À la faveur des célébrations le 30 juin prochain du 60ème anniversaire d’accession à l’indépendance de la RDC et de l’indignation suscitée par le meurtre par asphyxie de George Floyd aux Etats Unis par la police de Minneapolis, donnant lieu au mouvement« Black Lives Matter» (la vie des Noirs compte, ndlr), le groupe « Réparons l’Histoire » a lancé en Belgique, sur le site change.org une nouvelle pétition demandant de déboulonner tous les monuments de Léopold II à Bruxelles. Plus de 40.000 personnes ont déjà signé la pétition et le sujet a même été abordé lors du Conseil communal de la Ville de Bruxelles lundi.
Les initiateurs refusent que Léopold II soit encore honoré dans l’espace public après ses actions contre le peuple congolais. « Roi bâtisseur » pour les uns, «roi exterminateur» pour d’autres. « En l’espace de 23 ans, Léopold II a tué plus de 10 millions de Congolais, sans jamais avoir mis un pied au Congo», peut-on lire sur la pétition. Les signataires exigent que les monuments en son honneur soient retirés des 118 quartiers de Bruxelles où vivent près de 200 nationalités d’ici le 30 juin 2020, date à laquelle sera célébré le 60e anniversaire de l’indépendance du Congo car ils déifient un tortionnaire. Les experts de l’ONU en ont profité pour inviter la Belgique à s’attaquer à son passé colonial. Mais qu’a fait réellement Léopold Il ? Comment tout cela a-t-il eu lieu ? Un roi ne doit-il pas penser au bien de ses sujets? Comment Léopold II s’est-il enrichi personnellement grâce à la colonisation ? Et ces 10 millions de morts ? Qu’en est-il ? Quel est le lien entre un tel massacre et les tractations financières de la couronne belge? Comment un idéal aussi beau que celui de « progrès » économique peut-il déboucher sur un tel carnage ? Ces questions se posent encore aujourd’hui et demeurent sans réponse.
Génocide au-delà d’une mission civilisatrice
C’est un pan terrifiant de l’histoire souvent occulté. Plus de 10 millions de morts, un sacrifice humain inouï de cruauté, une véritable mécanique de mort mise en place pour permettre à un modeste royaume européen de satisfaire ses appétits économiques, sous la pression d’un monarque prêt à tout pour avoir sa part du gâteau africain. Léopold II (1865-1909) a fait même l’objet de l’ouvrage «Il pleut des mains sur le Congo», qui retrace les 23 années d’enfer au Congo-Kinshasa. L’enjeu? L’exploitation de l’ivoire et du caoutchouc par l’administration belge. Afin de justifier l’usage de chaque balle de fusils de ses fonctionnaires, l’administration demandait de couper une main de chaque indigène tué. Une pratique qui a décimé un tiers de la population du Congo de l’époque.
La « Mission civilisatrice » d’une Belgique justifiant et occultant les crimes commis sur les populations indigènes du Congo, exterminées sans état d’âme par l’homme blanc, est omniprésente dans les pages court-circuitées de l’histoire ensanglantée de la RDC. Tout cela au nom d’un roi «humaniste» et «philanthrope», comme était alors perçu le deuxième souverain belge.
À la fin du XIXe siècle, le système colonial établi au Congo par Léopold II, avait atteint un degré de brutalité telle qu’il sera à l’origine d’un des plus grands massacres de l’histoire. Plusieurs historiens parlent de dix millions de morts. Malgré la polémique, ce triste chapitre de la colonisation est pourtant encore peu étudié aujourd’hui. Des universitaires, journalistes, congolais, belges, en parlent, mais c’est souvent vite lu et oublié dans les sous-sols des bibliothèques ou dans des bacs à papier.
Le roi Léopold II est célèbre encore aujourd’hui pour sa folie des grandeurs : il n’y a qu’à lister, en Belgique, le nombre de monuments qu’il a laissés à la postérité. C’était surtout un fin stratège en matière de finances. Il considérait déjà, bien avant son accession au trône en 1865, qu’en plein XIXe siècle, la Belgique, alors petit Etat tampon entre la France et l’Allemagne, manquait d’envergure et qu’il lui «[fallait] une colonie». Ambitieux et déjà soucieux d’obtenir des débouchés commerciaux pour son pays, il voulait élargir, grâce à la colonisation, l’étendue de son domaine. À la tête d’une nation coloniale, il aura fait de la Belgique, en moins de trente ans, l’un des pays les plus riches d’Europe. Ce qu’on sait peu, c’est qu’au cours de la même période, Léopold II aura accru dans des proportions encore mal connues sa fortune personnelle. Il faut éviter, de toute évidence, de prendre pour argent comptant les récits coloniaux, étalant avec complaisance les “guerres” tribales et les conflits de toutes sortes, destinés à fonder le mythe de la colonisation salvatrice.
L’État belge, malgré les arguments de Léopold, s’intéressait alors très peu à la question coloniale (ce qui ne sera plus le cas trente ans plus tard, avec l’adhésion générale à la mystique coloniale et à ses intérêts économiques). Mais, en 1876, les Belges étaient encore très habités d’un anticolonialisme actif qui puisait sa force dans l’attachement profond du plus grand nombre à la neutralité de la Belgique. Pour participer à la distribution des territoires africains, Léopold II s’était engagé à titre privé dans l’entreprise, et avait organisé une conférence géographique internationale, dans son palais de Bruxelles, autour de la question de la colonisation du bassin du Congo. Évidemment, c’est le discours humaniste qui y prédominait. Pour le souverain, il s’agissait «d’ouvrir à la civilisation la seule partie du globe où elle n’ait point encore pénétré, percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières ».
La conférence aboutit à la fondation de l’Association internationale africaine (AIA) dont le comité central est aussi dirigé par Léopold II. Le roi sait bien se placer et tient les rênes des débats, alors même qu’il n’a toujours pas de colonie. Plus tard, en moins de trois ans, il créera encore deux autres regroupements associatifs. L’AIA sera à l’origine de la création du Comité d’études pour le Haut-Congo en 1878, qui en 1879 donnera lui-même naissance à l’Association internationale du Congo (AIC). Cette longue suite de fondations d’associations lui permet, toujours sous couvert d’humanisme au centre de l’Afrique, de trier les gens qui l’entourent, de garder la maîtrise sur les concepts et de faire passer au premier plan les questions économiques, tout en faisant l’impasse sur les aspects humanitaires de départ.
Léopold II applique alors le modèle de l’exploitation hollandaise de Java : il exploite systématiquement la population qu’il domine grâce à la Force publique et exige des Congolais qu’ils récoltent du latex (du caoutchouc naturel), des défenses d’éléphants, et qu’ils fournissent la nourriture nécessaire aux besoins des colons. Le roi s’octroie un monopole sur à peu près toutes les activités et les richesses du Congo. Son modèle implique une récolte maximale de richesses naturelles du Congo par des moyens qui n’ont rien à voir avec des méthodes directement modernes de production industrielle. Il s’agit de forcer la population congolaise à récolter un quota obligatoire de latex par tête, à chasser pour ramener d’énormes quantités de défenses d’éléphants. Léopold II entretient une force coloniale dotée d’une armée principalement composée de Congolais et commandée entièrement par des Belges, pour imposer le respect de l’ordre colonial et des obligations de rendement. Il utilisera systématiquement des méthodes brutales. Pour forcer les chefs de villages et les hommes à partir à la cueillette, on emprisonnait leurs femmes dans des camps de concentration où elles étaient régulièrement soumises à des sévices sexuels de la part des colons ou des Congolais de la Force publique. Si l’on n’obtenait pas les résultats et les quantités obligatoires, on tuait ou on mutilait pour l’exemple. Des photos de l’époque montrent des victimes de ces mutilations, qui avaient un sens tout à fait précis. Les soldats de la Force publique devaient prouver qu’ils avaient utilisé chaque cartouche à bon escient en ramenant une main coupée.
La vision, la politique de Léopold II correspondait donc à une idéologie fasciste d’une brutalité indicible. Il dit d’ailleurs à propos du modèle de colonisation : « Soutenir que tout ce que le blanc fera produire au pays doit être dépensé uniquement en Afrique et au profit des noirs est une véritable hérésie, une injustice et une faute qui, si elle pouvait se traduire en fait, arrêterait net la marche de la civilisation au Congo. L’Etat qui n’a pu devenir un Etat qu’avec l’actif concours des blancs, doit être utile aux deux races et faire à chacune sa juste part».
Travail forcé, chicotte et mains coupées
Sur la question de l’exploitation sauvage du caoutchouc, quelques chiffres étonnent : l’exploitation du caoutchouc commence en 1893 et est liée aux besoins en pneumatiques de l’industrie automobile naissante et au développement de la bicyclette. On produit 33.000 kilos de caoutchouc en 1895, on en récolte 50.000 kilos en 1896, 278.000 kilos en 1897, 508.000 kilos en 1898… Les récoltes vont donc rapporter des bénéfices extraordinaires aux sociétés privées que Léopold II a créées, et dont il est l’actionnaire principal, pour gérer des affaires de l’État indépendant du Congo. Le prix du kilo de caoutchouc à l’embouchure du fleuve Congo est de 60 fois inférieur au prix de vente en Belgique. Cela rappelle aussi l’évolution actuelle des relations économiques actuelles du Congo avec les industries du diamant, du cobalt ou du coltan.
Campagne contre les crimes de Léopold II au Congo
Cette politique a finalement donné naissance à une immense campagne internationale contre les crimes perpétrés par le régime léopoldien. Ce sont des pasteurs noirs des Etats-Unis qui s’insurgent contre cet état de chose, puis Morel qui travaillait pour une société britannique à Liverpool et est amené à voyager régulièrement à Anvers. Il fait le constat suivant : alors que Léopold II prétend que la Belgique fait des échanges commerciaux avec l’État indépendant du Congo, les bateaux ramènent du Congo des défenses d’éléphants, des milliers de kilos de caoutchouc, et ne repartent qu’avec des armes, essentiellement, et des aliments pour la force publique coloniale. Morel pense qu’il s’agit là d’un bien drôle de commerce. Les Belges de l’époque qui soutenaient Léopold II ne reconnurent jamais cette réalité. Ils affirmèrent que Morel représentait les intérêts de l’impérialisme britannique et ne critiquait les Belges que pour prendre leur place. Paul Janson dira : « Je ne vais jamais critiquer l’œuvre de Léopold II (il était député à la chambre) car ceux qui le critiquent notamment les Britanniques, ne le font qu’avec la politique de ôtes- toi de là que je m’y mette».
Cependant, les critiques prennent de l’ampleur, avec les livres de Joseph Conrad, «Au cœur des ténèbres», et «Le crime du Congo belge», un livre méconnu d’Arthur Conan Doyle, le père de Sherlock Holmes. La campagne internationale contre l’exploitation du Congo se traduit par des manifestations aux Etats-Unis ainsi qu’en Grande-Bretagne et finit par produire des effets. Léopold II se voit obligé de constituer une commission d’enquête internationale en 1904 qui se déplace sur place, au Congo, pour récolter des témoignages. Ils sont accablants. On les trouve tous sous une forme manuscrite dans les archives de l’État belge.
Au cours des soixante dernières années, des conférences, des livres ont dénoncé le type d’Etat que Léopold II avait instauré au Congo. Bref, une littérature ample et sérieuse s’est ajoutée aux documents d’époque. On y apprend par exemple que la part du budget que l’Etat indépendant du Congo destinait aux dépenses militaires, oscillait par an entre 38 % et 49 % des dépenses totales. C’est dire l’importance de la violence pour instaurer une dictature utilisant systématiquement l’arme de la brutalité et des assassinats…
On peut considérer, sans risque d’erreur, que le roi et l’Etat indépendant du Congo, qu’il dirigeait avec l’accord du gouvernement et du parlement belges de l’époque, sont responsables de «crimes contre l’humanité» commis de manière délibérée. Ces crimes ne constituent pas des bavures, ils sont le résultat direct du type d’exploitation auquel le peuple congolais était soumis. Certains auteurs, et non des moindres, ont parlé de «génocide». Ils estiment que la population congolaise en 1885 atteignait 20 millions et qu’au moment où Léopold II transmet à la Belgique en 1908 ‘‘son’’ Congo pour en faire le Congo-belge, il ne restait que 10 millions de Congolais.
Quel que soit leur nombre, ce sont des victimes innocentes de l’activité coloniale de Léopold II, il s’agit de crimes contre l’humanité et il est fondamental de rétablir la vérité historique. Des citoyens, et notamment des jeunes, entrant dans le hall de l’hôtel de ville de Liège, ou déambulant sur la rue du Trône vers la place Royale à Bruxelles, passent devant la plaque saluant l’œuvre coloniale ou la statue équestre de Léopold II. Des citoyens passent devant la statue de Léopold II érigée à Ostende en front de mer. Ils voient un Léopold II majestueux avec, en contrebas, des Congolais tendant leurs mains reconnaissantes. Il est urgent de rétablir la vérité historique et d’arrêter de mentir aux enfants, aux Belges et aux Congolais et d’insulter la mémoire des victimes, des descendants des victimes et des descendants des Congolais qui ont subi dans leur chair, dans leur dignité, une domination terrible. Les autorités belges contribueraient à rendre justice à la mémoire des citoyens du Congo et tous citoyens du monde en retirant les statues de Léopold Il qui font pratiquement l’apologie d’un roi sanguinaire, raciste et suprématiste blanc. Mais bien sûr, cela ne suffit pas . Il est important que la Belgique reconnaissance ces atrocités, s’en excuse et répare.
AM