Aujourd’hui plus qu’hier, l’inexpérience et le déficit d’ intellectuels qui ont servi de prétexte pour justifier les errements des années postindépendance du Congo de Lumumba et Kasavubu ne tiennent plus la route. Au-delà du folklore et des discours modelés, les célébrations le 30 juin 2020,dans tout le pays du 60ème anniversaire d’accession à la souveraineté nationale et internationale de la RDC cristallisent les esprits dans un contexte atypique où, comme en 1960, le climat politique délétère plante le décor d’une crise interinstitutionnelle explosive. Même le discours du chef de l’État, Félix Tshisekedi n’y échappe pas. « L’effondrement du socle de confiance intervenu entre les acteurs politiques nationaux dès le lendemain de la proclamation de notre indépendance, est le résultat combiné de l’inexpérience, de la jeunesse de la classe politique et du jeu malsain des convoitises extérieures. Ce départ raté a conduit notre pays, un pays aux promesses pourtant exceptionnelles, dans une descente aux enfers qui a pu paraitre interminable et qui n’a épargné aucun secteur de la vie nationale[…]Comme il y a 60 ans, étrange répétition de l’histoire, il y a une majorité parlementaire et un Président de la République qui viennent de composantes politiques différentes, jadis en opposition frontale. N’est-ce pas un sort de l’histoire, afin que nous réparions le péché originel qui a entrainé notre pays dans une succession de crises ? C’est pourquoi, en tant que garant constitutionnel du bon fonctionnement des institutions, je ne ménagerai aucun effort pour m’assurer, via un dialogue interinstitutionnel régulier, qu’aucune crise inutile ne puisse perturber la stabilité du pays, si importante pour son essor» a t-il indiqué.
Bien que nombre de gens au Congo Kinshasa espéraient que l’indépendance marquait effectivement la fin de la colonisation, la cérémonie du 30 juin 1960, a pris les allures d’un canular. Bien qu’elle ait sans doute amélioré la vie de certains Congolais, pour d’autres, elle n’a pas été synonyme de liberté et de mieux-être car elle n’a fait que marquer l’internationalisation et l’indigénisation du colonialisme. Les congolais sont passés de la domination coloniale directe à un statut de partenaires de leur propre exploitation.
Le projet Eurafrica (Eurafrique), aujourd’hui largement oublié, l’illustre bien. Conçu dans l’entre-deux-guerres, il s’agissait de remplacer la concurrence coloniale européenne pour les ressources africaines par un colonialisme internationalisé pouvant permettre aux Européens d’exploiter conjointement et harmonieusement le continent noir sous les auspices de ce qui allait devenir l’Union européenne. Comme l’ont noté les chercheurs européens Peo Hansen et Stefan Jonsson de l’Université Linkoping en Suède, « la CEE (actuelle UE) a été conçue dès le début, entre autres, pour permettre une gestion coloniale rationnelle et co-européenne du continent africain». Même si Léopold Sédar Senghor, premier président du Sénégal indépendant, semble avoir relativisé en reconnaissant que la décolonisation signifie plus que la simple indépendance. En effet, il avait écrit dans les colonnes du quotidien Le Monde en 1957 : « Par décolonisation, j’entends l’abolition de tout préjugé, de tout complexe de supériorité dans l’esprit du colonisateur, et aussi de tout complexe d’infériorité dans l’esprit du colonisé». Mais cet idéal était loin d’être une réalité.
A dire vrai, l’indépendance n’a été qu’un colifichet. Lors de la table ronde organisée par le gouvernement belge le 27 janvier 1960 pour octroyer l’autonomie au Congo, la première idée des Belges est d’accorder l’indépendance en gardant leur roi comme souverain du nouvel Etat et un gouvernement avec des Congolais mais aussi des Belges. C’est après le refus de Patrice Lumumba que la Belgique renoncera à ce projet. Mais dans la partie économique de la table ronde, la métropole s’arrangera pour que toutes les ressources minières restent entre ses mains. L’élite congolaise n’était pas encore préparée à affronter un tel tour de passe-passe. On peut donc affirmer que la Belgique n’a jamais considéré le Congo d’après 1960 comme un Etat réellement indépendant.
Les velléités de Lumumba pour une vraie indépendance seront rapidement contrées. Le contrôle des ressources minières par les Belges sera par la suite concrétisé par les sécessions du Katanga cuprifère et du Sud-kasai diamantifère, soutenues par Bruxelles. Face aux résistances, la Belgique décidera d’intervenir militairement. Plusieurs milliers de personnes seront tuées à Kisangani en 1964. Il fallut à l’ancienne métropole trouver un homme fort favorable à ses intérêts.
Mobutu le pro-belge sera ainsi placé au pouvoir en 1965. Il y restera jusqu’en 1997. Le Congo, pourtant était un pays trop grand pour la Belgique qui ne pouvait le contrôler qu’avec l’appui d’autres puissances occidentales, notamment la France et les Etats-Unis. C’est cette troïka – Belgique France-États-Unis, qui a tenu en mains pendant toutes ces années le destin de la RDC. Le pouvoir de Mobutu va de temps en temps faire semblant de développer l’identité nationale congolaise en détruisant pour la galerie les symboles de la colonisation. Il déboulonne les monuments à la gloire de Leopold II mais reste toujours l’homme des Belges, des Américains et des Français.
Dans cette situation, l’idéal nationaliste attisé par Lumumba est à rallumer car, ce serait infliger une seconde mort à Lumumba que de ne pas respecter le serment qu’il a fait en ne voulant jamais trahir les intérêts de son peuple chosifié. La pensée de Lumumba est une source de dignité et fierté nationale que ceux qui se sont auto-attribué le statut de maîtres de l’univers n’auront jamais de cesse de vouloir empoisonner afin que s’éteigne à jamais les revendications légitimes pour l’instauration d’un État Congolais véritablement souverain.
Tout est fait pour occulter la voix de lumumbistes, mais elle continue à résonner plus fort qu’avant et à appeler à plus de détermination pour bâtir un pays plus beau qu’avant. « Une tête coupée en fait renaître mille» disait Pierre Corneille. C’est ce qui fait dire au député national et lumumbiste assumé, Lambert Mende Omalanga qu’ « être lumumbiste aujourd’hui, c’est mener le combat pour que le Congo soit libre de choisir ses partenaires en fonction de ses propres intérêts et c’est pas toujours le cas à ce jour».
Il aura fallu attendre l’avènement à la tête du pays en 1997 de Mzee Laurent Désiré Kabila, pour que les Congolais aient réellement la possibilité d’écrire eux-mêmes leur histoire et de revenir sur l’indépendance par procuration à travers laquelle le pays avait été réduit en 1960.
L’indépendance est une lutte permanente pour l’autonomisation du pays en tant que peuple, la préservation de sa souveraineté et la lutte contre le pillage de ses ressources naturelles. Bien plus, l’instauration des tous les fondamentaux de la démocratie en 2006, à l’initiative de Joseph Kabila Kabange, successeur de Mzee Kabila et prédécesseur de Félix Tshisekedi au top job a posé les bases de la véritable indépendance d’une RDC résolue à se libérer du joug des ingérences impérialistes et d’inventer un avenir meilleur pensé et mis en œuvre au Congo par les Congolais. Les Kabila ont ainsi mieux compris à juste titre ce message historique de Lumumba : «A mes enfants que je laisse, et que peut-être je ne reverrai plus, je veux qu’on dise que l’avenir du Congo est beau et qu’il attend d’eux, comme il attend de chaque Congolais, d’accomplir la tâche sacrée de la reconstruction de notre indépendance et de notre souveraineté, car sans dignité il n’y a pas de liberté, sans justice il n’y a pas de dignité, et sans indépendance il n’y a pas d’hommes libres. Ni brutalités, ni sévices, ni tortures ne m’ont jamais amené à demander la grâce, car je préfère mourir la tête haute, la foi inébranlable et la confiance profonde dans la destinée de mon pays, plutôt que vivre dans la soumission et le mépris des principes sacrés. L’histoire dira un jour son mot, mais ce ne sera pas l’histoire qu’on enseignera à Bruxelles, Washington, Paris ou aux Nations Unies, mais celle qu’on enseignera dans les pays affranchis du colonialisme et de ses fantoches. L’Afrique écrira sa propre histoire et elle sera au nord et au sud du Sahara une histoire de gloire et de dignité. Ne me pleure pas, ma compagne. Moi je sais que mon pays, qui souffre tant, saura défendre son indépendance et sa liberté».
Le successeur de Joseph Kabila a le devoir de pérenniser les acquis de cette lutte contre la caporalisation de l’indépendance de la RDC et d’en finir avec les enjeux léonins, quels qu’ils soient.
Le régime de Mobutu Sese Seko (1965-1997) docile et malléable par les occidentaux, a longtemps distillé l’idée que c’est le départ des Blancs en 1960 qui a été la source de tous les malheurs du Congo alors que Patrice Lumumba voulait voir naître un pays réellement indépendant, débarrassé de toute influence extérieure.
Bien que le président Tshisekedi en ait fait l’anamnèse, le Congo Kinshasa, mieux que pendant les crises politiques des années 1960 et 1965, continue de tanguer entre les tentations autocratiques téléguidées et la corruption de ses élites. La crise interinstitutionnelle en perspective s’assaisonne à toutes ces sauces. L’histoire est parfois faite de tels bégaiements et celle du Congo titubant, bon gré mal gré comme en 1960 a besoin d’un sursaut des meilleurs de ses enfants. A la manœuvre se trouve encore et toujours la toute puissante troïka stratégique occidentale (Belgique, France et États-Unis d’Amérique) qui agit comme si elle était plus congolaise que les Congolais eux-mêmes.
C’est aux influences de cette troϊka que l’on doit la cacophonie politique au sein des institutions congolaises. Elle entretient ainsi une confusion entre les acteurs politiques qui est du pain béni pour ses stratégies dans ce véritable scandale géologique sur laquelle elle tient à continuer à faire main basse. L’heure n’est plus aux deals maléfiques pour des intérêts autres que ceux des Congolais.
De la démagogie vécue au lendemain de l’indépendance aux scandales de la corruption, en passant par les étapes de la dictature et des tueries, les descendants de Kimbangu, de Lumumba et de Mzee Kabila ont payé un lourd tribut pour leur émancipation.
Si la crise congolaise des années 60 avait comme point d’achoppement les ressources naturelles, notamment les minerais et le barrage légendaire d’Inga dont le président Tshisekedi a rappelé récemment les grandes promesses pour le pays et l’Afrique, à travers la mise en oeuvre des réformes comme celles du nouveau code minier de 2018, permet à ce peuple d’aspirer légitimement à l’émergence dans un délai raisonnable. Si dans les années 60, le Congo fut une ligne de front de la guerre froide sous les tropiques africaines, c’était toujours à cause de ses ressources. Comme aujourd’hui, dans les années 60, la sauce diplomatique a tellement connu de condiments que personne ne l’a sûrement mieux exprimé que l’inoubliable Patrice Lumumba lorsqu’il évoqua la balkanisation programmée par la Belgique du Congo. Les mêmes causes aujourd’hui ne pourront que produire les mêmes effets.
Les bisbilles entre Kasavubu et Lumumba avaient conduit à la page la plus triste de l’histoire du pays au grand dam du peuple congolais dont le destin bascula du fait des sécessions et d’une conflictualité récurrente attisée par une troϊka dont on se rend compte 60 ans plus tard qu’elle n’a rien perdu de son cynisme.
Il faut espérer que la classe politique actuelle est capable de tirer les leçons d’un passé aussi trouble. Bien au-delà des clichés et du mythe, l’indépendance de la RDC est une lutte permanente car le combat des ennemis du Congo qui tiennent à s’emparer sans contrepartie de ses richesses pendant que les Congolais s’étripent n’a jamais cessé.
Pour l’avoir compris et s’être affranchi du paternalisme occidental en plaçant le peuple congolais au centre de son action, Joseph Kabila, président honoraire de la RDC sera toujours coupable aux yeux des impérialistes de la troϊka, qui s’évertuent par tous les moyens à l’opposer à son successeur et partenaire Félix Tshisekedi.
Malgré l’optimisme et les bonnes intentions exprimés par le président Félix Tshisekedi lors de son message à la nation à l’occasion de la célébration du soixantenaire de l’indépendance de la RDC, les Congolais sont partagés entre doute et espoir.
D’aucuns estiment à Kinshasa que la coalition risque de dégénérer en une « cohabitension » déstabilisatrice comme en 1960.
Aux deux leaders de créer un climat de paix et de concorde dont leur pays ne peut se passer en s’éloignant des chants de sirènes qui tentent malicieusement de les entraîner l’un et l’autre vers les extrêmes.
Alfred Mote
Analyste politique