La soudaineté de l’apparition du Covid-19 en Chine et la fulgurance de sa propagation aux quatre vents font de cette mutation du coronavirus une charnière historique et d’autant plus imprévisible vers un nouveau monde qu’elle est reconnue par tous comme une ‘’guerre’’ sanitaire globale inédite. Sa spécificité et le chamboulement qu’il impose à la cosmogonie ambiante tiennent moins à la menace sanitaire qu’elle incarne qu’à la fragilité des évidences sur lesquelles se construisaient nos rapports à l’être, à l’avoir et au pouvoir, à en croire une analyse judicieuse de l’ancien ministre français Dominique Strauss-Kahn.
L’ancien directeur général du FMI a scruté avec perspicacité l’horizon des jours d’après Covid-19 et dessiné le tableau de l’ordre mondial que la pandémie est en train de mettre en place.
Crise de l’être, de l’avoir et du pouvoir
Selon DSK, il faut s’attendre à une nouvelle cartographie de la planète devant naître, hors du contrôle du génie humain, des ruines de la fragmentation en cours de la ‘’mondialisation’’. «Sur le plan de l’être – disons de l’essence – l’acception du cosmos comme une totalité à la portée des catégories humaines qui peuvent en appréhender la nature jusqu’au niveau de l’atome est en train de voler en éclat. Désormais, même si l’on venait à proposer un vaccin ou un remède contre le Covid-19, l’humaine condition vient de réaliser à quel point le mystère de la nature demeure entier et la toute puissance de la raison chimérique… Des grands courants de pensée tels que l’écologie vont certainement avoir davantage droit de cité au regard du respect que la nature impose désormais à un logos jadis obsédé par la prédation de l’écosystème. Au lieu de n’être mû que par le désir de comprendre le monde par la science, l’homme aura appris à ses dépens qu’il vaut mieux se délecter à faire corps avec la nature qui le comprend, c’est-à-dire dont il fait partie », écrit-il.
Poursuivant ses cogitations, l’intellectuel français observe, en ce qui concerne l’avoir que « ni les guerres mondiales, ni la grande dépression ne pouvaient autant faire s’effondrer en même temps les deux pôles de l’économie, à savoir l’offre et la demande. Avec la moitié des habitants de la planète en confinement forcé, l’économie de la planète stoppée net pour la toute première fois, tournant ainsi en dérision le vertige frénétique de la mondialisation considérée naguère comme le paroxysme du libéralisme économique (capitalisme). Du jour au lendemain, les uns et les autres ont réalisé que la Chine, devenue par la force des choses l’usine du monde, produisait l’essentiel de la consommation mondiale de médicaments (90% de la pénicilline consommée à l’échelle planétaire), des masques ou autres produits industriels. L’Empire du milieu concentre l’essentiel de métaux rares et autres matières premières indispensables à l’expansion technologique mondiale… Cette prise de conscience quoique tardive présage le rapatriement de la production au niveau des collectivités nationales ou des organisations régionales, au point de rabattre complètement les cartes à travers une géopolitique tout aussi inédite. Bien malin est celui qui se hasarderait à en définir les contours sans disposer des leviers empiriques encore inconcevables à ce stade ».
Quant au pouvoir qui hante tant les hommes et les femmes du monde entier, toutes catégories et toutes générations confondues, le brillant ancien ministre français de l’Economie et des Finances est déjà convaincu de la décrépitude du concept même de démocratie : « Née de la révolution industrielle, l’idéal démocratique qui n’est autre que l’exercice du pouvoir par le biais d’une bourgeoisie représentative s’essouffle. Face à l’imprévisibilité des nouveaux algorithmes, il devient irrationnel de vendre une offre politique (projet de société) en espérant seulement recueillir le suffrage des électeurs. Au lieu d’être tentés par la démocratie directe, les citoyens du monde se montrent davantage favorables à l’abandon de certaines libertés individuelles et collectives en échange de la santé et de la sécurité pour tous ». Un véritable bigbang sur des certitudes établies de très longue date ci et là…
Et la RDC dans ce méli-mélo ?
Par manque de tableau de bord, la raison humaine – cela s’entend – va être entraînée dans les abysses d’une étourderie collective avant de voir poindre de nouvelles balises d’une existence qui sera fonction d’une intelligence collective renouvelée.
D’ores et déjà, la sagesse consiste à tirer certaines leçons de l’expérience de la vie en période du Covid-19. En d’autres termes, pour ce qui est de la RDC, il est plus que temps de cesser de marcher à reculons en sublimant l’impuissance et le peu d’humanisme que son peuple a eu à constater de la part des «maîtres autoproclamés du monde». La réaction hostile des «badauds» de la Tshangu au passage d’un bus d’experts européens de passage sur le boulevard Lumumba peu après la fermeture des frontières par décision présidentielle est à cet égard un signe que les masses ne sont pas toujours aussi inconscientes et insouciantes qu’on a tendance à le croire.
Par ailleurs, alors qu’on les disait invariablement désordonnés, moutonniers et anomiques, on voit des kinois observer bon gré mal gré les normes de distanciation sociale dans les transports en commun. La mégapole reine de l’indiscipline et de la promiscuité a mis un terme aux décibels endiablés et est devenue du jour au lendemain silencieuse comme si elle méditait déjà sur sa conversion. Les industries d’abrutissement collectif qu’étaient les ‘’terrasses’’ et certains lieux de culte, ont cédé la place à cette sérénité dont a toujours rêvé le philosophe Kä Mana. Dans les deuils, le recueillement prend de plus en plus le pas sur ces véritables foires d’effeuillage de cadavres et de jeunes gens bien vivants en quête d’alcool, de billets de banque et d’aventures bucoliques qui rythmaient les week-end.
Bref, les Congolais ont montré en ces temps de crise un nouveau visage ; un visage plus conforme à un peuple qui ne veut plus demeurer ad vitam aeternam dans le statut des damnés de la terre.
Pays de tous les paradoxes, la RDC avec ses immenses potentialités est aujourd’hui classée parmi les derniers sur le plan du développement selon la géopolitique globalisée.
En clair, presque tout ce dont il dispose sur son sol et son sous-sol reste jusqu’à ce jour une propriété exclusive des détenteurs des capitaux : multinationales, groupes d’influence ou États impérialistes. Sous les fourches caudines de la haute finance internationale, le pays de Lumumba pourvoit ainsi les nations industrialisées en matières premières en échange d’une pitoyable obole jamais suffisante pour assurer sa prospérité. On se trouve dans un schéma de sous-développement planifié et entretenu par une gouvernance politique et économique de type néocoloniale.
Or la première tendance qui saute aux yeux après Covid -19, c’est le repli des économies par une inclinaison à consommer ce que l’on produit. Et le fait que chaque pays sera d’abord occupé à reconstruire sa propre économie nationale dévastée rendra de moins en moins concevable toute forme d’interventionnisme impérialiste. Si bien qu’il serait vain à rêver à des investissements en échange d’une soumission anachronique à ces diktats politiques et économiques qui ont bercé le rapport au monde du Congo-Kinshasa depuis l’indépendance.
Chaque pays sera appelé à compter avant tout sur ses propres efforts, ses propres ressources et sa propre stratégie de développement. C’est une opportunité à nulle autre pareille offerte à la RDC qui, en plus d’être un «scandale géologique», détient 40% des eaux douces d’Afrique, la moitié des forêts tropicales du continent, une faune et une flore des plus variées du monde de même que 80 millions d’hectares de terres arables.
Dans ce nouveau contexte où le curseur de la puissance globale est en train de tanguer, poussant les adeptes de la diplomatie de la canonnière à revoir leurs calculs au risque de se faire harakiri, les dirigeants congolais commettraient un véritable crime en s’abstenant par un conformisme de mauvais aloi de faire bénéficier à leur peuple des potentialités économiques nationales par l’imposition sans tergiverser de la loi de la puissance ontologique du pays. Il n’était déjà pas normal que ce pays disposant d’abondantes ressources halieutiques soit contraint de consommer du poisson salé ou conditionné au formol importé au prix fort de Scandinavie ou du Maroc ; qu’avec ses millions d’hectares de terres fertiles, il soit réduit à faire venir du riz japonais, thaïlandais ou chinois. Une abomination à revisiter toutes affaires cessantes !
Dans la perspective de la redistribution des cartes consécutives à l’après Covid-19, il revient aux élites congolaises de surmonter les divisions stériles dans lesquelles leurs anciens «maîtres» tentent de les engluer pour les distraire. Un boulevard d’opportunités s’offre à eux. Tant d’êtres chers ne peuvent pas avoir été sacrifiés en vain sur l’autel de cette renaissance.
JBD