Cheikh Anta Diop se désespérait en son temps de voir ses frères nègres donner l’impression d’ignorer que leurs ancêtres sont devenus les plus anciens guides de l’humanité dans la voie de la civilisation en transcendant leurs contradictions intertribales pour mieux s’adapter aux conditions matérielles de la vallée du Nil. Il ne croyait pas si bien dire. On en a plusieurs illustrations, notamment avec le spectacle surréaliste d’un groupe de chefs traditionnels Douala (Cameroun) détruisant le 26 mai 2018 une stèle en érection de Ruben Um Nyobe, père de l’indépendance du Cameroun, au motif que ce dernier « n’était pas originaire de Douala ». Ou en RDC, lorsque pour faire gagner au défunt président Mobutu Sese Seko quelques années de rallonge au pouvoir, un parti politique katangais se mit en tête de chasser de la province cuprifère congolaise des dizaines de milliers de compatriotes qualifiés de « bilulus » (insectes) parce qu’ils étaient ressortissants du Grand Kasaï. Des événements qui rappellent à maints égards les violences dirigées contre des kikwitois de souche kasaïenne après la victoire annoncée de Félix Antoine Tshisekedi lors de l’élection présidentielle de décembre 2018. En effet, même de nos jours, la République Démocratique du Congo est en butte à des saillies périodiques de violences de plus ou moins basse intensité notamment entre éleveurs de bétail Hema et agriculteurs Lendu en Ituri, entre agriculteurs Hutu et éleveurs Tutsi dans les provinces septentrionales des Kivu, entre Bantous et Pygmées dans le Tanganyika, entre Tetela de la Forêt et ceux de la Savane au Sankuru, ou entre les Batende et les Banunu au Maï Ndombe…
Bilulu vs non-Bilulu, Hema vs Lendu, Batende vs Banunu …
Au Congo-Brazzaville, une vieille querelle secoue la classe politique qui ne parvient pas à s’accorder sur la proclamation d’un héros national à révérer, chaque personnalité pouvant être gratifiée de cet honneur étant regardée sous un angle ethno-tribal. En Ethiopie, on a vu il y a quelques années encore les Oromo en lutte frontale avec un gouvernement jugé à prédominance Tigréen après une véritable guerre larvée contre un régime essentiellement Amhara. Les Kenyans quant à eux se déchirent tous les cinq ans ou presque dans une sorte de guerre civile entre les Luo et les Kikuyu au rythme des résultats des scrutins présidentiels. En Côte d’Ivoire, la crise dite post-électorale qui conduisit l’ancien président Laurent Gbagbo devant la Cour Pénale Internationale avait en fait opposé les peuples du Nord et ceux du Sud. A côté des cas emblématiques du Nigéria qui vit plus de 2 millions d’Igbos décimés lors de la guerre de sécession du Biafra vers la fin des années ’60, et du Rwanda où quelques 800.000 Tutsis ont été « génocidés » par leurs compatriotes Hutus qui n’épargnèrent guère plusieurs modérés parmi eux. On peut également citer, dans une mesure moins dramatique la conflictualité récurrente en Guinée-Conakry entre Peuls et Malinkés et au Zimbabwe entre Ndebeles et Shona. En un mot comme en cent, de la même manière que les animaux malades de la peste de Jean de la Fontaine, bien que tous les pays africains ne sont pas affligés par le fléau du tribalisme et ses effets dévastateurs, rares sont ceux qui gèrent leur vivre ensemble dans une parfaite harmonie. Dans le meilleur des cas, ethnies, tribus et clans s’observent du coin de l’œil, souvent avec méfiance.
Origines communes
Comment en est-on arrivé là et surtout, comment en sortir pour le bien de tous qui reste ‘in fine’ un développement réellement autocentré des peuples et des Etats alors que l’Afrique ancienne avait réglé le problème ? Les études de Cheikh Anta Diop et à sa suite celles d’autres savants comme Théophile Obenga, Nkoth Bisseck ou Mbog Bassong indiquent pourtant de manière très nette que les peuples d’Afrique noire partagent tous la même identité fondamentale ; qu’ils descendent tous d’aïeux qui peuplaient les Grands Lacs africains et la Vallée du Nil. Selon le célèbre érudit sénégalais, c’est de l’Afrique de l’Est que les ancêtres des noirs africains ont migré vers les quatre coins du continent par vagues successives. Tout en prenant en compte les différences entre Africains qui sont certes réelles, ces études soulignent le caractère périphérique de ces différences, considérées comme « des variantes d’une même identité ».Ces recherches très sérieuses font état de la formation depuis 500 à 1.000 ans de manière générale des stratifications ethniques et tribales que l’on connaît aujourd’hui en Afrique, ce qui n’a pas empêché les Africains de vivre dans une relative convivialité, sans les conflictualités radicales et récurrentes observées à l’heure actuelle.
Lisapo ya kama
En se basant sur elles, une chronique parue récemment dans le site « Lisapo ya kama », renseigne que « la pensée ancestrale africaine postule qu’au commencement était le Noun, eau primordiale pleine de différentes particules en désordre. Une de ses particules prit conscience d’elle-même, c’est Imana (Dieu). Imana extrait de lui-même Râ, c’est-à-dire une énergie bruyante qui tourna dans le Noun dans un mouvement en spirale. C’est cette spirale qui allait assembler les particules pour former tous les éléments de la création harmonieuse et ordonnée. Imana-Râ fait constamment évoluer les êtres créés par un principe appelé Kheper. Suivant la philosophie africaine (…), les différents groupes ethniques, les castes et les clans sont assimilés aux particules en désordre du Noun. le Roi est la réplique de Dieu. Il doit donc assembler les ethnies dans l’harmonie et l’ordre ces différentes ethnies ». La multiplicité des langues, des us et coutumes tels qu’on les connaît aujourd’hui n’est pas chose nouvelle. Les auteurs estiment, entre autres choses, que chaque groupe ethnique conservait un contrôle politique sur son territoire, y maintenait sa culture et sa langue bien que dans la plupart des cas la langue du clan royal a fini par se superposer à la langue locale. Il y est affirmé en outre que « chaque ethnie (est) représentée au sein du conseil qui assiste le Roi dans la gestion du pays. Les postes de ministres sont répartis entre ces conseillers. A la mort du Roi, c’est ce conseil formé de toutes les composantes du peuple, qui élit à l’unanimité le nouveau Roi parmi les prétendants légitimes au trône, ou confirme l’héritier désigné. Le système politique africain est donc celui d’un Etat fédéral (…). Le Roi doit maintenir l’harmonie, la justice et l’équilibre et ne peut donc pas faire de favoritisme. Par conséquent toutes les ethnies profitent des richesses du pays. Le Roi doit par ailleurs composer avec les contre-pouvoirs que sont ses conseillers-ministres issus des ethnies. Il ne peut pas les démettre (…). Tout est fait pour que l’harmonie et la concorde entre ethnies demeurent. Le peuple discute librement autour de l’arbre à palabre du fonctionnement du pays. Les discussions peuvent durer des jours. Tous les arguments sont débattus et épuisés. On aboutit finalement à un consensus, qui doit satisfaire tout le monde. Les délibérations sont remontées jusqu’au pouvoir et le Roi décide en essayant de contenter tout le monde. (C’est) l’inclusion ».
Architecture sociale : conflictuelle ou harmonieuse ?
On peut utilement poser la question de savoir par quelle alchimie pareille architecture sociale était cimentée pour résister aux épreuves du temps et des événements aussi multiples qu’imprévisibles qui jalonnent la vie quotidienne d’un peuple. C’est le rôle attribué aux rites et aux cérémonies que le regard condescendant des conquérants et des colonialistes a ravalé non sans mépris au rang de folklore. Il s’agit pourtant de facteurs fondamentaux de la cohésion sociale car ces rites et cérémonies destinés à renforcer l’unité de la nation, de l’ethnie ou du clan sont créateurs de mythes reposant sur des faits culturels et historiques. Toute la démarche tant à « aller vers plus d’unité dans l’harmonie et la richesse matérielle ; vers un Etat parfait assimilé au ‘Kheper’ (….) C’est pourquoi l’Etat en Lingala se dit Ekolo (du verbe kokola : grandir ensemble). L’Ekolo est donc l’Etat au sens africain. C’est un Etat multiculturel, multilinguistique et inclusif, composé d’ethnies autonomes qui s’unissent dans l’harmonie pour grandir ensemble. (Même si) la langue du clan royal finit par se superposer à la langue locale, le partage des rôles entre le pouvoir royal et le pouvoir du groupe ethnique sur le territoire est défini. Chaque ethnie est définie est représentée au sein du conseil qui assiste le Roi dans la gestion du pays. Les postes de ministres sont répartis entre ces conseillers. A mort du Roi, c’est ce conseil formé de toutes les composantes du peuple qui élit à l’unanimité les nouveau Roi parmi les représentants légitimes au trône ou confirme l’héritier désigné (…) Le Roi doit par ailleurs composer les contre-pouvoirs que sont les ministres-conseillers issus des ethnies. Il ne peut pas les démettre ».
Les ravages du colonialisme
C’est le colonialisme qui a fait voler en éclats cette structure politique très élaborée. Il appert assez clairement que la structuration de l’édifice étatique se réalisait du bas vers le haut, contrairement à ce qui s’observe en Europe où l’Etat est construit du haut vers le bas. Chez les européens, la tribu qui s’empare du pouvoir impose sa langue et sa culture au reste du pays et efface pratiquement les autres cultures et langues par une assimilation forcée. « On part du principe que tout le monde ne peut pas être d’accord. C’est l’idéologie de la confrontation. Au pouvoir en place répond toujours une opposition ». Celle-ci tire ses titres de noblesse du fait de n’être d’accord sur presque rien avec le pouvoir. Conséquence : c’est la loi du plus fort, celle de la majorité, celle du groupe représentant 51% des voix qui l’emporte et qui laisse en plan 49% de frustrés et d’exclus qui passent le plus clair de leur temps à ruminer leur revanche en attendant la prochaine échéance. Ainsi en est-il par exemple de la France, Etat uniculturel et unilinguistique et exclusif où les langues, et cultures, autres que le français propre à la région parisienne (Occitan, Alsacien, Normand etc.) ont pratiquement disparu lorsqu’elles ne relèvent pas du folklore.
A chacun son tour, sa ‘vérité des urnes’
A chacun son tour : Vae victis (malheur aux vaincus) ! Et que vive la démocratie ! « C’est ce qui explique que les Etats européens étaient traversés de manière incessante par des révoltes et des révolutions alors que l’Afrique avant la traite négrière européenne connaissait généralement une paix et un bonheur attestés par tous les observateurs, à quelques rares exceptions près ». Les auteurs de la chronique mettent en garde les élites africaines qui, obnubilées comme des papillons devant la flamme d’un feu ravageur, s’évertuent à copier servilement ce modèle européen qui leur paraît attrayant « uniquement parce qu’elles ont été rendues ignorantes de leur passé ». Le constat, amer, coule de source : « après avoir vaincu militairement l’Afrique, les colons européens se sont lancés dans la déconstruction des structures de la pensée noire. Beaucoup de prêtres vitalistes africains ont été purement et simplement tués ou embastillés jusqu’à la fin de leur vie (On pense notamment au destin de Simon Kimbangu ndlr) ; les lieux d’inculturation ont été systématiquement détruits, les forêts sacrés brûlées, les lieus saints profanés, les objets de culte pillés et emmenés dans des musées ».
Entreprise de déstructuration
Cette entreprise de déstructuration a été autant le fait des envahisseurs musulmans que des autorités chrétiennes venues dans les bagages du colonisateur. Résultat : « ils ont diabolisé le vitalisme et toutes les structures sensées promouvoir l’harmonie, l’équilibre et l’ordre (Maât) en y substituant une culture de la confrontation et en renforçant le cloisonnement des identités tribales. Les ethnies ont été appelées ‘’races’’ et on a décrété qu’elles n’avaient pas de liens entre elles tout en faisant croire aux unes qu’elles étaient supérieures aux autres selon la logique consistant à diviser pour régner ». Au plan économique, les colons ayant accaparé l’essentiel des ressources matérielles, les ethnies autochtones sont entrées en compétition les unes avec les autres pour accéder et conserver les miettes jetées en pâture par les maîtres européens. C’est dans cet état d’esprit que se sont levés ce que l’Ivoirien Ahmadou Kourouma a appelé ‘’les soleils des indépendances’’. La plupart des Congolais, à l’instar de la plupart des autres peuples d’Afrique noire ont reçu comme un cadeau ce véritable colifichet de pacotille en étant convaincus de ne pas avoir d’histoire et de modèle propre. Ils ont adopté avec conformisme et sans le moindre esprit critique le système légué par les maîtres européens. « Les antagonismes ethniques étaient très marqués. Par esprit de facilité, on a préféré la solution ‘’neutre’’ de s’imposer la langue du colonisateur comme première langue officielle, inférant l’idée que les langues locales n’étaient guère dignes d’intérêt ». Pas étonnant dès lors que les dirigeants au plus haut niveau de l’Etat, choisis sur base essentiellement d’affinité ethnique, les partis politiques se soient constitués sur des bases fondamentalement ethniques ou régionaux. Le chef de l’Etat sera subséquemment regardé par la plupart de ses concitoyens comme chargé de servir prioritairement les intérêts de sa tribu ou de son ethnie qui récupère pour ainsi dire la partie du butin laissée par le colonialiste. « Le pouvoir s’exerçant de haut vers le bas, la grande majorité du peuple ne se sent nullement concerné, ce qui est aux sources des tensions à répétition débouchant souvent sur des conflits ouverts et déstabilisateurs. Les autres ethnies attendent leur ‘’tour’’ », ce qui fait le jeu des stratèges néocolonialistes qui jouent comme sur du velours ».
Le Biafra, le Soudan, puis la RDC ?
Pour ne pas vivre des drames semblables à ceux du Biafra où la France a armé des Nigérians contre d’autres Nigérians pour pouvoir s’adjuger les immenses ressources pétrolières de cette première puissance économique d’Afrique ou plonger tête baissée dans un imbroglio à la soudanaise où des puissances anglo-saxonnes sont parvenues à saucissonner littéralement un Etat en opposant le Nord musulman au Sud animiste, les Congolais qui sont manifestement la prochaine cible de prédilection des maîtres autoproclamés du monde ont tout intérêt à mettre en œuvre de schémas originaux de consolidation de leur convivialité dont la rupture ne sera certainement pas une mauvaise nouvelle pour tout le monde.
MXM