Une éventuelle mise en accusation du chef de l’État Félix Antoine Tshisekedi par les deux chambres du parlement réunies en Congrès hante les salons politiques. A mesure que l’on approche de la rentrée parlementaire prévue le 15 Septembre 2020, l’agitation de la classe politique va crescendo à ce sujet.
Cette perspective fait suite au débat soulevé quelques semaines plus tôt sur la constitutionnalité de certaines des dernières ordonnances d’organisation judiciaire, particulièrement celles portant nomination des juges constitutionnels Noël Kilomba et Jean Ubulu à la Cour de cassation sans concertation avec eux alors que leur mandat à la Cour constitutionnelle courait encore (jusqu’en avril 2021 pour l’un d’entre les deux seulement).
Relancé de plus belle la semaine dernière suite à une saillie médiatique de Me Théodore Ngoy, avocat des deux juges qui avaient auparavant adressé une correspondance au président de la République faisant état de leur volonté de terminer leur mandat actuel à la Cour constitutionnel avant «se mettre à la disposition de la République », le débat a pris une autre tournure avec l’appui qu’ils ont reçu de Martin Fayulu, candidat malheureux à la dernière élection présidentielle qui n’avait pourtant pas cessé depuis fin 2018 d’accuser la Cour constitutionnelle de forfaiture pour avoir proclamé Félix Tshisekedi vainqueur à l’élection présidentielle.
Cette cause est ainsi portée désormais par l’opposition Lamuka de Fayulu dont des parlementaires comme Ados Ndombasi ont manifesté leur intention de soutenir la requête de Me Ngoy de voir le Congrès mettre en accusation le président Tshisekedi s’il ne rapportait pas ses deux ordonnances jugées inconstitutionnelles.
Cet appui aux deux juges constitutionnels qui font partie du groupe de 3 nommés à l’initiative du président de la République honoraire Joseph Kabila (leurs 6 autres collègues l’ayant été respectivement à celles du parlement et du Conseil supérieur de la magistrature) a fait bondir Augustin Kabuya, le secrétaire général a.i. de l’UDPS qui a dénoncé mercredi sur Radio France Internationale (RFI) «un complot politique de Martin Fayulu et de l’avocat Ngoy contre le président de la République». Le numéro 2 du parti présidentiel dit voir derrière ce complot l’ombre de l’ex-président Kabila, leader de la majorité parlementaire sans laquelle aucune initiative de cette nature n’aurait de chance d’aboutir. «Il ne fait aucun doute que Fayulu et Ngoy n’ont fait qu’exécuter le plan diabolique déjà planifié par le Front Commun pour le Congo (la plateforme politique de Kabila ndlr). Ce n’est un secret pour personne que le FCC ne jure que sur la tête du président de la République. Le FCC ne doit pas croire que la RDC est une propriété privée de Joseph Kabila où il peut partir et revenir comme il veut. M. Fayulu doit comprendre une chose : il avait monté un coup à Genève qui n’avait pas réussi. Le chef de l’Etat n’a jamais violé la constitution», a affirmé sans aménité le volubile secrétaire général de l’UDPS.
Interrogé sur le fond des accusations de violation de la constitution par les deux textes incriminés par la défense des juges Kilomba et Ubulu à laquelle l’opposition Lamuka dit s’être jointe en dépit des reproches qu’elle maintient particulièrement à l’encontre du juge Noël Kilomba, président de la composition qui déclara ‘‘non fondé’’ le recours de Martin Fayulu contre les résultats provisoires de la CENI proclamant Félix Tshisekedi vainqueur de l’élection présidentielle par souci de respecter le prescrit de la constitution, Kabuya s’est contenté de répéter que «c’est le FCC qui est derrière ça. Le FCC a déjà un schéma qu’il a déjà planifié pour nous faire du mal. Nous sommes au courant de leurs plans et nous allons nous défendre». Un peu court comme argument…
Nombre d’analystes voient dans ce débat l’exercice normal des libertés garanties par la constitution à tout Congolais et la consécration de la fin de l’Omerta (loi du silence) qui, dans beaucoup de pays africains où les valeurs démocratiques ne sont pas encore bien ancrées dans le débat politico-institutionnel, couvre d’une chape de plomb tout dérapage réel ou supposé d’un président de la République en exercice.
La fin de l’Omerta ?
La question qui mérite d’être posée à ce sujet est celle de savoir si le Congrès dans sa composition actuelle peut procéder à la mise en accusation du président Tshisekedi à cause des ordonnances mettant fin aux fonctions des juges constitutionnels Kilomba et Ubulu.
Parlant au nom de la majorité parlementaire FCC, le Dr. Félix Kabange Numbi, un proche du président honoraire Joseph Kabila, a clairement indiqué dans un entretien à nos confrères de Top Congo FM que pareille éventualité n’était «pas du tout à l’agenda de cette plateforme pour la session de septembre». Dont acte.
Au-delà des théories politiques complotistes et des arguties scientifiques, la mise en accusation du chef de l’État n’a pas encore rempli tous les préalables. Bien plus, dans un pays fragile comme la RDC, l’importance des attributions du président de la République et le principe de la séparation supposée rigide des pouvoirs en régime semi-présidentiel ne fait pas bon ménage avec toute idée de déstabilisation du mandat d’un chef d’Etat en exercice à la moindre contradiction. «Cela risquerait de plonger la nation dans une instabilité politique et une crise de légitimité qui pourraient s’avérer des remèdes pires que le mal», estime un politologue de l’Université de Kinshasa proche du FCC.
«Nulle part, ou presque, en Afrique ou ailleurs, le président de la République est considéré comme un justiciable lambda. Il détient un mandat de représentation nationale, garantit la continuité de l’Etat (article 69 de la constitution). De ce fait, la fonction présidentielle doit être protégée contre les ‘‘intempéries’’ qui pourraient abusivement l’atteindre ou l’affaiblir, car elle place celui qui l’exerce dans une posture unique», estime à ce sujet Me Merphy Pongo.
En droit parlementaire congolais, le Congrès n’est convoqué exclusivement que pour : (i) réviser la constitution ; (ii) autoriser la mise en accusation du président de la République et du premier ministre devant la Cour constitutionnelle et (iii) entendre le discours sur l’État de la nation du président de la République.
Il convient de signaler que le président de la République ne peut faire l’objet des poursuites que pour avoir notamment commis les infractions politiques de haute trahison, d’atteinte à l’honneur et aux bonnes mœurs ainsi que de délit d’initiés. Il est institué à cette fin un parquet général près la Cour constitutionnelle (article 12 de la loi organique de 2013 sur la Cour constitutionnelle). Ce parquet général est chapeauté par un procureur général nommé par le président de la République parmi les magistrats de carrière. Il est seul compétent pour ouvrir une enquête impliquant le chef de l’Etat. C’est à lui seul que l’article 100 de la loi organique du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la Cour constitutionnelle donne le pouvoir de recevoir les plaintes et dénonciations relatives à ce type d’infractions.
Seul ce procureur général près la Cour constitutionnelles est habilité à rechercher les infractions politiques commises par le président de la République, rassembler les éléments des preuves et entreprendre des poursuites à l’encontre de ce dernier ainsi que des co-auteurs ou complices. Même lorsqu’ils sont saisis de dénonciations ou plaintes relatives aux infractions politiques commises par le président de la République, les officiers de police judiciaire ou du ministère public ne peuvent poser aucun acte d’instruction. Ils sont tenus de transmettre immédiatement les dossiers chez le procureur général près la Cour constitutionnelle. Seul celui-ci peut se saisir d’office lorsque le président est en cause. Il peut inviter toute personne dont il juge l’audition nécessaire pour éclairer sa religion. Aucune de ces formalités n’a été entamée à ce jour.
Selon un éminent constitutionnaliste congolais s’exprimant sous le sceau de l’anonymat, « la Cour constitutionnelle étant le juge pénal du président de la République, conformément aux articles 164 de la constitution et 72 de la loi organique du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la Cour constitutionnelle, toute procédure de mise en accusation de ces deux hautes autorités de la République doit être sollicitée auprès du parlement par la Cour constitutionnelle».
S’agissant de la procédure de mise en accusation du président de la République, il y a quelques étapes à suivre.
1. Autorisation des poursuites judiciaires contre le président de la République :
Après avoir reçu les plaintes ou dénonciations ou lorsqu’il s’est saisi d’office d’une infraction commise par le président de la République, le procureur général près la Cour constitutionnelle s’il estime opportun (le principe d’opportunité des poursuites est celui en vertu duquel même si le président a commis l’infraction, le procureur général près la Cour constitutionnelle peut décider d’initier ou non des poursuites judiciaires contre lui) de poursuivre le chef de l’Etat, saisit le président de l’Assemblée nationale et celui du Sénat par une requête d’autorisation des poursuites judiciaires contre le président de la République conformément à l’article 101 de la loi organique du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la cour constitutionnelle et 38 du règlement intérieur du congrès de 2019. Dans ce cas, le Congrès se réunit, toutes affaires cessantes conformément à l’article 3 de son règlement intérieur pour délibérer sur l’autorisation à accorder ou non au procureur général près la Cour constitutionnelle à cette fin. La décision y relative est prise à la majorité de deux tiers des membres composant le Congrès, soit au minimum 406 députés nationaux et sénateurs (article 166 de la constitution).
C’est après ce vote que le procureur général près la Cour constitutionnelle entame l’instruction pré-juridictionnelle de l’infraction présumée commise par le président de la République (article 102 de la loi organique du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la Cour constitutionnelle).
2. Mise en accusation du Président de la République:
Après avoir mené des enquêtes et lorsqu’il est convaincu de la fiabilité des éléments à sa disposition, le procureur général près la Cour constitutionnelle fait rapport aux deux présidents des chambres législatives qui convoquent immédiatement le Congrès pour voter la mise en accusation du président de la République.
Le rapport d’enquête du procureur général de la République près la Cour constitutionnelle aux deux speakers des chambres parlementaires est accompagné d’une requête aux fins de mise en accusation du président de la République.
3. Fixation d’audience
Apres avoir obtenu l’autorisation de mettre en accusation le président de la République, le procureur général près la Cour constitutionnelle peut alors saisir la Cour constitutionnelle pour juger le président de la République. Pendant toute cette période, ce dernier demeure toujours en fonction et continue à diriger le pays jusqu’à ce qu’il soit éventuellement reconnu coupable par un arrêt de la Cour constitutionnelle.
Des craintes infondées
On ne voit pas bien ce qui fonde la crainte de ceux qui, à l’instar d’Augustin Kabuya, agitent l’épouvantail de la destitution du chef de l’Etat dans la mesure où Jean-Paul Mukolo, l’actuel procureur général près la Cour constitutionnelle nommé par Félix Tshisekedi qui a prêté récemment serment devant la nation représentée par le chef de l’Etat et les deux chambres n’a ni été saisi par qui que ce soit, ni entamé une démarche d’office dans le sens de la mise en accusation du chef de l’État.
«En matière de mise en accusation du président de la République, l’intervention du Congrès se limite en amont au vote de l’autorisation des poursuites judiciaires et en aval à l’autorisation de la mise en accusation. Le Congrès ne peut pas siéger pour statuer sur une quelconque mise en accusation sans avoir été préalablement saisi par le procureur général près la Cour constitutionnelle à cette fin. Il ne peut se substituer à ce dernier pour entendre le président et ne peut donc poser des actes d’instruction dont la plénitude revient au seul procureur général près la Cour constitutionnelle», rappelle à ce sujet notre chroniqueur judiciaire.
C’est ce que la Cour suprême de justice toutes sections réunies dans son arrêt R. CONST 061/TSR du 30 novembre 2007 avait dit, en déclarant inconstitutionnels, les articles 38, 40, 42 et 43 du règlement intérieur du Congrès qui lui fut soumis pour contrôle de constitutionnalité en 2007 relatifs à la procédure de mise en accusation du président de la République. Ces quatre articles instituaient une commission du Congrès devant entendre le président de la République.
Problème : les articles 39 et 40 de l’actuel règlement intérieur du Congrès adoptés en 2019 ont repris textuellement les énoncés des quatre articles 39, 40, 42 et 43 qui avaient été déjà déclarés inconstitutionnels en 2007. Pour le juriste Pongo, il faut en déduire que «ces articles 39 et 40 de l’actuel règlement intérieur du Congrès instituant une commission pour entendre le président de la République sont réputés inexistants car contraires à l’esprit et à la lettre de la Constitution et de la loi organique du 15 octobre 2013 portant organisation et fonctionnement de la Cour constitutionnelle en ce qui est de la procédure de mise en accusation du président de la République».
Il n’y a donc pas de quoi fouetter un chat pour des juristes normalement constitués dont le chef de l’Etat devrait s’entourer et qui devraient se préoccuper d’œuvrer à la mise en adéquation avec la constitution du règlement intérieur du Congrès de 2019 en matière de procédure de mise en accusation du président de la République plutôt que de pousser la première institution du pays à aller d’irrégularité en irrégularité pour se mettre à l’abri de désagréments plus imaginaires que réels.
A.M avec le Maximum