Dans un long reportage publié le 17 octobre, le journal londonien The Independent a ramené à la surface le passé génocidaire de la colonisation belge en République Démocratique du Congo. « Alors que la Belgique affronte la crise identitaire de ses minorités désabusées et de son propre terrorisme, son héritage colonial génocidaire reste à l’écart du discours public, confiné à l’art, la culture et la religion », explique l’auteur de ce reportage qui est illustré par une photo de l’imposant Palais de Justice de Bruxelles, présenté comme « un ancien symbole de la richesse congolaise ». Aujourd’hui dégradé, le bâtiment aux immenses colonnades en pierre polie est en cours de rénovation depuis des décennies.
Le tabloïd britannique rappelle que c’est en juin 1960, après cinquante-deux ans de règne, que la Belgique avait accordé l’indépendance à sa colonie congolaise. L’auteur rappelle un passage du très paternaliste discours du Roi Baudouin qui énerva tant le leader indépendantiste Patrice Emery Lumumba. « C’est maintenant votre travail, Messieurs, de montrer que nous avions raison de vous faire confiance », avait lancé le monarque, devant une assistance divisée entre des bons nègres dégoulinant de reconnaissance représentée par le président Joseph Kasavubu, et des nationalistes fulminant de rage face à une telle condescendance qui amena le premier ministre Lumumba à briser les règles protocolaires pour mettre les points sur les i et les barres sur les t.
Au sujet de l’histoire du Congo, The Independent note que le roi des Belges, Léopold II, décrit comme « l’un des dirigeants les plus brutaux de l’histoire du 19ème siècle », a réussi à transformer l’ensemble du Congo – une masse terrestre dont l’étendue couvrirait un espace allant de la mer Baltique à la mer Noire – son domaine privé. De 1885 à 1908, le butin a coulé sans interruption de l’intérieur sombre de la jungle, le long du fleuve Congo vers la Belgique coloniale. L’article rappelle les statistiques macabres de la campagne de collecte du caoutchouc qui avait provoqué une véritable hécatombe. « Les décès au cours de cette période sont estimés entre 10 millions à 15 millions de Congolais, et le débat sur le fait qu’il s’est agi ou non d’un génocide se poursuit », peut-on lire dans l’article. Aujourd’hui, comme alors, les récits concernant ces horreurs sont rares en Belgique, avec une apathie collective et un système éducatif stagnant empêchant le pays de faire face à son rôle au Congo, il y a plus d’un siècle.
Culture et identité
Grandir en République Démocratique du Congo, un pays aveuglé par son rôle colonial, a laissé de nombreux Belges d’origine congolaise aux prises avec leur propre identité. « En Belgique, c’était comme si les Noirs n’existaient pas », explique Laurent Womba Konga, mieux connu sous son nom d’artiste « Pitcho ». Il est l’organisateur du Festival de musique et d’arts « Congolisation », qui vise à connecter les Belges ethniques et leur minorité congolaise. Le festival a généré un large soutien public et inclut des politiciens locaux en tant que conférenciers invités. « Nous ne voulions pas confronter uniquement [l’identité] belge [blanche], mais aussi africaine », dit-il en parlant de la statue de Léopold II, à quelques pas de la zone congolaise de Bruxelles.
Le récent discours sur les statues des confédérés aux Etats-Unis d’Amérique a incité la Belgique à réévaluer ses propres statues coloniales. Le projet de « place Lumumba », du nom du leader congolais de l’indépendance qui devint son premier Premier ministre avant d’être assassiné début 1961, apparaît sur Google Maps, mais n’est pas reconnu en Belgique, est devenu le pivot des batailles entre quelques activistes et le gouvernement local de la capitale du Royaume. À ce jour, Bruxelles n’a pas autorisé la rebaptisation officielle de la place…
« Nous pouvons avoir des statues et des avenues Léopold au Congo, mais il n’y a pas de place au nom de Lumumba qui a été tué par des Belges et dont on ne parle pas ici », s’indigne Womba Konga.
Surplombée par la basilique nationale sur le bord Ouest de Bruxelles – où le roi Léopold II avait posé sa première pierre de construction – et caché dans une rue calme, une rangée de maisons en briques rouges abrite un groupe évangélique de jeunes. A l’intérieur, Stanislas Koyi, étudiant en mathématiques au Congo, dirige un petit groupe de Congolais qui se réunit régulièrement pour des prières en langue française.
Stanislas est venu en Belgique en 2007, à l’âge de 15 ans, pour vivre avec des parents. N’ayant pu s’adapter dans un nouveau pays, il s’est tourné vers la pratique religieuse. « J’ai rencontré un prêtre presque sexagénaire, né au Congo. Bien que Blanc et belge, il m’a compris comme personne d’autre », explique Stanislas. « Notre génération de Belges est plus encline à regarder en arrière. Les plus âgés sont trop souvent englués dans leur orgueil et affichent un refus de regarder les faits historiques en face. Nous en parlons aussi dans [notre groupe évangélique], mais je ne veux jamais les séparer. Je n’ai pas envie que [les Belges] ne considèrent leur héritage que sous son aspect négatif », ajoute-t-il, bon prince.
Le patrimoine congolais au cœur du quartier Royal
Bozar, le centre des Beaux-Arts du quartier Royal de Bruxelles, a pris une part active dans la confrontation du patrimoine colonial belge à travers la culture. Il héberge un bureau dédié à l’Afrique, travaillant pour amener l’art africain dans le courant dominant belge. « Il y a une grande frustration chez les membres de la communauté congolaise en Belgique. Elle est due au fait qu’ils ne sont pas considérés comme faisant partie de quoi que ce soit dans ce pays auquel ils sont liés par une si longue histoire », explique Tony Van der Eecken, l’un des personnages-clés de Bozar pour qui il est utile d’utiliser Bozar comme « un lieu symbolique pour honorer les artistes congolais. C’est à côté du Palais Royal, le centre culturel du Roi. »
Van der Eecken a aidé à organiser un certain nombre de festivals et d’expositions liés au Congo, notamment Afropolitan dont l’objectif revendiqué est de « présenter le meilleur des créations artistiques contemporaines liées à l’Afrique et à sa diaspora en Europe » et Congo Art Works. Il se montre sceptique quant à l’idée d’imaginer que le temps pourrait jouer en faveur de la Belgique, soulignant la désillusion grandissante de la population migrante répandue dans le pays. Il déplore à ce sujet le fait que la Belgique, ancienne puissance coloniale du Congo soit à ce jour « l’un des rares pays occidentaux à ne pas avoir de rue ou de lieu dédié à la mémoire emblématique de Patrice Lumumba ».
‘Matonge’, surnom donné à un espace jouxtant la Porte de Namur en commune d’Ixelles où fleurissaient de nombreux commerces congolais a vu une gentrification rampante, avec de nombreux nouveaux cafés et restaurants populaires – et hors de prix – qui sont apparus au cours des dernières années. « Bruxelles est multiculturelle, mais les communautés vivent sur des îlots séparés », fait observer à ce sujet Jeroen Marckelbach, coordinateur du centre de Kuumba à Matonge. « Le maire d’Ixelles a déclaré un jour qu’il allait ‘nettoyer Matonge’. Nous avons eu des descentes de police dans notre centre. Nous avons réussi à y mettre un terme par la suite », témoigne-t-il.
Bruxelles a longtemps été louée pour sa multiethnicité qui, à première vue, semble dessiner le tissu coloré d’une ville cosmopolite. Pourtant, paradoxalement, la récente vague de terrorisme provenant de Bruxelles a mis en évidence une partie de son détachement communautaire. À Matonge, Kuumba est devenu le pont entre les guides locaux et les groupes de touristes, parmi lesquels se trouvent beaucoup de sujets belges impatients d’explorer la région avec ses couleurs et ses saveurs multiformes, sans avoir à passer pour cela par le pesant héritage colonial.
Bram Borloo, un activiste belge et un peintre, est également l’un des guides touristiques locaux, qui contribue à aider à combler le fossé des connaissances. « En Belgique, les enfants continuent à apprendre une version de l’histoire selon laquelle le Roi Léopold II était le Roi Bâtisseur. Il est nécessaire de déconstruire cette fausse image », dit-il.
Une grande partie de la frustration chez les Belges et les Congolais est dirigée vers un programme d’éducation tronqué en vigueur à ce jour, dans lequel les atrocités commises sous le règne de Léopold II ne sont pas du tout abordées. Le discours public promeut également l’idée que les Belges avaient été au Congo pour une « mission civilisatrice ». Geldof Annemiet, une enseignante dans une école secondaire en Belgique flamande ne décolère pas. Elle partage la frustration des premiers étudiants congolais dans l’ancienne métropole coloniale qui « étaient très en fâchés parce qu’ils avaient des liens parfois personnels [avec les atrocités] », a-t-elle expliqué. Elle croit qu’un plus d’efforts devraient être consentis par les pouvoirs publics pour confronter l’histoire dans les salles de classe car, « chaque enseignant réalise très bien ce que nous avons fait là-bas », estime-t-elle.
Et alors que la Belgique sort de dizaines de morts à la suite d’une série d’attaques terroristes, les Congolais eux doivent continuer d’attendre que la Belgique ait le cran d’affronter les excès perpétrés lors de son propre règne de terreur il y a un siècle en Afrique. Il est regrettable et inacceptable, selon Tony Van der Eecken, que « trop de Belges voudraient oublier purement et simplement cette période ».
Reportage de The Independent
Traduction Le Maximum & A. Senga