine a confirmé à ce sujet que le seul responsable de ces massacres était Joseph-Désiré Mobutu, alors chef d’état-major de l’Armée nationale congolaise.
En tout état de cause, l’acte posé par Kasavubu était illégal et anticonstitutionnel. C’est pourquoi Patrice Lumumba avait prononcé sa déchéance. La Loi Fondamentale stipulait en effet que le chef de l’Etat ne peut procéder à la révocation du 1er ministre qu’avec l’accord du parlement et le contreseing de deux ministres. Or, en l’espèce, aucune motion contre le gouvernement n’avait été enregistrée au parlement et aucun ministre n’avait contresigné le texte de l’éviction. Pire : un acte aussi grave, ne pouvait être pris par un simple communiqué de presse. Le président Kasavubu avait bel et bien dérogé à la procédure légale. Sûr de la protection de l’ANC de Mobutu et des forces de la MONUC, il ne s’intéressera après coup qu’au contreseing de deux ministres et débauchera Justin-Marie Bomboko et Albert Delvaux (futur Mafuta Kizola) respectivement ministres des Affaires étrangères et délégué à Bruxelles(Ambassadeur) pour lui donner leur contreseing.
Joseph Ileo, le successeur de Lumumba viendra du camp opposé à Lumumba le leader de la majorité. Normalement, l’acte présidentiel, bien qu’illégal, aurait pu calmer les esprits si le 1er ministre successeur de Lumumba avait été choisi dans le camp politique de ce dernier, puisqu’il avait remporté les élections législatives et était majoritaire au Parlement. Mais Kasavubu avait préféré passer outre et nommer à la tête du Gouvernement Joseph Iléo du MNC-Kalonji. Il était président du Sénat et était connu comme le premier des adversaires politiques de Lumumba (c’est lui qui, à l’issue des élections de mai 1960, avait déclaré qu’il ferait tout pour empêcher Lumumba de diriger le Congo et avait créé à cet effet un virulent « Front anti-Lumumba »).
Les ministres qu’il choisit étaient des anti-lumumbistes fanatiques comme Bomboko, Adoula, Bolikango, Delvaux et Kalonji.
Lorsque le Parlement protesta contre cette situation nouvelle et annula l’acte de limogeage de Lumumba par Kasavubu, celui-ci l’a carrément fermé. C’était la fin de la démocratie et le début de la dictature, de la confusion et du chaos…
Dès sa nomination le 6 septembre 1960, Joseph Iléo s’empressa d’instruire le procureur belge Rom, de lancer un mandat d’arrêt contre Lumumba le lancer un mandat d’arrêt contre Lumumba. Kasavubu s’est servi de ce mandat pour emprisonner Lumumba (le 3 décembre 1960) chez lui au Bas-Congo (à Thysville, actuel Mbanza-Ngungu) avant de l’envoyer par la suite (le 17 janvier 1961) à la mort au Katanga.
Le Kwilu a fait bloc autour de Lumumba. A l’annonce du limogeage de Patrice Lumumba, ce sont les ténors du Parti solidaire africain (PSA), parti dominant du Kwilu et de tout l’Ouest du pays qui prirent le chef de la première majorité démocratique congolaise en charge et dénoncèrent avec force la « trahison de Kasavubu ». Bernardin Mungul Diaka, chef de cabinet au ministère de la Défense (dirigé par Lumumba) propose de monter une milice pour « faire face aux Bakongo et autres fanatiques survoltés de Kasavubu ». Les kwilois se sont retrouvés chez Cléophas Kamitatu, alors gouverneur de la Province de Léopoldville, pour faire face au camp de Kasa-Vubu soutenu par l’Occident et l’ONUC. Antoine Gizenga suggérea de reconstituer le gouvernement légal ailleurs qu’à Léopoldville (c’est ce qu’il fera dès le 14 octobre 1960). Pierre Mulele décida de prendre les armes… (ce sera fait en janvier 1964). Si Lumumba qui croyait encore triompher de ses adversaires par des voies non violentes ne s’y était pas opposé, c’est déjà en septembre 1960 que la « rébellion » allait commencer !…
C’est Cléophas Kamitatu qui va dresser le 27 novembre 1960 le « plan d’évasion » de Lumumba pour rejoindre Gizenga à Stanleyville. Mungul Diaka va exécuter ce plan, conduisant Lumumba à travers le Kwango (Kenge) et le Kwilu (Masi, Bulungu…) jusqu’à son arrestation à l’entrée du Kasaï…
Il est curieux que la Conférence nationale souveraine (CNS) de 1992 n’ait pas établi la responsabilité de Joseph Iléo (qui serait un fervent catholique ne manquant pas ses prières) et de Joseph Kasavubu dans la crise du Congo et la mort de Lumumba, les plus grands coupables désignés étant seulement Mobutu, Moïse Tshombe et les Belges !
Le limogeage de Patrice Lumumba va provoquer ce que Antoine Gizenga appelle avec raison « la crise la plus odieuse qui précipita définitivement le pays dans le chaos politique ». L’acte présidentiel a eu en effet des conséquences énormes et fâcheuses pour le Congo, et ce sont les Kwilois qui, les premiers, vont tenter de rétablir la légalité battue le 5 septembre 1960.
Antoine Gizenga, le vice-Premier ministre limogé fut le premier homme politique à contester l’acte avant de quitter Léopoldville pour aller instaurer le gouvernement légal de Lumumba à Stanleyville (actuelle ville de Kisangani), en Province Orientale (désormais, il y aura ainsi, jusqu’en janvier 1962, deux gouvernements centraux au Congo, celui de Léopoldville et celui de Stanleyville) ;
Pierre Mulele, le ministre de l’Education nationale de Lumumba, déclenchera pour sa part début janvier 1964 une insurrection populaire au Kwilu, une « rébellion » (selon le mot de ses adversaires) qui sera suivie à l’Est du pays par celle des Simba commandés par, Gaston Soumaili alias Soumialot et Laurent Désiré Kabila et qui aboutira à la proclamation à Stanleyville de la « République Populaire du Congo (donc deux pays en un).
Plus tard, en 1967 Laurent Désiré Kabila, va à son tour créer son propre maquis à Fizi au nom de Patrice Lumumba et de Pierre Mulele, une « rébellion » qui sera ravivée en octobre 1996 et parviendra à chasser Mobutu du pouvoir…
Il est impossible de bien comprendre le Congo d’aujourd’hui sans se remémorer tous ces événements douloureux qui ont marqué notre histoire depuis cette date fatidique du 5 septembre 1960 où un président de la République céda aux caprices de quelques agitateurs autour de lui et perdit les pédales avant de perdre lui-même le pouvoir et de mourir dans le dénuement le plus total du fait de celui qu’il avait commis l’erreur de considérer comme son allié, Mobutu.
Ce fut la fin d’un rêve. Le rêve d’un Congo plus beau qu’avant. Et cela dure 60 ans !
Lumuna Ndelo
Analyste politique