Réunissons-nous autour d’une table, demande Umberto Eco, et négocions intelligemment pour trouver une solution qui force le respect de tous » … « parmi les vœux que je peux formuler pour le siècle à venir, il y a cette espérance d’une nouvelle éthique de la négociation », conclut avec lucidité l’universitaire de Bologne, angoissé du mal dont souffre l’Occident pour son deux millième anniversaire. L’Union Européenne nous donne à voir dans « l’embrouillamini des opinions toutes faites, des préjugés et des langues de bois politiques ou économiques, les clignotements de l’intelligence ». (1)
La Charte des Nations Unies ne nous dit rien d’autre, dans son style politico-juridique. Toutes les dispositions du chapitre VI (articles 33 à 38) prévoient que pour aboutir au « règlement pacifique des différends » entre États … les parties « doivent rechercher la solution, avant tout, par voie de négociation … » (art. 33). Le Conseil de Sécurité est chargé « d’inviter les parties à régler leur différend » par ce moyen (art. 34).
Ce chapitre VI est le cœur de la Charte dont la finalité est d’empêcher le recours à la force armée en retirant à chaque État son traditionnel pouvoir de guerre. Il n’est plus de guerre « juste » et licite, si ce n’est en cas de légitime défense lorsqu’il y a agression. Seules les Nations Unies sont fondées à intervenir par la force, sur décision du Conseil de Sécurité, si la négociation n’a pas pu avoir lieu, si elle a échoué et en dernier recours.
Le Conseil de Sécurité intervient dès qu’il y a menace pour la paix en procédant à des recommandations qui, implicitement, consistent à rapprocher les parties et à les conduire à négocier, en les invitant à « se conformer à des mesures provisoires » de nature pacifique.
Ces mesures ne préjugent en rien des droits des parties intéressées qui ne seront reconnus qu’à l’issue des négociations (art. 40). Les articles 41 et 42 de la Charte permettent au Conseil de Sécurité de prendre diverses mesures correspondant à des sanctions à l’exclusion de tout emploi de la force armée.
Les articles 43 et 44 prévoient que le Conseil de Sécurité et les États membres négocient pour conclure un accord permettant de prendre les mesures visant à éviter le conflit ou à y mettre fin par une intervention de police.
Ce sont encore des négociations qui sont prévues pour créer un Comité d’état-major (art. 46-47) afin d’assurer « la direction stratégique » des forces armées des Nations Unies pour que la police de l’ONU ne soit pas constituée de militaires non qualifiés, appartenant aux seuls pays du Sud, et inaptes à jouer un rôle d’interposition.
Pour que la négociation soit rendue possible, les articles 1-2 et 2-1 de la Charte précisent qu’il y a « égalité de droit des peuples » et « égalité souveraine » de tous les États. Ce ne sont pas là des principes plus ou moins formels visant à respecter la dignité des différents membres des Nations Unies, quelle que soit leur puissance réelle. Ce sont les outils fondamentaux pour que les négociations soient possibles. Celles-ci sont protégées afin qu’elles aboutissent au maintien de la paix.
Ce n’est qu’après l’échec des négociations et de toutes les procédures concevables pour trouver une solution au conflit (médiation, conciliation, arbitrage, etc. – art. 33) que le Chapitre VII est mis en œuvre. Logiquement, la Charte ne prévoit de sanctions qu’à l’issue de l’échec éventuel de la négociation.
La négociation est aussi au cœur de la production des normes du droit international. Les traités bilatéraux ou multilatéraux sont le fruit de négociations entre les États, qui sont l’expression (plus ou moins fidèle) des intérêts collectifs des peuples.(2)
Bien qu’il y ait inégalité de forces entre les États et que le contenu des traités s’en ressente, la négociation est la méthode la moins inéquitable, dans la situation du monde d’aujourd’hui, pour instituer des équilibres relatifs. L’admissibilité des réserves ouverte à chaque État permet de sauvegarder son consentement et le consensus relatif qu’exprime le traité.
La règle de droit, issue de la négociation et du traité, constate le compromis qui régit le rapport de force et elle le fige dans une forme normative.
Ce qu’a produit la négociation n’est pas idéal, mais le résultat est le moins mauvais résultat concevable dans une société d’États aux intérêts contradictoires et qui n’a rien d’une « communauté » !
Comme le souligne le professeur Jean Salmon, le plus souvent les États ne résolvent pas ainsi les contradictions qui les opposent. La négociation se borne à les mettre entre parenthèses et cette mise entre parenthèses est une avancée favorable dans la lente et difficile édification du droit international.
Une étrange myopie atteint les universitaires, le plus souvent anglo-saxons, qui de facto répudient la négociation, comme s’il s’agissait pour l’Occident d’une notion défaitiste. Ils osent affirmer que depuis 1945 les guerres qui se sont produites ont opposé soit des États démocratiques à des États non-démocratiques (ce qui serait parfaitement légitime), soit des États non-démocratiques entre eux (ce qui atteste de leur malfaisance), mais jamais des États démocratiques entre eux (ce qui prouve leur qualité civilisationnelle). (3) Les États démocratiques seraient des adeptes de la « culture du compromis » et de la négociation. Par contre les États « non-démocratiques » seraient par nature belliqueux ! (4)
Ces États « non-démocratiques », dont la définition manque alors que ce label ne présente pas davantage d’évidence que celui d’État « démocratique », ne seraient plus éligibles au droit international, seraient susceptibles de subir des ingérences « soft » ou armées puisque « la responsabilité de protéger » les populations civiles contre leur propre État serait désormais un principe quasi-juridique et puisque les États occidentaux ne considèrent pas l’autorisation des Nations Unies comme contraignante.
En fait, la négociation ne serait concevable qu’entre États relevant du monde occidental, c’est-à-dire entre des États qui ont le moins besoin de rapprochement et de conciliation ! La négociation n’a entre eux qu’une fonction économique dans les relations d’affaires !
De plus, ces États autoproclamés « démocratiques » s’arrogent la possibilité de recourir à la force contre les autres, au nom précisément de leur qualité afin d’universaliser leur système politique. Le droit ne serait plus universel, mais la politique (et l’économique) devraient l’être !
Ce sont les puissances occidentales, c’est-à-dire les États qui ont le moins à craindre pour leur sécurité et leur développement en raison de leur force, qui donnent ce « ton » délétère aux relations internationales. C’est précisément parce qu’ils ont à leur disposition des moyens (en argent et en armes) supérieurs aux autres qu’ils récusent la négociation ou violent ses conclusions. La culture du compromis n’est pas celle des puissants, car même la violence armée depuis des siècles leur est souvent source de profit. L’argument de Kant selon lequel la démocratie serait par nature pacifique parce que ceux qui prennent la décision de la guerre sont les mêmes que ceux qui en supportent le coût ne tient plus : les Puissances font souvent la guerre par procuration et ont les moyens de réussir leur pari de « zéro mort », ou du moins de victimes infiniment moins nombreuse que leurs adversaires !
De plus, le Puissant (comme les minorités privilégiées dans l’ordre interne) se refuse radicalement à l’être moins : la richesse, dans l’Histoire, n’a jamais été partagée de bon gré. Le « messianisme » attribué aux États-Unis est avant tout la volonté impériale de bénéficier des ressources des autres : l’OTAN n’est que le bras armé de ce besoin d’accaparement, y compris au risque de multiples conflits de plus ou moins « basse intensité » (comme par exemple, les manœuvres militaires et l’implantation de bases aux frontières de la Russie en Pologne et dans les États baltes) ou de plonger certains pays dans le chaos le plus total (comme par exemple en Irak ou en Libye).
Ce refus de la négociation ou l’absence de respect des accords conclus (par exemple, celui de Minsk II concernant l’Ukraine) (5) est paradoxalement reproché par les États occidentaux à ceux qui ont les moyens réels de leur résister !
Ces États-résistants n’ont pourtant que des politique « réactives » (essentiellement défensives : c’est le cas de la Russie, contrairement aux accusations de « provocations » permanentes qu’elle subit. On le constate, c’est la violation de l’accord conclu primitivement entre l’OTAN et la Russie, dans le début de la décennie 1990 lors de l’accès à l’indépendance de certaines ex-Républiques soviétiques, qui est source de problèmes. L’OTAN s’engageait à ne pas s’installer aux frontières russes.
Concernant la question syrienne, pour laquelle la Russie a été accusée de soutenir à tout prix le régime de Damas, on a pu constater que les États-Unis et leurs alliés, en particulier la Turquie, ont voulu utiliser Daech pour renverser le régime de Damas. Lorsque la Russie est intervenue, à la demande de l’État syrien, la stratégie occidentale a dû être abandonnée. L’intervention militaire russe a fait reculer Daech, ce que n’avaient pas réussi à faire les Occidentaux. Les trafics entre Daech et la Turquie ont été interrompus, privant les Islamistes d’une large partie de leurs ressources.
La Russie, accusée de combattre essentiellement les opposants au régime de Damas, a proposé de coopérer militairement avec les États-Unis, a imposé un cessez-le-feu au moins partiel et a cherché à trouver un modus vivendi avec le régime d’Ankara, pourtant hostile. (6)
Par ailleurs, la longue série des conflits qui stagnent depuis des décennies ne suscite de la part des puissances occidentales aucune réaction favorable à la négociation.
Plus de soixante-dix ans d’affrontements israélo-palestiniens n’ont provoqué aucune action forte pour imposer une véritable négociation entre les belligérants dans ce combat pour l’indépendance de la Palestine.
Plus de soixante-dix ans aussi d’acceptation de la division de la Corée, liée aux séquelles de la Seconde Guerre mondiale après un demi-siècle de colonisation japonaise féroce, sans même une négociation pour conclure un traité de paix entre les belligérants de la guerre de 1950-1953 !
Combien de décennies de séparation des peuples à Chypre depuis 1967, placés sous la tutelle de l’OTAN, sans que l’intérêt pour une quelconque négociation ne se manifeste ! (Il est vrai qu’en Chypre du Nord, soumise aux Turcs, les États-Unis bénéficient d’importantes bases militaires) !
Quelles négociations sont-elles imposées pour que le conflit, qui remonte à 1973, du Sahara Occidental finisse par se résoudre, sans attendre que la solution onusienne d’un référendum d’autodétermination soit enfin mise en œuvre ?
Pas de négociation non plus pour régler la question kurde, alors que les vainqueurs de la Première Guerre mondiale s’étaient engagés à reconnaître une nation kurde en 1919 lors du démantèlement de l’Empire Ottoman !
Quelle coopération effective a-t-elle été conçue et mise en œuvre par une négociation multilatérale pour en finir avec le commerce illégal des armes, avec les trafics de drogue, avec les réseaux de prostitution et avec le terrorisme islamiste qui a longtemps pu trouver des moyens financiers et des alliances douteuses avec les Occidentaux qui ont voulu l’ instrumentaliser, avant qu’il ne se mette « à son compte » contre tout le monde !
L’Union Européenne n’a pas même été en mesure de négocier une politique rationnelle pour les réfugiés, alors qu’elle est pour une part responsable du phénomène migratoire en raison des guerres soutenues dans certains pays et du pillage économique !
Pourquoi n’y a-t-il pas de négociations globales ou régionales sur le désarmement nucléaire, si ce n’est parce les États-Unis ou la France considèrent l’arme nucléaire comme dissuasive, alors qu’elle est jugée provocatrice et menaçante lorsqu’elle est produite, par exemple, par la Corée du Nord ?
Pourquoi pas, sur cette question, une vaste négociation dans le cadre de l’A.I.E.A pour un désarmement général, alors que les États-Unis et leurs alliés ne veulent interdire que les armes nucléaires de leurs adversaires et leur dissémination, tout en développant les leurs. (7)
L’absence de volonté politique négociatrice est due à la profonde inégalité entre les États et à la multiplication de confrontations asymétriques dont les plus « forts » espèrent tirer profit. De surcroît, la négociation internationale n’est plus tout à fait un monopole de l’État. La diplomatie n’échappe pas au lobbying des grands groupes économiques et financiers. C’est le cas, par exemple, de Total qui fait pression sur le Quai d’Orsay et qui en retour sponsorise certaines activités publiques à l’étranger, par exemple dans le domaine culturel. (8)
Le principe de la Charte des Nations Unies de l’égale souveraineté des États peut servir de base au développement de la négociation à condition de s’imposer comme réalité politique.
L’appel à la « morale » internationale, à une « souveraineté solidaire » supposant un accord sur le « bien commun » que chaque État aurait le devoir de protéger relève d’un humanitarisme sans portée concrète. (9)
Cette espérance en une bonne volonté négociatrice ne se fonde ni sur l’Histoire pluriséculaire ni sur la pratique présente. On s’interroge sur ce qui pourrait la faire émerger des rapports de forces….. sauf s’ils se modifient.
A une société internationale, soumise à un pôle de pouvoir quasi-unique, doit pouvoir succéder une société multipolaire où les différents pôles de puissance seraient en mesure de s’équilibrer, limitant les risques de conflits comme l’ont fait l’Est et l’Ouest durant la « coexistence pacifique ».
Les prétentions occidentales à se survivre en position de force hégémonique sont dangereuses. La société internationale a besoin de contre-pouvoirs : tous les États qui d’ores et déjà jouent ce rôle sont des forces objectivement pacificatrices et progressistes.
Entre ces pôles de puissance une fois bien établis et s’affirmant clairement, la négociation pourra être le pivot de tous les progrès de l’Humanité.
ROBERT CHARVIN
Notes:
1. Cf. Entretiens sur la fin des temps. Fayard. 1998.
2. A noter, bien que nombreux soient les États « non démocratiques » et que ceux qui prétendent l’être ne le sont que de manière très partielle, que la forme étatique demeure l’outil le plus ajusté pour résister aux empires et aux technostructures bureaucratiques des institutions internationales incontrôlées.
3. Voir, par exemple, D. Battistlla. Théories des relations internationales. Presses de Sciences Po. 2003 et les nombreux juristes anglo-saxons cités par l’auteur.
4. Ce pseudo constat est démenti depuis l’Antiquité : Athènes était plus expansionniste que Sparte !
5. Les médias occidentaux ont eu vis-à-vis de ces accords un comportement très « significatif » ; ils ont été quasi-silencieux sur leur préparation, puis très dubitatifs sur leur succès, puis à nouveau quasi-silencieux sur leur contenu (qui comporte entre autres des obligations pour le gouvernement de Kiev) et totalement muets sur les violations ukrainiennes de ces obligations, tout en laissant entendre que la Russie était seule responsable des problèmes qui subsistaient.
6. On peut comparer la diplomatie russe et celle de la France. Le ministère des affaires étrangères socialiste, jusqu’à la fin août 2015, s’est opposé à ce que l’armée française frappe Daech en Syrie. Il imposait de plus un préalable à toute négociation sur la question syrienne, le départ de Bachar El Hassad (Voir V. Jauvert. La face cachée du Quai d’Orsay. Enquête sur un ministère à la dérive. R. Laffont. 2016, p. 111.
7. L’État français refuse de reconnaître de jure la RPD de Corée, sous prétexte de la production par Pyong Yang d’armes nucléaires, alors qu’il est en voie de renouveler sa flotte de sous-marins nucléaires (près de 10 milliards d’euros), armés évidemment de missiles, y compris, affirme-t-il, pour rayonner en Mer de Chine !
8. On peut s’étonner de la présence d’hommes d’affaires, qui ont assisté Laurent Fabius lors de son passage au Quai d’Orsay : par exemple, Serge Weinberg, président de Sanofi ; Lionel Zinsou, responsable d’un fond d’investissement de BNP Paribas ; Louis Schweitzer, ancien PDG de Renault et ancien dirigeant du Médef. On constate aussi l’activité d’ex-diplomates passés au « privé » et représentant leur entreprise dans le pays où ils avaient exercé leurs fonctions.
9. Quelques auteurs éminents appellent à responsabiliser les titulaires des pouvoirs publics et privés, qu’il s’agisse des entreprises multinationales qui « ont une responsabilité sociale », selon la formule de la Commission Européenne, ou des États auxquels l’O.I.T ne cesse de répéter « qu’une paix durable ne peut être rétablie que sur la base de la justice sociale » (Voir M. Delmas-Marty. Résister, responsabiliser, anticiper. Comment humaniser la mondialisation. Seuil. 2013.
Source: Investig’Action, 18/07/2016